Montage, démontage, remontage dans
l’Odyssée : effets cinématiques et structurels,
jeux de regards, de voix, de gestes

- Michel Briand
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Fig. 1. V. Bérard, F. Boissonnas, « Le Port
de Télémaque : Port Saint-André », 1933

Fig. 2. V. Bérard, F. Boissonnas, « La Route
de Télémaque », 1933

Enfin, toujours en rapport avec cette réorganisation de la fin du chant IV et du début du chant XV, p. 92, Bérard ne s’intéresse plus à une question macro-structurelle, mais se limite à une séquence définie, les vers XV, 14-26. Dans une note en français, il condamne ces vers, à l’intérieur même du passage qu’il a transporté du chant XV au chant IV, selon une subtile dialectique du démontage et du remontage enchâssés. Et cette fois, à destination du public non spécialisé, qui ne lit pas l’apparat critique en latin et grec, il se réfère aux philologues anciens, en forme d’argument d’autorité :

 

Les Anciens, me semble-t-il, avaient déjà condamné tels de ces vers qui n’ont rien, en effet, ni du parler, ni du ton homériques. On peut reporter cette interpolation au temps où Comiques et Tragiques rivalisaient de railleries et de sarcasmes contre la gent féminine : dans l’épos, au contraire, la femme est un être respecté, admiré. Le digamma négligé en 21 et 24, sans qu’une correction facile ou vraisemblable en apparaisse, est un indice de la date plutôt basse de cette interpolation.

 

On pourra être sensible à la manière dont le jugement moral, littéraire, linguistique et philologique se croisent, au point de produire un commentaire hybride, fondé sur l’idée que la noblesse épique, même dans l’Odyssée, ne saurait laisser sa part à un registre comique irrespectueux, surtout à l’égard de la « gent féminine ». On trouve la conséquence éditoriale de ce démontage partiel dans la présentation des treize vers refusés, en caractères plus petits et entre crochets. Dans l’apparat critique, sur la page en face, deux modalisations, la référence des scholies à l’athétèse d’Aristophane de Byzance et un ut mihi videtur parallèle au « me semble-t-il » de la note française, permettent à Bérard d’adopter une posture modeste, intégrée dans une longue lignée de savants, alors qu’il accomplit un véritable coup de force.

Plus loin, un second exemple montre que tout cela, constamment justifié, ne va pas de soi. Pour le vers IV, 619, qu’il fait suivre d’une nouvelle séquence extraite du chant XV (v. 75-300), avant de revenir au chant IV, 620, dans une note en français, Bérard revendique à nouveau le caractère scientifique, non scolaire, de ces activités de démontage - remontage :

 

Pour avoir la suite du texte, tel que nous le donne l’Odyssée scolaire, le lecteur devra sauter par dessus les pages 111-118. J’ai cru devoir rétablir ce que je considère comme le texte primitif en remettant ici la suite du récit telle qu’elle a été transportée au chant XV.

 

En face, en latin, on trouve une nouvelle adresse au lecteur avec une liste importante d’éditeurs modernes en garants d’autorité. Mais le contenu des notes en français et en latin peut diverger, comme on le voit ensuite, p. 111. Au début du passage du chant XV remonté dans le chant IV, Bérard reconnaît comme authentiques les vers 75-77, mais il refuse, à des degrés divers, et met entre crochets et en caractères plus petits les vers 78-92. En français, dans une note de 32 lignes serrées, il argumente un point de vue complexe et parfois nuancé : « J’ai prévenu le lecteur du caractère tout hypothétique de cette reconstitution ». En latin, le ton est plus assuré, même si la note se développe sur 16 lignes, qui concernent surtout l’insertion de l’épisode tiré du chant XV : Nunc, ut mihi videtur, ad librum o revertendum, « maintenant, me semble-t-il, il faut revenir au chant XV ». Plus loin dans la note en français, il ajoute, comme un fait établi que « dans l’état primitif du poème, Télémaque avait déjà refusé de rester auprès de Ménélas ; il était inutile qu’il renouvelât son refus ».
Enfin, tout un sort est à faire aux répétitions, pourtant constitutives de la composition orale et du formulaire épique définis plus haut, comme procédures de montage – démontage – remontage, au niveau du vers ou de la scène typique. D’une certaine façon, les démontages - remontages auxquels procède Bérard, contredisent le montage homérique tels que nous l’avons observé. Mais pour Bérard, Homère ne se répète pas ainsi, comme on peut le voir, p. 112, à propos des vers 95-98 du chant XV, toujours dans le passage réintégré au chant IV :

 

J’ai donné dans l’Introduction les motifs qui me faisaient condamner ces quatre vers ; ils portent dans leurs mots les marques de l’interpolation et sont homériquement incompréhensibles. (…) Ménélas, d’ailleurs, a prévenu Télémaque qu’il lui ferait servir, non pas un repas chaud, mais un en-cas froid, tiré des réserves de l’intendante.

