Pratiques éditoriales de l’éclat.
L’héroïsme royal et ses vives représentations :
du livre d’apparat au libelle diffamatoire
(1578-1649)

- Bernard Teyssandier
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Fig. 14. Anonyme, La Nourriture d’Achille
(détail), 1614

Fig. 15. Anonyme, Olympe (détail), 1614

Aussi ce libelle n’assure-t-il pas vraiment au roi, comme pourrait le laisser penser son titre, l’autorité de l’image [37]. Bien entendu, plusieurs portraits « éclatants » de Louis XIII font l’objet d’une vive description. Mais l’imaginaire mélancolique [38] nimbe d’étrangeté chacune des apparitions royales au point que l’histoire rapportée demeure, malgré la description énergique qui en est faite, mystérieuse. Le coup royal se devine, se ressent davantage qu’il ne s’explique et ne se donne à voir :

 

Contemple ici le merveilleux successeur de HENRI le Grand, notre petit Hercule, qui regarde ce monstre attentivement, se mord les lèvres, ferme à demi les yeux, penchant la tête, et fait certain geste, par lequel il promet la délivrance à son peuple. (…) Ce n’est pas en vain qu’il est pensif. Il paraît à ses yeux qu’il crève dans l’âme de mortel déplaisir pour le bien public. Pasteur des peuples, dissimule et pourtant gros de juste vengeance. Fait l’enfant, ô qu’il y a de peine ! Pour couvrir son dessein. Prudence qui flétrit celle des plus entendus. Tient la main sur une horloge de sable, attend les heures. Sont-elles pas filles de la Sagesse ? (…) Regarde notre heureux LOUIS, accoudé, tenant de ses deux mains royales ses joues sacrées, se pressant la tête de l’extrémité des doigts, les yeux ouverts et fixes, les paupières et les sourcils collés, la bouche un peu entrouverte (marque de forte imagination) qui attend l’événement. Le marteau frappe, c’est le moment de la justice divine. L’andriague est pris. (…) Contemple l’invincible LOUIS, appelons-le « Très Grand », puisqu’il a sauvé son peuple [39].

 

Par ailleurs, la présence obsédante du tyran, fût-ce sous la forme dérisoire d’un cadavre, infléchit la prouesse du côté de l’effet horrifique. La merveille royale seule n’est pas suffisamment puissante pour confisquer à son profit le présent de la parole :

 

Enfin, on voit en ce visage hideux souillé de sang les fruits de l’audace, de l’usurpation. Il semble encore tout mort qu’il menace d’assassiner ou d’empoisonner. (…) Ici est le corps du malheureux, dans un coin de la maison royale, horrible d’opprobre. L’Ignominie toute puante grouille sur sa bouche, l’Orgueil paraît encore enflé, boursouflé sur son front, sur ses yeux [40].

 

Finalement, c’est peut-être moins l’image exemplaire du roi en prince de gloire que ce texte s’emploie à exhumer que la présence de l’homme nouveau qui, à ses côtés, est désormais à même de le conseiller :

 

Tu vois quelqu'un, près de notre monarque, qui, par tous les traits de la physionomie, témoigne avoir beaucoup de flegme, sage, posé, capable de garder un secret et de ne se perdre point dans le vague incertain de la faveur. Il tient une roue avec plusieurs cercles entrelacés les uns dans les autres et des fusées. Non sans mystère [41].

 

En célébrant ainsi, même incidemment, les vertus du nouveau favori, en l’occurrence celles de Charles d’Albert de Luynes, ce texte contribue surtout à légitimer le régime de la faveur [42]. En guise de conclusion, le narrateur prodigue d’ailleurs un certain nombre de devoirs politiques qui résonnent aux oreilles royales comme autant d’avertissements :

 

Notre LOUIS le Juste saura bien à propos faire valoir ces deux pièces célestes : reconnaître la vertu, punir le vice. Bases immuables des Etats, sans lesquelles la subversion est prochaine. Il promet toute félicité par un bon et saint ordre, EXACTEMENT OBSERVE durant son règne, moyennant la grâce divine, qui tient un glaive flamboyant près de lui pour le conserver. C’est là qu’il faut regarder avec soin (…), autrement les rois, s’oubliant eux-mêmes, ayant perdu ce pôle, sont rabaissés et, méprisant le Ciel, s’égalent au reste des hommes [43].

