Montage, démontage, remontage dans
l’Odyssée : effets cinématiques et structurels,
jeux de regards, de voix, de gestes

- Michel Briand
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Trois types de montage peuvent être évoqués à ce propos :

- au niveau micro-structurel (syntagme, vers, phrase…), le montage – démontage – remontage des formules de la phraséologie traditionnelle, suivant une grammaire transformationnelle, par exemple pour les syntagmes verbaux typiques ou des groupes noms propres ou communs et épithètes dits homériques : le vers épique relève d’un montage syntactico-prosodique dont les effets structurels et dynamiques soutiennent une composition annulaire. Notre exemple sera une formule (es patrida gaian, « vers la terre des ancêtres ») qui engage le retour à Ithaque comme moteur de la parole épique performée et mise en scène [13]. D’autant que l’énoncé poétique se vit comme un voyage et le déploiement des vers un chemin.

- au niveau médio-structurel, puis macro-structurel (épisode développé, chant, groupe de chants, l’Odyssée entière …), le montage - démontage - remontage des scènes typiques, surtout la scène d’hospitalité, qui organise d’une part la plupart des scènes de l’Odyssée, sous la forme d’un système génératif de modèle et variations, d’autre part l’Odyssée même, en tant que retour à Ithaque encore ou nostos, étendu sur presque vingt-quatre chants entiers, en particulier jusqu’aux retrouvailles définitives avec Pénélope, au chant XXIII.

- enfin, le montage - démontage - remontage éditorial, critique, esthétique, voire éthique, du texte de l’Odyssée comme énoncé institué par ce que les commentaires et éditions, depuis au moins Alexandrie, ont fait des deux montages évoqués précédemment. A titre d’exemple on évoquera le travail accompli par Victor Bérard. On aurait pu aussi évoquer des exemples plus directement littéraires, comme Joyce [14] : certaines formes d’intertextualités, reprises ou reformulations peuvent être comprises comme des opérations de montage – démontage – remontage, et l’épopée homérique a été plus qu’à son tour soumise à ce type de traitement dynamique, entre imitation et création, classique et néo-classique ou au contraire moderne, baroque, romantique, post-moderne, etc.

 

Le montage - démontage - remontage des formules

 

Es patrida gaîan : jeux de boucles et de traits

 

Parmi les articulations qui structurent l’Odyssée, l’un des niveaux fondamentaux de montage se situe dans les formules traditionnelles combinant nom et épithète, dont la redécouverte par M. Parry notamment a préparé un « tournant performatif » de la philologie classique, à nouveau focalisée, du moins pour certaines écoles critiques, sur la composition orale [15]. On emploie le terme « redécouverte » du fait que les sciences de l’Antiquité les plus classiques ou positivistes n’ignoraient pas le système formulaire, par exemple en 1880 dans le concordancier de l’Odyssée que nous allons observer [16]. Cet outil typique de la philologie scientifique de la fin du XIXe siècle, ancêtre des logiciels de concordance contemporains qu’on appelle encore concordanciers, met en œuvre une procédure radicale de démontage – remontage : sur les 400 pages de cet « ouvrage de référence », tous les mots employés dans l’Odyssée sont catalogués, par ordre alphabétique, avec pour chaque occurrence la citation du vers entier. De ἄ, p. 1, à ὠχρόν, p. 389, les occurrences sont classées de manière linéaire, du début à la fin du poème, chant après chant, les vers identiques étant regroupés avec leur première occurrence. Toute l’Odyssée est présente ici, de multiples fois, en réseau d’intertextes internes qui la recomposent à l’aune du travail philologique, écrit mais fondé sur une restitution indirecte de la composition orale qui définit l’epos.

Pour rendre compte de cette tension, je propose, à propos du champ formulaire désignant « la terre des ancêtres » comme but ultime du voyage odysséen, d’observer, aux pages 297-298 du concordancier, avec les lemmes πατρίδ᾽, πατρίδα, πατρίδι, πατρίδος, πατρίς, la manière dont à la fois l’Odyssée se construit sur ce type de montage – remontage, et la critique textuelle et linguistique déconstruit et reconstruit l’épopée, pour l’analyser « scientifiquement » [17]. On s’attachera ici aux cas où apparaît l’adjectif πατρίς (« des ancêtres, de la patrie »), substantivé seul ou comme qualificatif de désignations de la terre, par opposition à la mer, γαῖα, αἴη, ou plus rarement ἄρουρα, la terre agricole. Le premier constat fait par le lecteur du concordancier est sans doute l’importance de l’accusatif πατρίδ᾽ (avec une élision finale devant voyelle, 11x, dont 6 avec l’adjectif φίλην, indiquant à la fois l’affection et la « possession inaliénable » de première personne, comme pour qualifier une partie de corps ou un parent) et πατρίδα (62x, dont 14x φίλην, 11x σήν – 2e personne du singulier, 11x ἥν/ἑήν – 3e personne, donc plus de la moitié des cas avec un possessif, qui concerne surtout Ulysse, mais aussi Télémaque, dans différentes situations discursives). La construction la plus fréquente à l’accusatif est la formule ἐς πατρίδα γαῖαν (lieu de destination, 39 fois, auxquels ajouter des objets verbaux complétant transitivement « aller vers » ou « voir »). Les autres cas sont annexes : datif (4x) et génitif (14x, πατρίδος αἴης), ainsi que nominatif (3x, dans des interrogatives « où est ta / ma patrie ? »).

