Montage, démontage, remontage dans
l’Odyssée : effets cinématiques et structurels,
jeux de regards, de voix, de gestes

- Michel Briand
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- en α 290, Athéna-Mentès amorce le début de l’Odyssée, qui occupe les quatre premiers chants, en engageant Télémaque à partir en quête de son père : « si au contraire tu apprends qu’il a péri / reviens alors dans ton pays natal, / élève-lui un monument et rend lui les honneurs / qui lui sont dus, puis donne ta mère à un autre » (v. 289-292). Ce vers montre le lien entre le thème du nostos, dans le participe aoriste placé avant la césure hephtémimère, et la formule en valeur en fin de vers. Une traduction littérale serait : νοστήσας δὴ ἔπειτα φίλην ἐς πατρίδα γαῖαν « ayant fait retour ensuite - vers la chère terre de tes ancêtres ».

- ce vers α 290 fait écho à α 75, avec la formule aussi en seconde partie du vers, cette fois au génitif de sens ablatif. A l’assemblée des dieux, juste après le proème, Athéna prie Zeus, malgré Poséidon, d’avoir pitié d’Ulysse, retenu chez Calypso : « et c’est pourquoi celui qui secoue le sol (Poséidon), sans tuer / Ulysse, le retient loin du domaine de ses pères » (v. 74-75), avant un enjambement expressif rendu par Jaccottet. Une traduction littérale serait : οὔ τι κατακτείνει, πλάζει δ' ἀπὸ πατρίδος αἴης « (Poséidon) ne le tue pas - mais le maintient loin de la terre de ses ancêtres ». Entre les vers 75 et 290, on voit à l’œuvre le travail de démontage – remontage syntaxique, prosodique et discursif, du fait que la fin formulaire du vers, constituée d’un groupe nominal prépositionnel, peut s’adjoindre, dans le mouvement de la composition, une diversité de premières moitiés de vers, centrées sur un noyau verbal.

- le vers α 290, en système avec α 75, prépare β 221, cette fois dans la bouche de Télémaque, qui annonce son départ à Eurymaque et aux autres prétendants : « si au contraire j’y apprends qu’il (Ulysse) a péri, / je reviendrai alors dans mon pays natal / lui élever un monument, lui rendre les honneurs / qui lui sont dus, et donner ma mère à un autre » (v. 220-223). La traduction littérale de β 221, dont la première moitié répète celle de α 290, peut y montrer encore l’art efficace du montage : νοστήσας δὴ ἔπειτα φίλην ἐς πατρίδα γαῖαν « ayant fait retour ensuite – dans ma chère terre ancestrale ». En constante variation ensuite au long de l’Odyssée, le dispositif d’interaction discursive représenté, modifiant surtout le sens des déictiques et possessifs, tisse un réseau d’échos multiples, mettant en scène un circuit complexe de la parole, entre dieux et humains et entre humains, et le développement de ce qui pourrait s’apparenter à une intrigue, une trame narrative, jusqu’au retour définitif d’Ulysse.

- enfin, on voit comment deux ou trois vers peuvent constituer une composante fondamentale du chant, soumise à une opération de montage qui l’intègre ailleurs en la reformulant, et en modifie le sens et la valeur, tout en renforçant la cohésion de l’ensemble, ici le lien entre les chants α et β. (comme dans le premier chant, entre les vers 75 et 290).

Le tissage ou tressage formulaire conditionne ensuite des effets de construction annulaire (symétrie, dissymétrie, enchâssements, avec ou sans variations), qui peuvent se concentrer dans un passage particulier et en constituer le son et le sens fondamental : ainsi l’accusatif πατρίδα γαῖαν, employé neuf fois dans le seul chant V (ε), aux vers 15 – 37 – 42 – 115 – 144 – 168 – 204 – 207 – 301, vers qui sont en majorité soit une reprise d’un vers employé dans le chant précédent (par exemple δ 3), soit surtout repris dans les chants suivants, jusqu’à la fin de l’œuvre. Ces occurrences du chant V changent de valeur selon le locuteur qui les emploie : Ulysse pleurant chez Calypso, dans l’île d’Ogygie ; Calypso le voyant, elle qui voudrait le retenir ; Athéna le voyant et en avertissant Zeus ; Zeus acceptant de l’aider à son nostos et demandant à Hermès d’en convaincre Calypso, etc.

