L’ekphrasis et l’appel de la théorie au
XVIIIe siècle

- Elise Pavy
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Ekphrasis et critique d’art

 

La définition moderne de l’ekphrasis restreint l’acception à la description d’une œuvre d’art. Si le sens antique développait l’idée d’une poétique de la description, la catégorie moderne s’intéresse aux problématiques de transpositions ou de traductions intersémiotiques. Janice Hewlett Koelb, dans Poetics of Description. Imagined Places in European Literature, montre comment ce déplacement a eu lieu [39]. C’est en interprétant les descriptions de tableaux de Philostrate que deux universitaires du XIXe siècle, Auguste Beugot et Edouard Bertrand, associent critique d’art et ekphrasis. Ils expliquent que durant la période hellénistique, l’œuvre d’art est valorisée pour elle-même et sa description forme un genre nouveau, appelé ekphrasis [40]. Goethe lui-même s’intéressera à Philostrate, en tant que fondateur du genre de la critique d’art cette fois. Ekphrasis et critique d’art ont donc tendance à être assimilées. Un siècle plus tard, dans un article consacré à l’analyse d’une ode de Keats, Léo Spitzer infléchit résolument le sens de l’ekphrasis, réduite à la représentation verbale d’une représentation artistique, à des mots calqués sur une image :

 

[…] it [the ode] belongs to the genre, known to Occidental literature from Homer and Theotricus to the Parnassians and Rilke, of the ekphrasis, the poetic description of a pictorial or sculptural work of art, which description implies, in the words of Théophile Gautier, « une transposition d’art », the reproduction, through the medium of words, of sensuously perceptible objets d’art (« ut pictura poesis ») [41].

 

Cette définition faussée de l’ekphrasis – dont le sens passe de « description vive » à la seule « description poétique d’une œuvre d’art » – expose l’un des concepts majeurs du New Criticism, la nouvelle critique : la capacité de l’œuvre littéraire à mettre en abyme son caractère poétique, à référer à elle-même en tant qu’objet esthétique, en tant qu’œuvre de l’art.

Or cette restriction du sens de l’ekphrasis semble coïncider avec l’essor de la critique d’art. Le genre de la critique d’art, on le sait, se développe véritablement à l’extrême fin du XVIIe siècle, lorsque les premières tentatives d’expositions publiques organisées par l’Académie royale de peinture et de sculpture voient le jour. Après la fondation de l’Académie des Beaux-Arts, Colbert décide en effet de créer une exposition royale qui a d’abord lieu en plein air dans la cour du Palais-Royal puis dans la grande galerie du Louvre. A partir de 1737, elle trouve son lieu définitif, le Salon carré du Louvre, et progressivement son rythme, non plus annuel mais bisannuel. Dès leurs débuts, ces expositions génèrent des comptes rendus critiques, appelés précisément Salons, qui paraissent dans les gazettes et revues de l’époque, ou encore à travers des brochures, en majorité anonymes, publiées dans une relative liberté, certaines même avec l’approbation royale. Retraçant La Genèse de la critique d’art, Albert Dresdner explique que la critique d’art s’intéresse au « devenant », c’est-à-dire à la toile, la sculpture et la gravure jugées sans le recul de l’Histoire. La critique d’art est donc l’instrument le plus noble et le plus direct de l’effet produit par l’œuvre : « création artistique et critique d’art vont de pair, à l’instar de l’action et de la réaction » [42].

Aussitôt parus, ces comptes rendus critiques sont conservés, recensés : la Collection Deloynes recueille tous les textes imprimés et tous les manuscrits publiés de la fin du XVIIIe jusqu’au XIXe siècle sur les expositions de l’Académie royale, au moment même de leur parution [43]. Ce qui frappe à la lecture de cette Collection, c’est la manière dont les œuvres exposées sont rapidement oubliées. Plus insolite encore est la diversité littéraire créée. Car les Salons sont écrits sous la forme de lettres fictives adressées à un supérieur ou à ami, ou encore à la manière d’un dialogue fictif avec un étranger, ce qui suscite une mise à distance comique par le regard extérieur, dans la veine des contes philosophiques [44]. Les salonniers imagineront même des dialogues de morts, fictions dans lesquelles ils parcourent le Salon avec les mânes de Raphaël, de Poussin ou d’Apelle, artistes les plus fameux et donc juges impitoyables des œuvres [45]. Enfin apparaissent des formes poétiques et théâtrales, des fables, des vaudevilles, des allégories, ou encore une liste de proverbes qui commentent chacune des œuvres exposées [46]. C’est dire si les œuvres d’art présentées au Salon servent de prétexte, de matière à fiction. Force est de voir que les critiques d’art cherchent immédiatement à s’affranchir, en quelque sorte, de l’œuvre plastique présente devant eux, et à rivaliser ainsi avec la créativité de la toile, du dessin, de la gravure ou de la sculpture. Ce faisant, le genre acquiert son autonomie littéraire, pour devenir lui-même œuvre de l’art. Si l’ekphrasis disparaît du champ théorique aux XVIIe et XVIIIe siècles, elle n’a pourtant jamais été aussi diverse, en pratique. Comme absorbée par la critique d’art, l’ekphrasis en constituerait l’un des dispositifs essentiels.