Ces remarques grammaticales rappellent que l’art de la composition orale formulaire relève d’une grammaire transformationnelle, c’est-à-dire d’un processus de montage syntaxique [18] fondé sur le jeu des syllabes brèves et longues : ainsi, dans l’hexamètre dactylique, construit sur six temps forts, la formule ἐς πατρίδα γαῖαν, précédée ou non d’un possessif, occupe typiquement la séquence finale – / – uu / – u, une seconde moitié du vers, hémistiche au sens étymologique. La première moitié du vers, avant la coupe, située de manière variable selon les vers, est occupée par le reste de la phrase, surtout sujet et verbe. L’aède a en sa possession, en mémoire vive, un ensemble de composantes typiques, apprises par cœur : nom propre de héros ou dieux à divers cas, et groupes verbaux à diverses personnes, modes, etc. Ces matériaux langagiers constituent une banque de données formulaires, correspondant à des espaces particuliers du vers, scandés du début à une possible césure du vers, ou de cette césure à la fin du vers, que le poète réactive en les combinant telles quelles et en les transformant, par découpe, insertion, inversion…

La syntaxe homérique, fondée sur des contraintes à la fois prosodiques et sémantiques, est un art du montage micro-structurel, au niveau du vers et de quelques vers, puis macro-structurel, par le jeu de répétitions avec variations, au niveau de la scène, du chant, voire de l’ensemble de l’épopée. En voici un exemple, facile à repérer dans notre concordancier, dans les deux premiers chants. Cette structure en 24 chants, qu’en anglais on appelle Books, est aussi un artefact philologique, impliqué par l’alphabet classique grec, et on garde ici cette numérotation par lettres, typique d’une critique qui de l’époque hellénistique à l’ecdotique moderne, démonte et remonte la parole épique. Les effets de montage typiques de l’epos, fondés sur la performance orale, ne correspondent pas à cette structuration, rendue nécessaire par l’édition de l’Odyssée en livres, à la Bibliothèque d’Alexandrie. Enfin, on cite à chaque fois la traduction de Ph Jaccottet, parfois éloignée de la lettre du poème, mais propre à en faire ressentir un rythme épique, certes moderne et français, et qu’on accompagne d’une traduction plus littérale, conforme à la langue de départ, pour les vers qui nous intéressent :

 

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[13] S. Rabau, « Ulysse rentrera-t-il à Ithaque ? Programme divin et narrativité dans l’Odyssée », dans Lalies 19, 1999, pp. 315-323.
[14] Voir les analyses de S. Rabau citées plus haut, en note 3.
[15] Voir Fr. Létoublon (éd.), Hommage à Milman Parry. Le style formulaire de l'épopée homérique et la théorie de l'oralité poétique, Amsterdam, Gieben, 1997. Pour l’analogie et la complémentarité entre composition formulaire et performance épique, voir E. J. Bakker, Pointing at the Past. From Formula to Performance in Homeric Poetics, Cambridge Mass. / London, Harvard UP, Center for Hellenic Studies, 2005. On a une bonne introduction à ces questions dans R. Fowler (ed.), The Cambridge Companion to Homer, Cambridge University Press, 2004, p. ex. Part 3 The Poet’s Craft, M. Clark, « Formulas, metre and type-scenes », pp. 117-138.
[16] H. Dunbar, A Complete Concordance to the Odyssey of Homer [Oxford, 1880], New edition revised and enlarged by B. Marzullo, Hildesheim, Georg Olms, 1962.
[17] Pour une analyse complète de ce formulaire, voir M. Briand, « Sur la formule ἐϛ πατρίδα γαῖαν dans l'Odyssée : pour une poétique du νόστος », op. cit., ainsi que « Quand les dieux disent la nostalgie d'Ulysse: à propos de la formule es patrida gaian dans le chant V de l'Odyssée », dans S. David & E. Gény (dir.), Troïka. Parcours antiques. Mélanges offerts à M. Woronoff, PU de Franche-Comté, 2007, pp. 111-120.
[18] Voir M. N. Nagler, Spontaneity and Tradition. A Study in the Oral Art of Homer, Berkeley, University of California Press, 1974.