 

La propagande du premier XVIIe siècle puise ainsi dans la traduction française des Tableaux de Philostrate et plus précisément dans l’édition qu’en donnent des veuves L’Angelier et Guillemot de 1614 [44] matière à inspiration et à imitation (fig. 14). Plusieurs ouvrages parus à l’occasion de l’éducation de Louis XIV notamment, qui en constituent des variations plus ou moins assumées, ne se contentent pas de célébrer par les mots la « plate peinture », ils la promeuvent dans les faits en recourant aux pouvoirs visuels de la gravure [45] et dans le même temps ils la soumettent au contrôle d’une parole évaluative et prescriptive. L’ecphrasis verse alors dans le commentaire explicatif ce qui ne l’empêche pas revêtir à l’occasion une dimension épigraphique : dans ces conditions, c’est sous le régime de l’inscription qu’elle s’accomplit [46].

Tout en subordonnant le visible au lisible, les libelles composés par des plumes stipendiées durant les années Concini dans les officines au service des grands « malcontents » [47] contestent l’éducation donnée au prince dans un dessein polémique [48] : le favori et la reine mère y sont accusés de maintenir Louis XIII en enfance. Cette attaque circonstancielle trouve son origine dans une culture aristocratique fondée notamment sur l’idée d’une transmission des vertus par le sang. Si, tel Hercule, le héros n’est pas soumis aux faiblesses de l’enfance, pourquoi dès lors prétendre l’enseigner, pourquoi lui apprendre ce qu’il sait déjà ? Héros, ne l’est-il pas de toute éternité ? L’idée même d’un roi perfectible, est peu compatible avec la culture de l’arété noble [49]. Or en concevant son texte sous la forme d’un vaste « tableau », l’auteur des Merveilles et coup d’essai de Louis le Juste renoue pourtant avec une tradition littéraire dont la dimension heuristique trouve encore au XVIIe siècle son principal accomplissement dans une pratique discursive de l’initiation et de la participation. Mais dans ce cas précis, l’ecphrasis n’est plus du tout de nature pédagogique. Il n’y a plus ni mentor ni disciple, et la galerie de peintures a elle-même disparu : une voix anonyme s’exprime depuis un lieu indéterminé, locus terribilis propice à l’expérience de la secousse émotive [50]. Au point que ce texte pictural qui renoue avec la tradition rhétorique originelle du « tableau », entérine une nouvelle inflexion de l’ecphrasis : c’est l’hypotypose, désormais, qui se constitue en figure de discours dominante [51].

L’édition de 1614 des Tableaux de Philostrate autorise donc la coexistence pacifique de l’effet sophistique et de l’infléchissement politique. Mais les livres d’inspiration héroïque imprimés en France dans la première moitié du siècle et pour lesquels cette édition constitue une forme de modèle, rompent cet équilibre improbable : l’idéologie soumet la rhétorique des peintures au régime discursif de la propagande. Dans ces conditions, l’ecphrasis n’a plus vraiment valeur libératrice [52] et son statut de figure autonome n’est plus assuré. Sa survivance repose alors sur sa capacité plus ou moins grande à s’adapter à de nouveaux modes de lisibilité ou de visibilité. Sans doute faut-il attendre Les Aventures de Télémaque pour que « l’esprit de Philostrate » souffle à nouveau sur les lettres françaises. Certes, Fénelon soumet l’éthos héroïque à la morale christique [53] et l’ambition rhétorique n’est plus sa préoccupation : pour lui les effets de peintures doivent servir au dévoilement d’une vérité supérieure, qui est celle du Dieu unique. Reste un point pourtant, essentiel : pour le prédicateur chrétien comme pour le rhéteur grec, le fait que la parole puisse peindre n’est pas réductible à une technique. Ce mode d’écriture véritablement inspiré procède d’une idée de peinture, d’une philosophie des images [54] (fig. 15).

