Parler avec la Méduse : Performativité
du texte et de l’image dans les productions
artistiques contemporaines de femmes

- Katerine Gagnon et
Evelyne Ledoux-Beaugrand

_______________________________

pages 1 2 3 4 5

Fig. 7. A. Galois, Marylin Medusa, 2012

L’image, comme le miroir, se fait voile, au sens où l’entend Cixous. Elle recouvre pour dévoiler ce qui résiste au voir : « car pour voir ce qui est si résistant et si précaire, ce qui reste, il faut comme une petite machination qui fait apparaître, un charme optique. On aura reconnu le travail du Voile, des Voiles, Rideaux, brumes, épaisseurs de vitres. Vapeurs » [47]. A travers eux, les êtres comme les choses apparaissent à demi enfouis, à demi révélés. La « vérité invisible de ma vision » [48] s’offre au regard, ce regard soit-il celui de l’ouïe ou du toucher qui fait voir la voix et dire l’image [49]. Car envisager ce qui échappe au regard va nécessairement de pair chez Cixous avec le langage. Texte et image sont d’emblée noués l’un à l’autre à la façon d’une bande de Moebius, que ce soit, par exemple, dans ce geste de « montrer nos sextes » (RM, p. 47) ou dans le rapport de gémellité qu’elle pose entre l’écriture et la peinture. Renoncer à la peur de voir une Méduse désirable et désirante donne l’accès à « un temple peuplé de pulsions de créations et foisonnant de vibrations premières – où vivaient les muses-méduses, les Désirs et les Exaltations. Agua Viva a fini par être le nom d’un jardin d’exaltations peintes en mots » (FV, p. 23). Méduse revue ouvre, ainsi, à une translittération des sens : « Je fais soudains l’expérience du devenir lisible de l’illisible, du devenir illisible du lisible. Lire, regarder, toucher, voir, tous ces processus que je croyais familiers sont ébranlés et déplacés » (FV, p. 80).

Le mythe de Persée met au fond en scène une certaine idéologie de l’image et du féminin dont est encore aujourd’hui traversé notre rapport au visuel, mais que Hélène Cixous, guidée par des œuvres de la littérature et des arts, œuvres d’artistes de plus d’un genre, apprend à déshériter. Qu’en est-il d’une Méduse vivante, qui échappe à la castration par décapitation ? Que voit-elle et que dit-elle lorsque qu’elle « laisse parler l’autre langue à mille langues, qui ne connaît ni le mur ni la mort » (RM, p. 50) ? De quelle matière est faite sa vie hors du regard des héros, qui plus est du héros meurtrier qui braque la narration sur elle en même temps qu’il la tue ? Quels désirs traversent son corps ? Quelles pensées façonnent la chair de cette Méduse surtout perçue, dans la plus pure tradition patriarcale où le siège de l’intellect et celui du sensuel sont nécessairement disjoints, comme une tête sans corps/un corps sans tête ? Elle existe dans l’imaginaire surtout là où on la sait impuissante, son pouvoir mis en échec par l’épée de Persée ne vient que conforter ce que l’on sait déjà, ce que l’on anticipe à l’abord du mythe. Car Méduse doit son existence mythique à sa mise à mort, à sa décollation dans laquelle se rejoue l’idée d’une féminité toute entière du côté du corps, des pulsions, d’un désordre que seul l’élément phallique peut mater. Lui faire très littéralement perdre la tête, c’est nécessairement renforcer cette vision du féminin et faire obstacle à son envers que serait une Méduse douée de parole, capable de nous dire ce qu’elle voit, ressent et désir.

De nombreuses pratiques littéraires, picturales ou intermédiales d’artistes et d’auteurs, femmes et hommes, rendent compte d’une possibilité de penser devant et avec l’image comme devant le texte, et de parler avec la Méduse. Ce dialogue inscrivant texte et image en tension, tantôt dans un rapport de complémentarité, tantôt comme supplément de l’un ou de l’autre, nous l’explorons dans les pages qui suivent dans le contexte plus précis d’œuvres de femmes réalisées depuis le début du vingtième siècle jusqu’à aujourd’hui. Les écrivaines, plasticiennes et photographes étudiées dans ce dossier sont surtout issues du monde francophone. Certaines, venues d’autres horizons linguistiques, se posent en héritières de penseures françaises ou sont convoquées parce que leurs œuvres sont propices à une lecture comparative. Foncièrement protéiforme dans ses réécritures plus anciennes comme dans ses relectures contemporaines [50], Méduse se présente ici sous plusieurs jours. Invitées à réfléchir à la performativité et aux différentes modalités de la rencontre entre texte et image placée sous l’égide des « muses-méduses » cixoussiennes, les collaboratrices l’envisagent sous une multitude d’angles, révélant par là la vastitude des possibilités dès lors que l’on s’extirpe d’une pensée en binôme. Ni mortelle ni impuissante, ni castrée ni phallique, ni irregardable ni saisissable dans les rets d’un regard prédateur, Méduse se présente à demi enfouie et à demi visible, au jointement du visuel et du textuel.

