Des films versifiés
- François Amy de la Bretèque
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Fig. 6. L. Torre-Nilsson, Martin Fierro, 1968
Fig. 7. L. Torre-Nilsson, Martin Fierro, 1968
L’alexandrin didactique et fantastique : Le Chant du styrène d’Alain Resnais (1959)
Ce court métrage est un film de commande. La société Péchiney souhaitait un documentaire didactique qui redonne ses lettres de noblesse à un matériau culturellement dévalorisé.
Resnais a carte blanche et prend ses distances avec la commande. D’abord, il a le trait de génie de décrire le processus de fabrication à l’envers, suivant ainsi son goût pour les démarches de recherche de mémoire.
Pour le commentaire, il pensait d’abord à un commentaire chanté – ce qui nous renvoie à la cantilène de L’Herbier. Queneau a l’idée des alexandrins afin de renouer avec la poésie didactique du XVIIe siècle [27]. Péchiney, doutant du résultat, fait écrire un autre commentaire de facture classique qui, à l’usage, s’est avéré moins clair que celui en vers [28]. Pierre Dux dit le texte sur un ton volontairement un peu pompeux, « Comédie-Française ». La musique, assez avant-gardiste, est de Pierre Barbaud.
Le texte n’est pas continu : il y a divers moments où la voix s’arrête et la musique prend alors le relais [29]. Dans ces moments, les objets sont saisis d’animisme, effet auquel contribue fortement le mouvement incessant de la caméra (comme dans Toute la mémoire du monde ou Les Statues meurent aussi).
Quel est le principe de découpage ?
Il y a des changements de plan à la césure, plus fréquents qu’au changement de vers. Prenons pour échantillon les cinq plans sur lesquels le texte commence (la première séquence est muette).
O temps, suspends ton bol, ô matière plastique
D’où viens-tu ? Qui es-tu ? et qu’est-ce qui explique
Tes rares qualités ? / De quoi es-tu donc fait ?
D’où donc es-tu parti ? Remontons de l’objet
A ses aïeux lointains !/ Qu’à l’envers se déroule
Son histoire exemplaire./ En premier lieu, le moule,
Incluant la matrice, être mystérieux /
Il engendre le bol ou bien tout ce qu’on veut. / […]
Les unités sont : 2 vers ½ pour le plan 1, 1 vers et 2 hémistiches pour le plan 2, 2 hémistiches pour le plan 3 (le montage réalisant ainsi l’enjambement), 1 vers ½ pour le plan 4, 1 vers pour le plan 5. C’est donc variable, le vers n’est pas en soi une unité de découpage.
Un certain privilège est accordé cependant, sur l’ensemble du film, au distique, qui correspond à la forme adoptée par Queneau.
Resnais a déclaré : « je sentais confusément qu’il existait un rapport entre l’alexandrin et le cinémascope » [30]. Qu’est-ce qui peut lui faire dire cela ? sans doute l’horizontalité du format : l’alexandrin, rythme naturel de la poésie française classique et spécificité nationale, est « plus long que la normale » si j’ose dire : on verra plus loin que l’octosyllabe ou le décasyllabe sont plus « naturels ». L’alexandrin crée un flux : la rime, attendue (ce sont des rimes plates), entraîne le texte par un effet analogique du mouvement de la caméra qui se poursuit d’un plan sur l’autre selon un procédé typique de Resnais (cf. début d’Hiroshima mon amour).
La musique poursuit cette attraction vers l’avant, d’autant plus remarquable que le scénario est tout entier à rebours : effet boustrophedon, sinon palindrome [31].
Où se trouve la poésie dans ce film ? Le choc de la forme « noble » et archaïque qu’est l’alexandrin avec le prosaïsme et l’extrême modernité d’un produit industriel crée non seulement de l’humour (exactement comme dans Le Grand Retournement), mais confère en outre une étrangeté grâce à ce déplacement même, comme dans un tableau de Magritte ou de Dali. En effet, le texte se situe par rapport à l’image dans la fonction classique d’ancrage mais également de relais [32]. Exemples d’ancrage : le bol et le moule du début qui apparaissent au moment où le texte les nomme ; exemples de relais : l’origine inconnue du pétrole, dont parle le texte, n’est en aucune façon illustrée par l’image.
Les mètres traditionnels, le cinéma en relais de la poésie orale : Martin Fierro de Leopoldo Torre-Nilsson (1968)
Le texte ici préexistait au film, il n’est pas écrit exprès pour lui. Ce texte, c’est El Gaucho Martin Fierro de José Hernandez (1872) [33], le grand poème national argentin – jamais traduit en français, à ma connaissance et pourtant adapté au moins trois fois au cinéma, la dernière en 1989. Mais seul Torre-Nilsson a osé le faire en vers.
Leopoldo Torre-Nilsson fut dans les années 1960 et 1970 l’un des plus importants cinéastes d’Amérique Latine et un peintre aigu de la société argentine bloquée par ses frustrations et ses préjugés : La Maison de l’ange (1957) le rendit célèbre. Il avait aussi pratiqué la poésie dans sa jeunesse. Entre 1968 et 1971 il réalise une série d’évocations de grands archétypes nationaux [34].
Alors que le film était encore en projet, le cinéaste explique qu’il ne racontera pas l’histoire du début à la fin en suivant le texte d’Hernandez. « On y perd la poésie et on le transforme en une épopée sans prolongements et sans style. »
Dans Martin Fierro c’est le fait poétique qui exalte l’épopée.
A un certain moment j’ai pensé que l’image pouvait remplacer l’élément poétique. C’est-à-dire que la beauté ou l’intensité de la composition des images pourrait sublimer l’épique comme le fait la poésie. Mais je ne suis pas très sûr que par les images on puisse atteindre à cette somme de philosophie, d’observation de la vie, de fait sociologique et d’humour à laquelle Hernandez parvient grâce à sa poésie.
Je crois qu’il faudrait prévoir une chose en trois temps : l’épique, les images et la juxtaposition des vers tout au long du film.
[…]
Quoique la trame doive être d’un style documentaire, le traitement photographique doit avoir un caractère expressionniste [35].
Torre-Nilsson adapte les deux poèmes en un seul scénario, qu’il fait commencer par le retour de Martin Fierro dans sa cabane dévastée et désertée après sa désertion (figs. 6 et 7).
Sa grande innovation (et audace) est de conserver la forme poétique de son texte source. C’est Fierro qui raconte son histoire en respectant le texte à la lettre – moyennant des coupes, bien sûr. Ce poème est écrit en sixains d’octosyllabes à rimes embrassées puis suivies (ABBACC) qui créent un double effet : des unités assez bouclées sur elles-mêmes [36] ; et une certaine monotonie qui est celle de la récitation épique.