 

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[37] Sur l’« image royale » que construisent ces libelles, voir D. Amstutz et B. Teyssandier, « Postface », dans Le Roi hors de page, op. cit., pp. 317-362.
[38] C. Luccioni, Les Rencontres d’Apollon et de Saturne, Paris, Garnier, 2012, pp. 156-148 ; 199-206.
[39] Les Merveilles et coup d’essai de Louis le Juste, éd. cit., pp. 147-148 ; 150 ; 152.
[40] Ibid., pp. 150 ; 156.
[41] Ibid., pp. 151-152.
[42] Voir J.-Fr. Dubost, « Favoris et imaginaires de la faveur. Le Traicté de la court de Refuge (1616) : une théorisation des stratégies curiales au temps de Marie de Médicis », dans Le Roi hors de page, pp. 365-407).
[43] Ibid., p. 163.
[44] R. Crescenzo, Peintures d’instruction. La postérité littéraire des "Images" de Philostrate en France de Blaise de Vigenère à l’époque classique, Genève, Droz, 1999.
[45] Dont Richelieu sera l’un des plus grands promoteurs, comme le rappelle Audin dans l’ Histoire de France représentée par tableaux : « J’ai à vous avertir, mon cher lecteur, que le dessein de réduire l’histoire de France par tableaux est de l’invention de feu Monseigneur le cardinal de Richelieu, qui désirait immortaliser par le burin les Triomphes de Louis le Juste » (« Avis sur le dessein de l’auteur », texte non paginé) ou encore Vulson de la Colombière : « [Richelieu] a voulu fouiller les secrets de l’antiquité française pour en tirer et s’approprier ce qui lui paraissait digne de son choix. Ce sont ces illustres héros qu’il a choisis avec leurs plus mémorables actions, les a fait peindre dans sa galerie, et les a voulus orner de devises et d’éloges pour récompenser la vertu et s’en faire une éternelle compagnie. (…) nous avons cru que nous rendrions quelque utilité à notre patrie et que nous acquerrions de la gloire de notre travail si nous les pouvions faire revivre par toute l’Europe et particulièrement dans cette monarchie avec la pompe de leurs héroïques actions pour animer les véritables Français à suivre leur exemple » (Les Portraits des hommes illustres français qui sont peints dans la galerie du palais cardinal de Richelieu, Paris, Henri Sara, Charles de Sercy, Jean Paslé, 1650 « Avertissement au lecteur », texte non paginé).
[46] C’est cette dimension proprement épigraphique que Pierre Didot l’Aîné va vouloir donner aux livres monumentaux de sa « Collection du Louvre ». Voir J.-M. Chatelain et B. Teyssandier, « Typographie et scénographie du livre néo-classique : l’ambition de Pierre Didot », à paraître.
[47] Voir l’article d’A. Jouanna, dans Histoire et dictionnaire des guerres de Religion, Paris, Robert Laffont, 1998, pp. 1068-1069. Du même auteur : Le Devoir de révolte. La noblesse française et la gestation de l’Etat moderne, 1559-1661, Paris, Fayard, 1989.
[48] Le seul précepteur qui vaille pour ces textes hostiles à Marie de Médicis et à Concini est le père tutélaire. Le Roi hors de page dénonce le fait que la reine mère prolonge l’éducation de son fils alors même que la proclamation de sa majorité a eu lieu. Le texte se présente sous la forme d’une lettre fictive adressée par Louis XIII à sa mère quelques heures avant l’assassinat du favori. A seize ans, le roi s’approprie la parole magistrale et donne une leçon d’histoire de France à une reine florentine qu’il accuse de l’avoir maintenu sous tutelle afin de l’exclure des affaires : voir Le Roi hors de page et autres textes. Une anthologie, op. cit., pp. 109-128 ; p. 184 note 46 ; pp. 342-347.