 

Homère est non seulement un poète épique, mais préfigure un romancier réaliste.

Pour fermer provisoirement ce dossier des pratiques bérardiennes du montage – démontage – remontage, on renvoie enfin aux effets en partie similaires qu’on peut observer dans l’Album Odysséen. L’édition commentée du texte de l’Odyssée et la reconstruction d’un parcours photographique parallèle à l’épopée partagent des points communs, en particulier d’une part une définition marquée des qualités prêtées à la poésie homérique authentique, qu’on retrouve quand Bérard refuse les montages parasites qui s’interposeraient entre nous et le texte d’origine ; et d’autre part une conception réaliste de la géographie homérique, pour laquelle la photographie en noir et blanc fonctionne comme un argument de référentialité en même temps que les qualités visuelles, sonores ou kinesthésiques du poème se constituent en puissants effets de réel. Deux éléments semblent remarquables à ce sujet, dans l’Album :
- l’extraction de vers homériques, en grec et suivis de la traduction française, considérés comme authentiques qui, de passages épiques, deviennent des légendes d’images documentaires modernes, propres à célébrer l’éternité d’un hellénisme classique, en associant texte antique et image contemporaine. Ainsi, pour les passages de l’épopée qui nous ont le plus occupé, XV, 36-37 (« En approchant d’Ithaque, aborde au premier cap, puis renvoie ton navire et tes gens à la ville … »), en légende de la photo 14, Le port de Télémaque : Port Saint-André (fig. 1) ou bien, III, 480 (« Le joug sur leurs deux cous tressauta tout le jour »), en légende de la photo 42, La route de Télémaque (fig. 2).
- le dialogue ainsi instauré entre texte fragmentaire et image, qui se légitiment l’un l’autre à égalité. L’image rend le texte réaliste, le texte rend la photographie épique. L’ensemble, par anachronisme assumé, ou au moins en partie inconscient, construit une œuvre homérique à la fois lisible et visible totalement caractéristique de Bérard et de son hellénisme classique, ni grec moderne (contemporain) ni archaïque.

 

Epilogue. Existe-t-il des poèmes épiques sans montage - démontage - remontage ?

 

Puisque, comme il arrive souvent aux travaux des hellénistes tels qu’ils sont remontés dans des ouvrages relevant de la comparaison transhistorique, et qu’il est possible que cette contribution soit plutôt placée au début de l’ouvrage, je me suis autorisé à voir des opérations de montage – remontage – démontage, concepts à proprement parler très modernes, dans des lieux où l’antiquisant n’en aurait peut-être pas le droit théorique : il s’agit encore des procédures d’écart et de l’anachronisme raisonné évoqués plus haut [31]. Donner une telle extension à ces trois termes pourrait revenir à croire qu’il n’y a pas de poème, en l’occurrence épique d’époque archaïque, sans processus de montage – démontage – remontage, du moins tels qu’ils ont été définis et observés ici, du formulaire aux scènes typiques surtout. Et qu’il n’y a pas non plus de philologie appliquée aux textes épiques archaïques qui n’emploie d’autres procédures de montage – démontage – remontage : même si Bérard est bien un cas limite, il renvoie lui-même son lecteur à toute une tradition critique et éditoriale reconnue. Et s’il connaît le cinéma ou les arts visuels et performatifs de son temps, mais aussi tout ce qu’il y a de montage – démontage – remontage dans les publications typiques des études littéraires ou esthétiques menées de notre temps, le lecteur contemporain sera peut-être agréablement intrigué par cette proximité lointaine, associée à certaines différences radicales, entre l’hyper-moderne et l’antique, ou l’étude moderne de l’Antiquité.

 

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[31] Voir Fl. Dupont, L’Antiquité, territoire des écarts. Entretiens avec P. Colonna d’Istria & S. Taussig, Paris, Albin Michel, Itinéraires du savoir, 2014, et N. Loraux, « Eloge de l’anachronisme en histoire », Le genre humain n° 27, 1993, pp. 23-39, repris dans Les Voies traversières de Nicole Loraux. Une helléniste à la croisée des sciences sociales, numéro commun Espaces Temps Les Cahiers n° 87-88 et CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, 2005, pp. 128-139.