La « novellisation en vers » de Jan Baetens
d’après Vivre sa vie de Jean-Luc Godard
- Prisca Grignon
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Fig. 5. J.-L. Godard, Vivre sa vie, 1962
Fig. 6. J.-L. Godard, Vivre sa vie, 1962
Fig. 7. J.-L. Godard, Vivre sa vie, 1962
Fig. 8. J.-L. Godard, Vivre sa vie, 1962
Fig. 9. J.-L. Godard, Vivre sa vie, 1962
Les poèmes invoquent les images du film – images qui apparaissent sous forme d’éclat, de vision fugace lorsque, dans la section VI, un sonnet qui ne rime pas est constitué des objets qui habitent les bars et de la référence au copain de Raoul qui mime une saynète comique pour amuser Nana :
c’est un monde en noir et blanc : percolateurs,
soucoupes, fermoirs, cigarettes, le français fait
des bulles pas la peine d’en faire un sonnet [20].
Et dans le sonnet suivant l’auteur commence un quatrain ainsi :
Des hommes habillés de leurs voitures.
Des voitures habitées par des hommes.
Pour faire l’amour les hommes qui aiment
Leur voiture, la prennent, puis la sortent [21].
Et termine avec ce tercet :
Maintenant on ne voit plus la voiture.
Les femmes conduisent vers cette chambre
Sans habits et que personne n’habite [22].
Ces deux strophes se font écho et travaillent les images du film et l’aspect série B auquel se réfère Godard – le poète fait des voitures et des chambres des habits et les personnifie, soulignant ici l'aspect central de ces espaces dans le film : ce sont des personnages secondaires, la personnification force la comparaison avec les personnages qui sont souvent, dans le film, vidés de sentiments humains.
Le dernier tercet met en scène l’autre lieu important : la chambre – « Les femmes conduisent vers cette chambre » rappelle les nombreux plans du montage cut rapide couplé à la lecture du rapport sociologique sur la prostitution que cite Godard – des vers qui font écho aux plans de Nana suivie par un homme devant l’ascenseur/entrant dans la chambre et au plan métonymique des pieds d'un homme suivant des talons féminins dans les escaliers de l'hôtel (fig. 5).
Dans cette séquence centrale du film, où les plans s'enchaînent au rythme du compte rendu ascétique sur la prostitution, un plan récurrent marque le spectateur, à savoir celui de Nana, dos nu face à un mur. Dans ces plans, un cintre apparaît souvent sur le mur blanc à gauche de Nana (fig. 6) :
Le temps qu’on peut, la valeur à rallonge,
Le mur nu contre lequel épingler
La tête criant grâce au don des langues [23].
Dans ce dernier extrait, on constate de quelle manière le corps nu de Nana est mis en relation avec un cintre vide et « nu » – où le vers du poète souligne l’aspect agressif de l’outil alors que l’immobilité du corps semble le vider de charge érotique, un corps en détresse – « La tête criant grâce au don des langues » pourrait résumer à lui seul le film.
Le poème correspondant à la séquence de la lettre confirme le point de vue dramatique que soulignent les mots du poète quand, dans le film, ce sont les regards de Nana et la musique qui s’en chargent.
Nana à voix
haute elle épelle
lettre à lettre a
vec des mots pêle
[…]
-mêle
Je m’appelle (…) je n’habite (…) je n’ai (…)
la brièveté
des maux tracés
au seul recto
blanc à carreaux [24]
Dans ce poème l’auteur lie encore une fois l’écriture et la parole (« épelle/lettre à lettre a »), il effectue un retour à la ligne avec un tiret pour souligner le geste d'écriture de Nana, geste que le spectateur suit scrupuleusement dans ses allers-retours (fig. 7). Il termine sur l'homonyme « maux » : le jeu de mots insuffle un aspect plus tragique à la rédaction de cette lettre.
Pour finir sur le travail du poète sur le cinéma de Godard, dans la section VIII (figs. 8 et 9), tout comme le cinéaste oppose la pureté des images à l’impureté des mots, leur aspect cru et trivial, le poème à strophes diminuées compose sur le moche ou la « beauté morbide » :
Nuitamment les dents lui poussent comme des sexes
d’homme, puis l’un après l’autre se grumellent et
tombent. Une journée entière un goût de vieille
mal lavée usera de ses beaux cheveux qui
tombent. Nana se sent au réveil décapitée,
un crayon dans le cul et dans sa rouge bouche
pour toute langue une serviette hygiénique.
Ce sont des jours sans lendemain et sans sommeil.
Comme elle ne rapporte rien elle fait maigre.
Elle vieillit, dit-on, d’un mois en un jour [25].
Sous le régime du cauchemar, ces vers proposent l’envers du premier poème dans lequel Nana rêve (et où l’espoir résonne) – l’allitération en [k] accroche la lecture. Plus déroutant est le travail sur le temps d’une vie « sans lendemain » qui illustre la douleur d’un corps quitté de sa source vitale, évoquant le chemin vers la mort.
Afin de construire son œuvre, le poète efface la présence du cinéaste. Le premier poème intitulé « Introduire Nana » peut être pris au pied de la lettre étant donné que le deuxième poème a pour sujet : « Nana se réveille. Nana rêve. » Le poète semble s’immiscer dans l’intériorité du personnage et investir cet aspect de la « poule » laissé vacant par le cinéaste.
Ce poème met en scène les désirs de Nana et joue sur les différentes thématiques qui lient les deux auteurs : le temps (quotidienneté), le langage et le sens. C'est aussi l'occasion pour le poète de valoriser la vue par l’écho entre voir, revoir et devoir :
j’aime deux points
me réveiller
m’assoupir sans
virgule j’aime
qu’avec Sommeil
Réveil se batte
[…]
vivre sa vie
bon pied bon œil
puis la revoir
à bords perdus
la voir encore
la fois de trop
sans nul devoir
de la revivre [26]