Le sens de la lecture.
L’enluminure au seuil du manuscrit 12576
de Perceval ou le conte du graal

- Aurélie Barre
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Fig. 13. Perceval combat le chevalier aux armes
vermeilles
, Français 12576, XIIIe s., f° 1

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Que nous disent cette image et la complexité de son montage qui dialogue imparfaitement avec le texte, qui élabore des lignes de circulation, de fuite, interroge le rythme, le sens et les modalités de lecture ? L’organisation de ces trois ou quatre scènes construit la singularité du langage de l’image et sa poéticité : il faut lire dans tous les sens, en acceptant d’être happé non par la linéarité, qui est celle du texte – de gauche à droite, de haut en bas –, mais en laissant son regard circuler le long des éléments proprement iconiques. Devant le carré qui enferme comme une fenêtre à linteaux l’enluminure, quelques mots de Jacques Derrida reviennent : « il n’enferme pas mais laisse le passage au croisement des sens. Le carré prolifère » [25]. La forme cadre se divise ainsi en quatre unités plus petites, selon les bordures qui tendent à isoler chacune des scènes, à les figer dans une temporalité bornée, car l’image fixe un état saisi dans la brièveté d’un instant. Mais ces bordures sont exactement et contre toute attente un lieu d’infinis passages ; elles orchestrent paradoxalement, malgré les axes stables qu’elles dessinent, de nouvelles visibilités continues.

Elles sont aussi le réceptacle des tensions qui font vibrer l’image : en effet, puisque toute frontière postule son franchissement, invite à la traversée, elle devient alors un espace instable recevant les énergies qui mettent en péril le cadre, la limite. L’image qui me vient à l’esprit pour décrire ce phénomène, car il y a une physique des dispositifs, est celle des étoiles, des astres dont la couleur et l’éclat varient selon les turbulences atmosphériques qu’ils rencontrent. On parle alors de la scintillation des particules qui les composent, de rémanent pour désigner à la fois la matière éjectée et le halo de lumière formé. Quelque chose s’agite, rayonne aux bords de ces lignes, engage une énergie de propagation dont la modalité est double : celle du supplément – il y a un en-plus dans l’image – et celle du retrait – un en-moins, ces deux valences venant redire l’hésitation quant au nombre de scènes représentées sur l’enluminure et l’éclatement du visible.

Les chevaux sont l’une des manifestations visibles de ces flux de scintillement : tous avancent. La patte avant levée en est la matérialisation répétée dans l’image. Dans le registre inférieur de l’enluminure, l’une des pattes arrière du cheval de Perceval manque, à deux reprises ; la monture du chevalier vermeille a déjà en partie franchi la bordure verticale. Couper l’encolure, la patte revient à donner l’illusion d’un au-delà du cadre, un hors champ qui rend sensible le mouvement de la course. Les chevaux entrent et sortent du cadre, du lieu ; ils sont la représentation métaphorique, et donc poétique, de ce mouvement, du transport dans lequel le sens se construit. Ils créent visuellement une première énergie de déplacement. Ce procédé thématique est souligné par une seconde modalité, rhétorique cette fois : la répétition, non pas à l’identique, mais ouverte à un certain nombre de variations. L’enluminure donne ainsi à voir deux arbres, de part et d’autre de la bordure centrale, non pas similaires, mais inversés ; à trois reprises, les javelots de Perceval sont représentés dans chacune des vignettes. Mais s’ils sont levés dans les deux premières scènes, l’un est en revanche baissé horizontalement pour frapper à l’œil le chevalier aux armes vermeilles dans la dernière image. La répétition est aussi celle des personnages : Perceval tantôt à cheval tantôt à genoux ; celle d’une forme, la croix, qu’elle apparaisse dans les bordures ou dans la disposition des javelots. L’énergie repose encore sur cet autre principe, l’alternance qui imprime à l’image son rythme propre : les teintes des bordures sont successivement bleues puis rouges ; deux des cavaliers dans le rectangle supérieur semblent échanger, par permutation, leurs couleurs : l’un porte un heaume rouge et un surcot bleu alors que le second porte, à l’inverse, un heaume bleu et un surcot rouge. Le chiasme chromatique, qui repose sur le croisement des éléments, répète ainsi la forme de la croix. Cette même figure organise la disposition des personnages et leur relation : en haut, Perceval, agenouillé, est immobile devant des cavaliers en mouvement ; en bas au contraire, le jeune homme est à cheval alors que l’ermite situé à droite est immobile.

