Des films versifiés
- François Amy de la Bretèque
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Fig. 1. Affiche du film Cabiria, 1914
Fonction poétique des intertitres dans le cinéma muet
Tout commence, comme pour beaucoup de choses, dans les années 1920. C’est la première des deux périodes de l’histoire du cinéma où l’on s’est intéressé de près aux rapports directs du cinéma et de la poésie (la deuxième est celle des années 1960 jusqu’aux années tout à fait contemporaines).
Dans le muet, c’est un truisme de le rappeler, la transcription de la parole est dissociée de l’image par l’existence de ces « cartons » placés entre les images qu’on appelle « intertitres ». Le spectacle du film muet repose donc sur une double énonciation, l’une iconique, l’autre verbale. Barthélemy Amengual a jadis montré que la relation intertitre / image n’était pas de l’ordre de la redondance mais se construisait sur un rapport dialectique [8]. Il a très clairement exposé les diverses tâches narratives que les intertitres pouvaient prendre en charge : informer, confirmer, préciser... Mais il ajoute qu’ils assurent trois fonctions principales. La première est précisément la fonction poétique (les deux autres sont les fonctions dramatique et psychologique). « Le texte ouvre une brèche par où notre attente et toute notre soif d’émotion et de savoir va s’engouffrer », écrit-il, car le régime de l’intertitre est celui de l’évocation. « Dans ce va-et-vient du texte à l’image, de l’imaginaire au réel, de la formulation “littéraire” à son référent, une réalité esthétique singulière s’établit, qui n’est pas celle de la littérature, ni des arts figuratifs, ni du théâtre, et ne se retrouvera au parlant qu’avec le cinéma de l’évocation » [9].
Comment donc s’était-on posé la question dans les années 1920 ?
Position des théoriciens des années 1920
Canudo
Ce sont les avant-gardes européennes qui ont les premières risqué l’entreprise dès la fin des années 1910. En premier lieu les Italiens, les Français ensuite.
Mais les premiers théoriciens, comme Riciotto Canudo, se réfèrent plus volontiers à la musique, secondairement à la peinture par méfiance de la littérature, de l’écrit, probablement.
Pour Canudo, la poésie est rapprochée de la musique dans son schéma des six arts parce que ce sont des arts du temps. Le cinéma est une synthèse des arts de l’espace et des arts du temps.
C’est donc par la question du rythme que l’on sera conduit à le confronter à la poésie.
Canudo glisse que des « poètes nouveaux » vont s’intéresser à cet art [10]. Il cite précisément son compatriote D’Annunzio comme modèle.
D’Annunzio
Ce dernier, dès 1915, avait entrepris d’écrire en vers ou en prose poétique les intertitres de plusieurs films dont un est resté fameux aujourd’hui encore comme premier et plus célèbre exemple de collaboration d’un poète à l’écriture des intertitres : Cabiria de Giovanni Pastrone, premier très long métrage de l’histoire sorti en 1914 [11] (fig. 1). Le meilleur historien du cinéma italien, Gian-Piero Brunetta [12], souligne que l’intervention de D’Annunzio constituait un « geste inaugural », le retour des écrivains vers le cinéma. Mais si le poète revendiquait l’entière paternité du film, on sait aujourd’hui qu’il n’en est rien. C’est Pastrone qui avait conçu l’ensemble du film y compris les didascalies qu’il avait écrites avant que D’Annunzio les récrive dans son style fleuri et chargé d’images. Il s’est lui-même justifié de ce travail dans un texte « théorique » [13]. Le cinéma, dit-il, doit s’adresser « au plus ingénu sentiment populaire ». C’est un art ovidien : « la vraie et singulière vertu du Cinématographe, c’est la transfiguration, et moi, je dis qu’Ovide est son poète ».
Voici un exemple de ce remaniement :
Pastrone
Esterno : via di Catana con vista entrata di Palazzo. Giunge marito di ritorno da visita campi.
