Des films versifiés
- François Amy de la Bretèque
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Comment, justement, le film rend-il le régime oral ? Il alterne trois systèmes de voix : la voix off de Martin Fierro ; les dialogues, rimés eux aussi ; des chants accompagnés à la guitare, exécutés par Martin ou d’autres de ses compagnons, en quatrains d’octosyllabes énoncés toujours sur la même mélopée.

L’équivalent de ce système de versification dans les images se réalise à plusieurs niveaux de l’énonciation filmique. A la monotonie de la récitation correspond la platitude de la pampa.

L’horizontalité des plans, décidément une structure récurrente de ces films versifiés, est renforcée par les longs travellings, presque toujours dans le sens gauche-droite : sens de l’écriture ? C’est le sens inverse des travellings majoritaires dans le western américain.

Ces longs plans « monotones » et contemplatifs sont brisés par des scènes d’action : luttes ou batailles, qu’on pourrait juger comme des concessions commerciales (ce qu’ont écrit les rares critiques français qui en ont parlé), mais c’est faux. Rompre brusquement avec la durée lente est un procédé caractéristique du poème épique.

Il faut évoquer ici le western italien, auquel Martin Fierro fait assez explicitement référence.

Celui-ci avait marqué par (et est aujourd’hui crédité de) l’introduction de la lenteur, de l’aridité, du temps contemplatif dans le genre d’action par excellence qu’est le western, ligne étale qu’il brisait lui aussi par de soudains accès de violence. Le western italien se modelait sur l’opéra, le film de gaucho de Torre-Nilsson vient tout droit de la récitation orale des  payadores [37].

Il est temps de rappeler le rôle des récitants / bonimenteurs dans certaines traditions du cinéma muet : le benji dans le cinéma japonais et, dans le cinéma russe, la tradition des raiok  dont Jakobson voulait faire les ancêtres des futuristes. Ces conteurs traditionnels auraient peut-être accompagné la projection des films muets dans les campagnes ou, tout au moins, peut-on soutenir qu’ils avaient préparé le terrain aux bonimenteurs des séances de cinéma [38]. Germain Lacasse, qui a étudié ce phénomène, se référait au concept d’oralité selon Paul Zumthor [39].

Selon le médiéviste, la poésie orale est une « performance » c'est-à-dire « une action complexe par laquelle un message poétique est simultanément transmis et perçu, ici et maintenant ». Zumthor détaillait les modes communicationnels que supposait la performance orale, que Boillat pense reconduits dans l’expérience des « boniments » des premiers temps.

Nous en retiendrons la présence physique que l’on attribue à l’émissaire de la voix et la participation active qui est requise des auditeurs. « Même soustrait aux regards, le bonimenteur propage une voix qui est perçue comme une trace de sa corporalité », écrit Boillat. Cette présence, pour lui, persiste même dans le cinéma parlant, alors que cette voix a été intégrée à l’univers narratif. La  voix over  ne provoque pas une mise à distance, comme le voulait Noël Burch, mais une « communion » (le terme est choisi à dessein avec ses connotations religieuses). « L’immersion du spectateur s’appuie moins sur la “suspension volontaire de l’incrédulité” que sur l’attitude participative à laquelle engage toute pratique vivante associée à la “performance” telle que la conçoit Paul Zumthor » [40].

Je crois pouvoir ajouter que le vers régulier, avec la sorte d’hypnose qu’il crée, rajoute à cette immersion.

Ces considérations nous incitent à revenir aux sources, au temps des années 1920.

 

La poésie orale dans le muet : La Sixième Partie du monde de Dziga Vertov (1926)

 

Ce film, réalisé pour le dixième anniversaire de la Révolution, représentait un tournant de la carrière de Vertov après la période des Kinoki et des Kinédélia dans lesquels il avait expérimenté la collaboration avec Rodchenko pour les intertitres [41]. « Ce ciné-poème lyrique est un film animiste, qui unit dans un “chant du monde” diverses régions européennes et asiatiques de l’URSS en faisant contraster le monde socialiste et l’univers capitaliste » [42].

Il est clair que l’accumulation des plans vise à produire l’idée d’une unité, ici par simple procédé d’addition et d’assimilation des caractères communs.

Mais ce montage texte / images vise aussi un effet poétique, la presse de l’époque le dit d’ailleurs [43]. Comment cet effet est-il produit ? En s’appuyant sur l’effet incantatoire de l’anaphore. Voici un échantillon (dans la traduction anglaise) de ce texte correspondant aux minutes 11’40 à 15’ du film. Les barres indiquent les changements de plans, comme ci-dessus.

 

          You,
who bathe
your sheep
In the surf of the sea /
          and you,
who bathe
your sheep
in a brook /
you/
in Dagestan villages /
you /
in a Siberian virgin forest /
you /
careful not to get lost /
you /
in the tundra /
on the Pechora river /
on the ocean /
and You /
who have overthrown the power of Capital in October /
who have opened
the road
          to new
          life /
For the nations earlier oppressed in this contry /
You
/ you Tartars / you / you Buriats / Uzbeks / Kalmyks / Khakkas / mountaineers of the Caucasus / [...] [44]

 

Les intertitres, très courts et répétés, acquièrent une présence physique particulière du fait de leur taille (ils occupent tout l’écran) et de leur graphie de type « constructiviste » dont il faut juger bien sûr d’après la version en russe [45]. La prosodie, si elle n’est pas en vers réguliers (il faudrait là aussi en juger sur le russe), procure néanmoins un effet de scansion que l’alternance texte / image accentue [46]. La répétition dans les plans des mêmes sujets et des mêmes valeurs de cadre crée un effet de « rime » : plans larges de bergers menant leurs troupeaux boire, plans généraux de foules marchant vêtues de costumes divers (on aperçoit même des femmes voilées), gros plans de visages, tous différents mais tous semblables [47].