Grâce à ses Salons, Diderot est considéré comme l’inventeur du genre de la critique d’art. S’il s’inspire considérablement des autres salonniers [47], il précipite l’évolution amorcée par la critique en multipliant les confusions entre art et réalité. Dans l’un des passages les plus célèbres du Salon de 1767, celui de la « promenade Vernet », Diderot feint de parcourir la campagne avec un abbé imaginaire. Mais par un tour de force d’écriture, les sites naturels décrits correspondent en fait aux tableaux de paysages du peintre, illusion que Diderot révèle in fine [48]. Pour Louis Marin, le charme de cette promenade fictive s’étend au-delà de la description mimétique pour se déployer en visio, en phantasia, c’est-à-dire en une imagination productrice. Les sept sites, qui correspondent aux sept tableaux de Vernet, sorte de genèse de l’art, reflètent les sept jours de la création du monde, une nouvelle cosmologie. Et ce nouveau type d’ekphrasis renforce non seulement les « pouvoirs de l’image » mais aussi ceux du texte diderotien :

 

l’effet de la « fiction », l’effet réel ou halluciné de cet imaginaire de la « description », son effet « fantastique » est que le peintre Vernet est convoqué par le poète pour peindre ce que ce dernier vient d’écrire en décrivant figures et paysages (déjà peints) [49].

 

Dans le manuscrit autographe, la « promenade Vernet » porte une double pagination, en chiffre arabe dans la continuité du Salon de 1767 et en chiffre romain, preuve que le texte a été écrit séparément ou peut constituer un épisode à part entière [50]. Or au sein de ce compte rendu autonome, certains passages acquièrent l’autonomie du poème en prose et s’apparentent à des descriptions totalement fictives, à des paysages utopiques. Le commentaire devient alors tour à tour réflexion sur l’illusion, invitation au voyage, rêverie poétique. Après Diderot, les plus grands écrivains du XIXe siècle s’essaieront à la critique d’art, qu’ils agrémenteront de tels morceaux de bravoure poétique. Il suffit de se souvenir de certaines pages célèbres – les textes manifestes de Baudelaire sur Delacroix et sur « l’héroïsme de la vie moderne » dans son Salon de 1846, les descriptions évocatrices de Gautier sur la peinture de Doré dans son Abécédaire du Salon de 1861, le lyrisme du compte rendu de d’Aurevilly sur Le Combat du Kearsarge et de l’Alabama de Manet, et celui, sensuel et poétique, de Huysmans sur la toile représentant Galatée nue dans la grotte guettée par Polyphème, peinte par Moreau, et exposée au Salon de 1880 – pour comprendre comment la critique d’art s’émancipe de l’œuvre à décrypter pour parfaire les atours de sa propre littérarité [51].

Ce sont de tels extraits, parties intégrantes de la critique d’art, où excelle la maîtrise des codes du genre, qui peuvent relier l’ancienne et la nouvelle définition de l’ekphrasis. A la fois descriptions animées, jugements et commentaires, ces textes sont écrits presque en marge de l’œuvre d’art qu’ils tendent à dépasser plus qu’à refléter. Mieux : ils renouent d’une certaine manière avec l’ancienne pratique, lorsque l’ekphrasis se situait du côté de l’oral, du vivant, et surtout, de la performance artistique [52]. Au plus profond de ce lien, l’ekphrasis apparaît comme le moment où le texte devient matière à réflexion sur l’expérience esthétique qu’il réalise dans le même mouvement créatif.