Enfin, à l’autre extrémité du poème, on peut noter ce qui se passe au chant ψ (23), le « vrai » dernier chant, avec les retrouvailles entre Ulysse et Pénélope. On y trouve notre formule dans sept emplois à l’accusatif (dont 2 avec élision) : vers 102 – 120 – 259 - 340 - 170 - 221 – 315. Ainsi qu’un emploi au génitif, v.353. Deux exemples sont remarquables :

- en ψ 315, après les retrouvailles conjugales d’Ulysse et Pénélope (v. 300, « lorsqu’ils eurent joui des plaisirs de l’amour »), dans un système narratif et non plus en discours direct, Ulysse raconte à son épouse retrouvée, ses aventures, le Cyclope, etc, et « Eole, qui le reçut fort bien / et l’aida pour rentrer ; mais le destin ne voulait pas encore / le voir chez lui, et la tempête l’enleva ». Littéralement, le vers 315 dit : καὶ πέμπ᾽, οὐδέ πω αἶσα φίλην ἐς πατρίδ᾽ ἱκέσθαι, « et l’accompagna – mais ce n’était pas encore son destin de rentrer dans sa chère patrie », avec en grec, la formule placée non pas à l’exacte fin du vers mais avant le verbe de mouvement à l’infinitif (ἱκέσθαι), ce qui donne un effet de variation prégnant.

- en ψ 353, inversement, la formule transposée au génitif s’intègre dans un discours direct à la première personne du singulier, où Ulysse rappelle rétrospectivement ses souffrances et celles de son épouse, maintenant achevées : « ... toi, tu attendais en pleurant mon retour / et moi, Zeus et les autres dieux me retenaient / dans la souffrance, loin de la terre de mes pères. » Littéralement : ἱέμενον πεδάασκον ἐμῆς ἀπὸ πατρίδος αἴης, « moi qui étais parti, ils me retenaient loin de ma terre ancestrale ».

 

Jeux du rythme : les répétitions, l’élan, les chemins de l’aède et du héros

 

Sur le plan kinesthésique et spatial, le déplacement, le retour vers la terre d’où l’on vient, est le thème typique de l’Odyssée, aussi dans ses reformulations ultérieures : l’ensemble de l’épopée est le récit d’un mouvement, le nostos, qui structure le Cycle épique relatif aux suites de la guerre de Troie. Et ce récit est constitué comme un montage, notamment dans l’Odyssée stricto sensu, aux chants V à XIII, chez les Phéaciens, avec une succession de scènes racontées soit par « Homère », soit par Ulysse, en auto-fiction, intégrées dans un enchaînement à la fois linéaire, chronologique, et annulaire, en reprises avec variations.

Les jeux de rythme typiques de l’Odyssée, au niveau du vers comme à celui de la composition générale, relèvent de la tenségrité évoquée plus haut, associant structure et mouvement, composants à la fois régulés et soumis à variation, à un jeu (au sens de « avoir du jeu »), qui fait que le montage est fluide, performatif. La voix épique se fonde sur une dialectique de la répétition et de l’élan, de la composition et du déplacement, de la ligne et du cycle, à la fois sur le plan thématique et poétique, d’abord rythmique. Entre les chemins maritimes ou terrestres du nostos, donc aussi cosmiques, éthiques et sociaux, et les chemins qu’emprunte l’aède, et guidé par lui, l’auditeur – spectateur et maintenant lecteur, les analogies sont multiples, formelles, kinéthiques, comme cognitives et anthropologiques. On peut renvoyer à de nombreux travaux rapprochant l’énonciation homérique à la construction d’un poème-monde, où le chant est un cheminement, pour l’aède, de vers en vers, comme pour Ulysse lui-même, en homodiégèse, dans les deux cas avec des répétitions, effets d’écho et d’annularité, qui font que ces parcours sont rien moins que linéaires et directs [19].

 

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[19] On renvoie, à titre d’exemple, à I. Milliat-Pilot (dir.), Texte du monde. Monde du texte, Grenoble, Jérôme Million, « Horos », 2010 (avec une préface de Claude Calame, « Poétique du tissage et pragmatique de la création poétique »), ou dans la même collection Ph. Giannisi, Récits des voies. Chant et cheminement en Grèce archaïque, 2006, et ses trois parties « Oimos, le récit de l’espace », « Oimè et oimos aoidês : les voies du chant », et « Katalegein, steichein, kosmein. Catalogues, mémoire, narration ».