Vertov dépasse-t-il la rhétorique pour aller vers la poésie ? Oui : celle-ci provient du rapport aux images. L’effet d’interpellation du « vous…» auquel l’image répond, inscrit une voix, un locuteur dans le film. Ces « vous » sont chaque fois un individu dont on voit le visage. Une fois (17’46) ce visage « répond » : on croise fugitivement le regard caméra et le sourire de la jeune fille interpellée (procédé usuel chez Vertov). Il faut souligner au passage la beauté de ceux-ci, indépendamment de l’intention démonstrative. Il arrive que ce visage se superpose à autre chose (une machine). Le montage obéit à un procédé d’amplification progressive que l’on peut penser inspiré d’Eisenstein. A partir de la minute 15, on voit des foules : l’individuel devient collectif. A partir de la minute 18, ce sont les coutumes exotiques (jeux) et, enfin, Vertov introduit à un certain moment un montage par contraste : les foules jadis asservies (femmes voilées) sont opposées aux populations libérées. C’est de la propagande, bien sûr, mais sa mise en forme respecte les critères immémoriaux de la poésie épique « engagée ». Surtout, l’anaphore produit un effet incantatoire qui aboutit à une vision cosmique propre aux grands films soviétiques.

Le film versifié est un cas bien particulier du film “poétique” car le vers, on l’a vu, produit une impression spécifique qui demande qu’on l’examine dans sa particularité.

On retiendra l’écart que l’on retrouve entre vers savants (l’alexandrin) et vers populaires ou du moins traditionnels (l’octosyllabe). Cet écart correspond précisément au partage entre immersion (hypnose) et distance (ironique, critique).

Deux systèmes s’opposent aussi sur le chapitre du rapport texte / image.

Gance, en 1923, voit le texte poétique (alors écrit, celui des intertitres) comme une béquille pour aider le public à accéder aux niveaux connotatifs (il dit “symbolique”) auxquels l’image seule ne suffirait pas à accéder. Torre-Nilsson en 1960 choisit un parti radical. C’est la juxtaposition des vers et des images qui produit le choc duquel naît la poésie. Sa position est en somme constructiviste, sinon structuraliste.

Mais au-delà de ces importantes différences de statut culturel, le recours au texte versifié réintroduit dans l’énonciation cinématographique la marque de ce qui est son origine profonde : la performance orale.

 

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[37] J.-L. Borgès, op. cit., p. 9.

[38] Valérie Pozner, dans CinémaS « Histoire croisée des images », n° 14, 2/3, met en doute ce rapport direct, ce qui n’invalide pas l’idée de filiation. Voir G. Lacasse, Le Bonimenteur de vues animées, Paris, Méridiens Klincksieck, 2000.
[39] P. Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1985 ; La Lettre et la voix, Paris, Seuil, 1987, cité encore par Alain Boillat, Du bonimenteur à la voix-over, Lausanne, Antipodes, 2007, pp. 100-107.
[40] Ibid.
[41] I. Tsivian, Lines of Resistance, Dziga Vertov And The Twenties, Giornate del Cinema muto, Pordenone 2004, donne en anglais la liste des intertitres de La Sixième Partie du monde.
[42] Résumé de Georges Sadoul, Dictionnaire des films, Paris, Seuil / Microcosme, 1965, p. 232.
[43] Anthologie des critiques soviétiques à la sortie du film dans Tsivian, op. cit., pp. 196-209.
[44] « vous / qui baignez / vos brebis / dans le ressac de la mer // et vous / qui baignez / vos brebis / dans un ruisseau // vous / dans les villages du Daghestan // vous // dans la forêt vierge sibérienne // vous // attentifs à ne rien perdre // vous // dans la toundra // de la rivière Pechora // à l’océan // et vous // qui avez détrôné le pouvoir du Capital en octobre // qui avez ouvert la route / à une vie nouvelle // pour les nations autrefois opprimées de ce pays » (Ma trad. de l'anglais ; les barres obliques rouges marquent les changements de vers).

[45] Vue aux Giornate del Cinema Muto à Pordenone en 2004.
[46] J’avais écrit en 2005 qu’ici chaque plan est un mot, mais je dois corriger cette affirmation. Il serait plus juste de dire que chaque plan est un vers, fût-il monosyllabique. « L’intégrale Vertov à Pordenone », Les Cahiers de la Cinémathèque, n° 77, avril 2005, pp. 127-128.
[47] Leni Riefenstahl se souviendra de ce procédé dans la fameuse séquence de « l’appel des régions » du Triomphe de la volonté… Le rapprochement soulève une question épineuse de production du sens que j’ai abordée dans : « Cinéma de propagande et propagande dans le cinéma », dans Christian Amalvi (dir.), Images militantes, images de propagande, Actes du Congrès d’Arles 2007, collection des Actes du Congrès des Sociétés historiques et scientifiques (CTHS), 2010 (Juil), publication électronique sur http://www.cths.fr et CDRom.