 

L’expérience esthétique

 

Aussi l’ekphrasis participe-t-elle de la mise en abyme, au sein même de l’œuvre poétique ou littéraire au sens large, de l’expérience esthétique qu’elle retranscrit et génère. Si la notion est absente des traités rhétoriques, la réalité qu’elle désigne fait l’objet d’une interrogation primordiale à l’âge classique et surtout au siècle des Lumières. Les théoriciens de l’art – comme Du Bos, de Piles et Batteux, pour ne citer qu’eux – ainsi que les salonniers les plus importants du temps – tels La Font de Saint Yenne, Mathon de la Cour et Diderot – s’interrogent sur la nature de l’expérience esthétique. Ils parviennent de concert à une réflexion nouvelle : l’expérience esthétique n’est pas un pur produit de la sensation, elle est aussi un plaisir de la pensée. Elle n’existe que dans la mesure où l’effet – émotif, pathétique – est ce qui perdure de l’illusion. C’est ce que Marian Hobson éclaire en partant des débats théoriques qui ont lieu au XVIIIe siècle pour réussir à élucider le déplacement de l’illusion-dissimulatio, celle qui trompe, et son envers, l’illusion-aletheia, celle qui révèle [53]. L’ekphrasis en tant qu’ingénieux procédé de la critique d’art se situe bien du côté du dévoilement, celui de la vérité de l’œuvre comme de l’expérience esthétique qu’elle nourrit.

On est ici au carrefour des siècles et des savoirs. Car ce qui est remarquable, c’est que le siècle des Lumières – au travers de la naissance générique de la critique d’art, et des ekphraseis que la plupart du temps cette critique, sans les nommer, contient – commence à définir à sa façon l’expérience esthétique. Non comme une contemplation passive, mais comme une dynamique d’écriture. Au même titre qu’une expérience humaine, l’œuvre d’art est une rencontre, qui nous modifie sans doute considérablement, et qui pousse bien souvent le critique d’art, l’écrivain, l’amateur, le chaland, à faire œuvre à sa manière, et à son tour. La philosophie de l’art contemporaine ne dit pas autre chose. Elle théorise les liens entre l’art et l’entendement. Pour Nelson Goodman en effet, « l’"attitude" esthétique ne connaît pas de repos, elle fait des recherches et met à l’épreuve – c’est moins une attitude qu’une action : création et recréation » [54]. L’expérience esthétique ne peut être comprise que par l’union des contraires, la fin des dichotomies. Si la création va de pair avec la recréation, le statique avec le dynamique, la sensation avec la réflexion, l’illusion avec la vérité, l’émotif se conjugue au cognitif, car « dans l’expérience esthétique les émotions fonctionnement cognitivement » [55]. Et c’est précisément ces liens que l’ekphrasis nous donne toujours à penser.

 