Dans l’article qui inaugure le dossier, Catherine Nesci se penche sur l’héritage d’Hélène Cixous et de sa méduse, portant une attention particulière aux œuvres intermédiales des artistes américaines Nancy Spero et Barbara DeGeneviève. Le texte de C. Nesci, intitulé « Chaosmos », peut être lu comme une introduction complémentaire au dossier tant il met en valeur combien celle qui, de l’aveu de Cixous, était d’abord pensée comme une « Muse de la littérature » [51], est devenue, très tôt – mais sans contradiction –, celle d’un art au féminin pluriel, caractérisé par l’hybridité des genres, des médiums et des langues. En retraçant les dialogues entre « le texte-performance du Rire de la Méduse » et les œuvres subséquentes de Cixous, de Spero et de DeGeneviève, mais aussi de la critique Patricia Yaeger et de l’artiste Ruby Osorio, C. Nesci montre comment « la présence et l’actualité de la voix de Méduse, toujours de part en part anachronique » est intrinsèquement liée à la subversion esthétique qu’elle anticipe : l’appel de Méduse, en effet, vise l’essor d’« une pratique intermédiale des arts et de l’écriture » au féminin où compte « une approche renouvelée de l’image ».

Mais que faire des images qui nous sont données et qui volent les regards, dérobent les corps et les paroles à toute rencontre ? Comment une pratique intermédiale peut-elle être une manière de résister à cet enfouissement par certaines images ? Ces questions sont au cœur de l’œuvre de l’artiste québécoise Nicole Jolicoeur, à laquelle Barbara Merlo consacre son article « Des images de l’hystérie aux mots dans l’œuvre de Nicole Jolicoeur : intérêts d’un passage ». Jolicoeur produit des « plaies-images » qui mêlent texte, installation et vidéo dans une relation ambiguë et complexe aux photographies produites à l’hôpital de la Salpêtrière dans la foulée des recherches psychiatriques de Jean-Martin Charcot. B. Merlo élucide d’abord comment ces images, en mettant en spectacle des femmes souffrantes, ont contribué à construire l’hystérie, donc un certain savoir sur la « nature » féminine, avant de montrer comment Jolicoeur, à travers diverses œuvres (elles ont en commun de ne jamais exhiber les clichés médicaux à leur origine), a répondu à leur « pouvoir d’attraction » singulier et cherché à « dé-image[r] formellement » ce savoir.

 

>suite
retour<
sommaire

[47] H. Cixous, « Filmer le devenir invisible », dans Peinetures, op. cit., p.  146.
[48] H. Cixous, « Sans Arrêt, non, Etat de Dessination, non, plutôt : Le Décollage du Bourreau », dans Peinetures, op. cit., p. 37.
[49] Suivant les expressions de Cixous : « Il est "dit" par image » et les « Photos de la Voix » (Ibid., pp. 146 et 150).
[50] Pour faire écho ici à l’expression qui donne son titre à l’essai de Marie Carrière sur une autre figure mythique : Médée (M. Carrière, Médée protéiforme, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2012). A l’instar de cette colchidienne dont le parcours tragique est rythmé par l’exil et le meurtre, Méduse est une « figure antithétique étant donné l’envie et la frayeur qu’elle suscite » (p. 14). La richesse des mythes de Méduse et de Médée et, en particulier, de leurs réécritures, suscite des réflexions aussi pertinentes que contradictoires. Bien des choses distinguent ces deux personnages féminins, à commencer par le pouvoir dont elles jouissent et le sort que leur réservent les mythes. Demeure cependant une certaine parenté entre elles, établie sur la base d’une figure de femme meurtrière.
[51] H. Cixous, « Un effet d’épine rose », art. cit., p. 32.