La poéticité de l’image composée ainsi au rythme du mouvement et de la circulation de ses motifs, de ses couleurs nous invite à revenir au roman, à le penser non plus selon sa narrativité mais selon sa poéticité. L’image bien sûr illustre le récit ; elle puise à sa source les scènes qu’elle choisit de représenter. Mais le montage de l’image vient aussi démonter le sens du texte, l’ordre de la diégèse pour le remonter selon une nouvelle construction de sens. Ce faisant, l’image interroge, elle met profondément en question la linéarité du roman qui avance pourtant, comme un roman d’apprentissage, à mesure que le jeune Perceval accède aux codes de la chevalerie, de l’amour, à la vérité d’une disparition, celle de sa mère, qui fonde son être au monde d’adulte. En effet, l’enluminure nous porte, au seuil du récit, à définir le texte comme une forme rémanente : les images scintillent, elles se répondent, consonnent, se livrent puis disparaissent, cheminent et se perdent comme Perceval erre selon les mille voies qui s’ouvrent devant lui, pour revenir à la mémoire et impressionner notre sensibilité. Au-delà de la ligne claire de la diégèse, les « éléments textuels voyageurs » [26] déploient la poéticité du texte et font affleurer, selon la belle formule d’Yves Bonnefoy, « l’infini qui s’étage dans la moindre chose » [27].

Par l’hétérogénéité qu’elle introduit dans le déroulé narratif de l’image, par la non-coïncidence avec la succession des événements telle qu’elle apparaît dans le texte, la figuration de la rencontre chez l’ermite introduit aussi un surcroît de sens, une sortie du temps et de l’histoire ou plutôt un déplacement du sens sur un autre axe, théologique [28]. La tension partout ressentie dans l’image entre l’horizontalité et la verticalité, entre le chiffre trois (trois scènes, trois javelots, trois spectateurs) et le chiffre quatre (le carré que dessine les axes de la croix, quatre cavaliers), le visible et le visuel [29], mais aussi le dessin de la croix, l’énigme que fonde la place de la scène de rencontre, le nœud des temps qu’elle mêle – le présent de la rencontre et le passé du souvenir –, tous ces éléments engagent une réorientation progressive du sens de l’œuvre. La scène hétérogène nous saisit – « elle me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) » [30] –, elle invite à un déplacement vers une interprétation chrétienne des motifs : le graal au-delà de la coupe levée, l’ouverture conditionnelle et l’accès incertain au Ciel et à Dieu, au-delà de la porte fermée [31]. Mais cette porte close à laquelle Perceval tourne le dos est aussi une métaphore de la Vierge (porta clausa) : elle substitue au corps absent de la mère son imposante présence offerte à qui sait voir derrière ce qui borne – apparemment – le regard.

La saturation du visible, si intense dans l’enluminure, rend éclatantes ces deux absences, celle de la mère et celle du graal, ces deux signes provisoires, en attente d’un sens plus haut, qui se répondent de part et d’autre de la scène représentant la rencontre avec l’ermite. Tout est là de ce qui va avoir lieu, mais tout est encore en-deçà du visible, dans l’attente, c’est-à-dire aussi dans ce temps d’expectation de l’image, d’un apprentissage du regard qui sache enfin voir. Au moment le combat contre le chevalier aux armes vermeilles, Perceval atteint son adversaire à l’œil. La scène décrite est d’une très grande violence, presque épique :

 

An l’uel au mieuz qu’il puet l’avise
Et leisse aler un javelot ;
Si qu’il n’antant ne voit ne ot,
Le fiert parmi l’uel el cervel
Que d’autre part del haterel
Le sans et la cervele espant (v 1112-1117) [32].

(Du mieux qu’il peut, il le vise à l’œil et lance son javelot. Sans que l’autre n’y prenne garde ni qu’il voie ni entende rien, il le frappe par l’œil au cerveau si bien que de l’autre côté par la nuque giclent le sang et la cervelle).