D’Annunzio
E il vespero. Gia chiude la tenzone dei caprai che la musa dorica ispira su flauti dispari a cui la cera diede l’odore del miele. E Batto ritorna dai campi alla città, al suo giardino di Catana in vista dell’Etna [14].
Brunetta indique que D’Annunzio fut le premier à rompre avec les fonctions essentiellement référentielles et informatives que les intertitres avaient jusque-là. L’historien souligne surtout que D’Annunzio crée, avec Cabiria, une « double textualité » inédite, celle du texte et celle de l’image, qui sera peu suivie d’exemples. Par ce procédé, dit-il, « le texte verbal […] produit une connotation autonome ». La langue de ses didascalies est « modelée sur les structures métaphoriques ». Silvio Aloviso note de son côté : « l’intertitre, dans le projet de Pastrone, remplit une double fonction partiellement contradictoire : d’une part se mettre au service de la trame, et d’autre part – à travers la métamorphose quasi musicale de la parole, véhicule originaire de l’information narrative – alimenter le processus de transfiguration mythique et évocatrice de l’espace filmique » [15].
Cette remarque est précieuse car il apparaît que, même s’ils sont peu nombreux, ceux qui ont sporadiquement tenté de réitérer l’expérience de D’Annunzio ont toujours recouru au langage poétique pour sa capacité à lancer des métaphores.
On peut désormais avancer qu’ils le font selon deux options.
Certains veulent que le texte aide à faire venir au jour la capacité métaphorique d’une image qui ne suffirait pas à elle-même. D’autres, plus subtils, empruntent la voie étroite d’annunzienne et visent un écart, une divergence sinon une discordance.
Les Français
Bien qu’il ait écrit qu’il fallait bannir du cinéma musique et parole, Marcel L’Herbier donna un style « poétique » aux intertitres de Rose France (1918), « cantilène héroïque en noir et blanc composée et visualisée par Marcel L’Herbier » selon l’épigraphe du film [16]. Les textes des cartons sont placés sur des fonds figuratifs, comme c’était souvent l’usage, mais ici le rapport texte /image est pensé. Sur une image représentant La Marseillaise de Rude on lit par exemple [17] :
Car de la Rose qui ne vit qu’un jour
S’exhale l’image de la France
De la France qui vivra
toujours
La Roue (1924) d’Abel Gance est jalonné d’intertitres « poétiques » et notamment de citations multiples « qui, de Sophocle à Cendrars, soulignaient lourdement les intentions philosophiques de l’auteur » écrit Roger Icart [18]. Gance se justifiait par la nécessité d’éclairer le public, inapte à déceler les symboles dans l’image ; il voulait « démontrer le rapport image-texte, c’est-à-dire prouver le rayonnement de l’image autour de ces citations ». « Lorsque naît le symbole, il est besoin de le souligner dans l’esprit populaire, d’ouvrir au public d’autres fenêtres sur des horizons nouveaux, de lui montrer le chemin qui reste à parcourir, de l’idée exprimée par l’image à l’idée exprimée par le style » écrivait Abel Gance en 1923 [19]. Nous allons retrouver Gance dans le cinéma parlant.
Les Allemands
Le scénariste Carl Mayer est célèbre pour la forme qu’il a donnée à l’écriture de ses scénarios, que Lotte Eisner a bien analysée [20]. Henrik Galeen procéda de même pour Nosferatu (1921), à propos duquel on ne peut pas oublier le fameux intertitre de la version française exploité par André Breton, « la phrase que je n’ai jamais pu, sans un mélange de joie et de terreur, voir apparaître sur l’écran : Quand il fut de l’autre côté du pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » [21].
Plus tard, quand il passa aux Etats-Unis, Mayer écrivit dans la même forme quasi versifiée le script de Sunrise (L’Aurore, 1927). Ce film n’est déjà plus muet, mais sonorisé.