Le sens de la lecture.
L’enluminure au seuil du manuscrit 12576
de Perceval ou le conte du graal

- Aurélie Barre
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Fig. 12. Le Graal tendu à l’ange,
Français 12576, XIIIe s., f° 261

Fig. 2. Ch. de Troyes, Perceval ou le conte
du graal
, Français 12577, v. 1330, f° 1

La coupe dérobée se donne d’abord comme un détail du texte ; le nice Perceval ne reconnaît pas en elle l’indice visible d’un sacré invisible à venir. Mais elle représente le pouvoir royal ébranlé. Elle contient aussi du vin que le chevalier renverse sur la reine pour l’humilier. La coupe et le vin appartiennent à cet espace païen que représente Carduel ; transposés dans l’espace chrétien du château du roi pêcheur, ils reviennent sous la forme du graal contenant l’hostie dont se nourrit le roi mahaignié :

 

Mes ne cuidiez pas que il et
Luz ne lamproies ne saumon :
D’une sole oiste li sainz hon,
Que l’an an cest graal li porte,
Sa vie sostient et conforte ;
Tant sainte chose est li graaus,
Et il est si esperitaus
Qu’a sa vie plus ne covient
Que l’oiste qui el graal vient (v. 6420-6428).

(Mais ne t’imagine pas qu’il ait des brochets, des lamproies ou des saumons : le saint homme, d’une seule hostie qu’on lui apporte dans ce graal, soutient et conserve sa vie. Le graal est une si sainte chose et lui un être si spirituel que, pour vivre, il ne lui faut rien de plus que l’hostie qui vient dans le graal).

 

Le texte de Chrétien de Troyes met discrètement en regard ces deux coupes ; l’image liminaire quant à elle choisit de n’en représenter qu’une seule : car le graal est resté, au moment du cortège, profondément invisible à Perceval. Mais à l’autre bout des récits du graal recueillis dans ce manuscrit, au folio 261r°, les regards de deux des personnages s’élèvent et suivent le graal tendu vers l’ange venu des cieux (fig. 12) [20]. Perçant le drapé des nuages, il saisit à bout de bras le vase protégé d’un linge. L’image indicielle, profane, trouve ainsi sa figuration sacrée au terme des Continuations des aventures de Percevalet du recueil. Au centre de l’image, agenouillé, les mains en prière, débarrassé des armes vermeilles auxquelles il préfère le vêtement bleu qui l’identifie dans les miniatures, Perceval lève enfin les yeux vers la coupe rouge qu’il n’avait su voir auparavant.

2- L’image absente. Dans le registre inférieur de l’enluminure, l’image manquante fait donc signe vers la coupe volée représentée ; mais, de l’autre, remontant vers le registre supérieur, elle fait surgir un point aveugle, une seconde image, elle aussi absente : celle de la mère. Dans le récit, Perceval se souvient qu’il a vu son corps tomber évanoui sur le seuil de sa demeure. L’image est obsédante ; elle hante sa mémoire comme une névrose : Perceval oriente sa chevauchée vers sa demeure originelle pour résoudre l’énigme de l’image. Alors qu’il est sur le point de quitter le château de Gornemant de Goort, le jeune homme précise à son hôte :

 

Sire, ne sai se je sui pres
Del manoir ou ma mere maint,
Mes je pri Deu qu’a li me maint
Et qu’ancor la puisse veoir,
Que pasmee la vi cheoir
Au chief del pont devant sa porte,
Si ne sai s’ele est vive ou morte (v. 1580-1586) ?

(Sire, je ne sais pas si je suis près du manoir où habite ma mère. Mais je prie Dieu qu’il me mène à elle et que je puisse la revoir, car je l’ai vue tomber évanouie à l’entrée du pont, devant sa porte : je ne sais si elle est vivante ou morte).

 

Ces quelques vers font revenir l’incertitude de Perceval à travers la répétition du verbe savoir, nié à chaque fois (« ne sai », v. 1580 et 1586) : comment interpréter ce qui a été vu tombant (veoir rime significativement avec cheoir) ? Que choisir : vive ou morte ? Le regard n’a saisi qu’un signe inachevé. L’image, contrairement au récit qui suppose une fin pour pouvoir commencer, conserve ce temps suspendu avant le point de non retour de la mort, de la certitude de la mort [21].