[49] « [Certains gentilshommes], en particulier ceux qui accueillent favorablement le mythe de la conquête, ont tendance à se méfier des théories qui donnent beaucoup d’importance à l’éducation, sentant bien que l’idée de race se heurte là à une difficulté qui peut alimenter la contestation. Mais cette tendance reste minoritaire ; nombreux sont les gentilshommes qui ont souligné l’importance d’une formation soignée pour les enfants issue de bonne lignée », A. Jouanna, Ordre social. Mythes et hiérarchies dans la France du XVIe siècle, op. cit., p. 26. Sur la notion d’arété, voir W. Jaeger, Paideia, La formation de l’homme grec, trad. fr. d’A. et S. Devyver, Paris, Gallimard, 1964, pp. 31-32 et p. 238.
[50] Sur émotion et écriture diffamatoire dans les pamphlets anti-Concini, voir H. Merlin-Kajman, « Le dormeur, le coyon et la sorcière », dans Le Roi hors de page, op. cit., pp. 451-474.
[51] « Quintilien [Institution oratoire, IX, 2, 40] souligne le fonctionnement spécifique, à la fois mimétique et rhétorique, de l’hypotypose. La puissance de cette figure tient à ce qu’elle doit au récit de l’orateur une grande clarté visuelle (enargeia) tout en lui "donnant vie" et en l’animant (energia). Chez Quintilien, l’hypotypose est d’abord louée pour ses qualités descriptives, son aptitude à "suivre la nature" et à représenter la scène ou l’action décrite aussi nettement que si celle-ci se déroulait sous les yeux du lecteur ; les nombreuses références picturales témoignent des qualités mimétiques et plastiques que le rhéteur attribue à l’hypotypose. (…) Toutefois, l’hypotypose ne se limite pas à cette clarté visuelle : présentant à l’auditeur non l’image d’une action accomplie, mais le spectacle d’une scène ou d’une action qu’il "croit voir" se dérouler sous ses yeux, elle l’implique affectivement dans le discours de l’orateur. Figure moins "visuelle" que "spectaculaire", pour reprendre la distinction de Fr. Goyet, l’hypotypose tient sa force persuasive de son aptitude à créer du pathos, à susciter la pitié ou l’indignation de l’auditeur » (A. Rees, La Poétique de la vive représentation et ses origines italiennes à la Renaissance, thèse de doctorat sous la dir. de J. Balsamo, Université de Reims, 2011, pp. 44-45).
[52] Fr. Graziani, « Introduction », dans Blaise de Vigenère, Les Images, op. cit., t. I, p. V.
[53] J.-Ph. Grosperrin, « L’épique mitigé. De l’art d’accommoder les fureurs d’Achille sous le règne de Louis XIV », dans Palimpsestes épiques, Récritures et interférences génériques, sous la direction de D. Boutet et C. Esmein-Sarrazin, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, pp. 45-61. Du même auteur : « Héros avec petit troupeau. La fiction pastorale dans le Télémaque de Fénelon », Littératures, n°31, 1994, notamment p. 54. Voir aussi l’article de Ph. Sellier, « La résistance à l’épopée : Les Aventures de Télémaque », Littératures classiques, n°23, 1995, pp. 31-37.
[54] A.-M. Lecoq, La Leçon de peinture du duc de Bourgogne. Fénelon, Poussin et l’enfance perdue, Paris, Le Passage, 2003. B.  Tesyssandier, « Le prince à l'école des images : la pédagogie des peintures dans le Télémaque de Fénelon », Littératures classiques, n°70, 2010, pp. 221-241.