 

Le jeune homme ajuste son geste ; il vise l’œil du chevalier qui ne voit rien. Le combat est précisément représenté dans le dernier carré de l’enluminure : à l’œil grand ouvert de Perceval fait face la visière baissée du heaume que le javelot s’apprête à transpercer (fig. 13). Perceval aveugle le chevalier avant d’enfoncer la lame jusqu’à son cerveau ; il le tue, avant de revêtir ses armes et de prendre son apparence. Comme si, au fond, le chevalier aux armes vermeilles n’était que la pré-figuration de Perceval et de l’aveuglement qui viendra le saisir devant le cortège du graal. Les détails du combat, la construction de l’image et de sa signification, les vecteurs et la scintillation qui constituent la poéticité du texte et de l’image induisent en définitive un apprentissage du regard : lire les signes, dans tous les sens, et se faire voyant.

 

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[25] J. Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, « Points. Essais », 1972, pp. 424-425.
[26] L’expression de Paul Zumthor apparaît à la fois dans La Poésie et la voix dans la civilisation médiévale, Paris, PUF, « Essais et conférences. Collège de France », 1984, pp. 76-77, et dans un article intitulé « Intertextualité et mouvance », paru dans Littérature, n°41, 1981, p. 15.
[27] Dans Le Graal sans la légende, op. cit., p. 12.
[28] Sur l’image hétérogène, voir Daniel Arasse, L’Annonciation italienne. Une histoire de perspective, Paris, Hazan, 1999.
[29] Selon la distinction entre visuel et visible que fait G. Didi-Huberman L’Image ouverte. Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, Paris, Gallimard, « Le temps des images », chap. « Visible, visuel, figurable », 2007, pp. 67 et ss.
[30] C’est ainsi que Barthes définit le punctum d’une photo dans La Chambre claire (Paris, Gallimard – Seuil, « Cahiers du cinéma », 1980, p. 49).
[31] La porte, qu’elle soit ouverte ou fermée, est un motif biblique, métaphore du passage étroit et de l’accès conditionnel à Dieu. Dans la parabole du bon pasteur, Jésus dit ainsi : « Je suis la porte. Qui entrera par moi sera sauvé » (Jean,10, 9). La porte est donc celle du Salut ; elle est aussi celle de la Vierge appelée porta coeli (la porte du ciel) et même porta clausa (porte fermée). Le texte biblique le plus habituellement appliqué à Marie dans l’épigraphie médiévale est situé au moment de la description du Temple nouveau par Ezéchiel : « La porte extérieure du sanctuaire, celle qui fait face à l’Orient, était fermée. Le Seigneur me dit : "Cette porte restera fermée ; on ne l’ouvrira pas ; personne n’entrera par là, car le Seigneur, le Dieu d’Israël, est entré par là, elle restera fermée" » (Ez., 44, 1-2). Voir Robert Favreau, « Le thème épigraphique de la porte », paru dans les Cahiers de civilisation médiévale, n°135-136, Juillet-décembre 1991 : La façade romane. Actes du Colloque international organisé par le Centre d'Etudes Supérieures de Civilisation Médiévale. Poitiers, 26-29 septembre 1990, pp. 267-279 ; consultable sur le site de la revue Persée. Voir aussi Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, « Critique », 1992, en particulier le chapitre intitulé « L’interminable seuil du regard ».
[32] Ce motif est également présent dans Lancelot ou le chevalier de la charrette. Le chevalier tue son adversaire d’un coup d’épée dans l’œil ; le fils du vavasseur revêt ensuite les armes du mort : « Et li chevaliers s’adreça / vers la meslee maintenant. S’ancontre un chevalier venant / et joste a lui, sel fiert si fort / parmi l’uel que il l’abat mart. / Et li vaslez a pié descent, / Le cheval au chevalier prent / et les armes que il avoit, / si s’an arme bel et adroit » (Aussitôt le chevalier de la charrette piqua droit vers la mêlée il rencontra un chevalier qui venait vers lui ; il engagea la joute et le frappa avec une telle force d’un coup de lance dans l’œil qu’il l’abattit mort. Le fils cadet du vavasseur mit aussitôt pied à terre et s’empara du cheval et des armes du vaincu. Il revêtit l’armure avec dextérité » (Chrétien de Troyes, Lancelot ou le chevalier de la charrette, traduction, introduction et notes de J.-Cl. Aubailly, Paris, GF-Flammarion, « Le Moyen Age », pp. 180-181, v. 2382-2390).