Cette image revenante est aussi celle qui enlève Perceval des bras de Blanchefleur :

 

De sa mere li resovient
Que il vit pasmee cheoir,
S’a talant qu’il l’aille veoir
Plus grant que de nule autre chose (v. 2918-2921) [22].

(Il se ressouvient de sa mère qu’il a vue tomber évanouie et il désire aller la voir plus fortement que tout).

 

Le souvenir de ce corps évanoui, défaillant, s’est imprimé dans la mémoire de Perceval qui emporte avec lui, ne sachant si sa mère s’est relevée, l’ignorance, l’incertitude de sa vie, puis la culpabilité de sa mort. Perceval perd ensuite la mémoire et s’oublie sur les mille chemins parcourus. Dans le texte, la mère fait corps avec la demeure qui en est la continuation métaphorique : Perceval veut retrouver le chemin du « manoir ou [sa] mere maint » (v. 1581). Manoir et maint [23] sont construits sur la même racine latine : manere, « rester, demeurer ». Ils encadrent le mot mere et consonnent avec sa lettre initiale, qui fait retour encore dans le participe pasmee. Le vers dit ainsi que la demeure est inséparable de la mère perdant connaissance ; le présent employé alors est celui, atemporel, qui fige pour toujours l’image au cœur de Perceval, ramenant le passé dans l’actualité du souvenir [24].

Si présent à l’esprit du personnage, le corps de la mère n’est pourtant pas représenté dans le registre supérieur de l’enluminure. Les deux portes de la demeure sont hermétiquement fermées, la silhouette diaphane de la mère ne vient pas s’encadrer sur le seuil de la porte, comme c’est le cas dans l’enluminure du manuscrit 12577 (fig. 2). La mère apparaît une première fois dans le registre supérieur. Le bras tendu vers son fils, elle l’accompagne de son geste au moment où il part, avec ses javelots, dans la forêt. Sous cette première figuration, dans le registre inférieur, l’enlumineur la peint une nouvelle fois, s’évanouissant. Le mouvement de son corps, la pâleur de son vêtement, de son visage, les plis de sa robe, tout se tend vers l’eau ridée de petites vagues, frontière humide qui emporte les morts. Au contraire dans l’enluminure au seuil du manuscrit 12576, le manoir est ce qui reste, tout ce qui reste : il est la mémoire des absents alors que la mère a disparu, son corps a passé, comme on passe de vie à trépas, et sera désormais inaccessible, comme le graal. Le manoir est, selon tous les sens du terme, un tombeau. L’image absente de la mère est elle aussi une image rémanente dont le manque et la disparition sont métaphoriquement à voir dans la représentation de la demeure aux portes fermées.

 

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[20] L’image vient clore la seconde colonne du feuillet. Elle figure après la mention Explicit li romans de Perchevaus. Le manuscrit T rassemble Perceval ou le conte du graal, la Premièreet la Seconde Continuations, la Continuation de Gerbert de Montreuil et celle de Manessier. Deux autres œuvres sont également copiées à la suite des récits du graal : le Roman de miserere et le Roman de carité de Reclus de Moilliens.
[21] Ces réflexions doivent beaucoup à l’essai de Pascal Quignard, Sur l’image qui manque à nos jours, op. cit.
[22] A nouveau, la rime « cheoir / veoir » revient dans le récit, même si les verbes sont ici inversés. Veoir est annoncé par la forme vit selon la figure du polyptote au vers 2919.
[23] Manoir est ici employé comme substantif ; maint est le présent du verbe manoir qui connaît également une forme maindre.
[24] Dans Perceval ou le conte du graal,l’habitation familiale de la gaste forest est à quatre reprises désignées par le substantif manoir ; elle est également désignée par le terme meison, constamment utilisé pour la demeure du roi Pêcheur (sur ce sujet, voir l’article de Roger Bellon : « Partir, s’arrêter, revenir. Sur les pas des chevaliers errants dans Le Conte du graal », dans Le Conte du Graal, D. Quéruel (dir.), Paris, Ellipses, « C.A.P.E.S / Agrégation Lettres », 1998, pp. 12-25). Sur les différents sens de remanoir, voir le Dictionnaire électronique de Chrétien de Troyes.