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[39] J. H. Koelb, Poetics of Description. Imagined Places in European Literature, New York & Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2006, en particulier « Introduction : Ecphrasis, Description and the Imagined Place », pp. 1-4 et pp. 16-17. Voir aussi R. Webb, Ekphrasis, Imagination and Persuasion in Ancient Rhetorical Theory and Practice, op. cit., pp. 1-3 et chapter 1 « The Context of Ekphrasis », pp. 27-38.
[40] E. Bertrand, Un critique d’art dans l’antiquité : Philostrate et son école, Paris, Thorin, 1881 et A. Bougot, Philostrate l’Ancien : une galerie antique, Paris, Renouard, 1881.
[41] L. Spitzer, « The "Ode on a Grecian Urn", or content vs. metagrammar », Essays on English and American Literature, Princeton, 1962, p.  72, cité par R. Webb, Ekphrasis, Imagination and Persuasion in Ancient Rhetorical Theory and Practice, op. cit. , p. 34.
[42] A. Dresdner, La Genèse de la critique d’art dans le contexte historique de la vie culturelle européenne, T. de Kayser (traduction), Préface de T. W. Gaehtgens, Paris, Editions de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 2005, p. 28. Sur l’histoire des expositions royales et du premier Salon, voir le chapitre IV « L’émergence de la critique d’art moderne », pp. 156-161, ainsi que l’ouvrage de G.-G. Lemaire, Histoire du Salon de peinture, Paris, Klincksieck, « Klincksieck Etudes », 2004.
[43] Collection de pièces sur les Beaux-Arts imprimées et manuscrites, recueillie par P.-J. Mariette, Ch.-N. Cochin et M. Deloynes, dite « Collection Deloynes », 63 tomes en 65 volumes, 2069 pièces, Paris, Bibliothèque nationale de France-Richelieu, Cabinet des Estampes, Microfiche Y a 3 27. Cette collection recense tous les textes parus sur les expositions de peinture de 1673 à 1808.
[44] Voir les textes de la Collection Deloynes : [Anonyme], Lettre au sujet du portrait de son Excellence Saïd Pacha, ambassadeur extraordinaire du Grand Seigneur à la Cour de France en 1742, exposé au Salon du Louvre, Paris, Prault, 1742, tome IX, pièce 126 ; [Godefroy], Le Chinois au Salon, tome X, pièce 230 ; Lettre d’un Italien sur l’exposition de 1779, extrait du Mercure de France, tome XIII, pièce 297 ; Les Peintres volants ou Dialogue entre un français et un anglais sur les Tableaux exposés au Salon du Louvre en 1783, tome XIV, pièce 337.
[45] Voir La Font de Saint Yenne, L’Ombre du grand Colbert, le Génie du Louvre et la Ville de Paris, dialogue (1752), et Le Génie du Louvre aux Champs-Elysées. Dialogue entre la ville de Paris, le Louvre, l’Ombre de Colbert et Perrault. Avec deux lettres de l’auteur sur le même sujet (1756), &Oelig;uvre critique, édité par E. Jollet, Paris, ENSBA, « Beaux-Arts Histoire », 2001. Les textes se présentent sous la forme d’un dialogue, d’une allégorie animée entre les personnages mentionnés. On sait que Colbert est à l’origine du projet des expositions royales. Voir aussi Collection Deloynes, op. cit., [Anonyme], Apelle au Salon, tome XII, pièce 288.
[46] Collection Deloynes, Ibid., [Anonyme], La Vérité en riant ou les Tableaux traités comme ils le méritent en Vaudevilles, tome XIX, pièce 529 ; [par L. J. H. Lefebure, selon M. de Montaiglon], Janot au Salon ou Le proverbe, Paris, Hardouin, 1779, tome X, pièce 212.
[47] Pour une étude des liens entre Diderot et les autres salonniers, voir E. M. Bukdahl, Diderot critique d’art, op. cit., vol. II « Diderot, les salonniers et les esthéticiens de son temps ».
[48] C’est à la fin de la « promenade Vernet » (6e site, description de La Marine de Vernet) que Diderot révèle l’artifice créé : « C’est ainsi que nous avons vu cent fois l’astre de la nuit en percer l’épaisseur. C’est ainsi que nous avons vu sa lumière affaiblie et pâle trembler et vaciller sur les eaux. Ce n’est point un port de mer que l’artiste a voulu peindre. Oui, mon ami, l’artiste. Mon secret m’est échappé, et il n’est plus temps de recourir après. Entraîné par le charme du Clair de lune de Vernet, j’ai oublié que je vous avais fait un conte jusqu’à présent : que je m’étais supposé devant la nature, et l’illusion était bien facile ; et tout à coup je me suis retrouvé de la campagne, au Salon… "Quoi, me direz-vous, l’instituteur, ses deux petits élèves, le déjeuner sur l’herbe, le pâté, sont imaginés"… È vero… "Ces différents sites sont des tableaux de Vernet ?"… Tu l’hai detto… "Et c’est pour rompre l’ennui et la monotonie des descriptions que vous en avez fait des paysages réels et que vous avez encadré ces paysages dans des entretiens"… A maraviglia. Bravo ; ben sentito. Ce n’est donc plus de la nature, c’est de l’art ; ce n’est plus de Dieu, c’est de Vernet que je vais vous parler » (Diderot, Ruines et paysages. Salon de 1767, op. cit., tome III, pp. 223-224).
[49] L. Marin, Des Pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 1993, « Entreglose 2. Le descripteur fantaisiste », p. 96. Pour l’analyse de la « promenade Vernet », voir aussi en particulier pp. 93-101.
[50] C’est ce qu’on peut voir en examinant l’autographe du Salon de 1767, « Le Sallon de 1767. Adressé a mon ami Mr Grimm » (sic), Bibliothèque nationale de France-Richelieu, Cabinet des Estampes et des Photographies, n.a.fr. 15680, microfilm 1042.
[51] Pour un large aperçu du genre, on consultera avec profit les anthologies qui mettent en valeur les morceaux de bravoure des Salons, voir en particulier G. G. Lemaire, Le Salon de Diderot à Apollinaire. Esquisses en vue d’une histoire du Salon, Paris, Editions Henri Veyrier, « Les Plumes du Temps », 1986 et La Promenade du critique influent. Anthologie de la critique d’art en France 1850-1900, textes réunis et présentés par J.-P. Bouillon, N. Dubreuil-Blondin, A. Ehrard, C. Naubert-Riser, Paris, Hazan, 1990.
[52] C’est le sens ancien que souligne R. Webb, Ekphrasis, Imagination and Persuasion in Ancient Rhetorical Theory and Practice, op. cit., p. 9.
[53] M. Hobson, L’Art et son objet. Diderot, la théorie de l’illusion et les arts en France au XVIIIe siècle [The Object of Art : The Theory of Illusion in Eighteenth-Century, Cambridge University Press, 1982], traduit de l’anglais par C. Fort, Paris, Champion, « Les dix-huitièmes siècles », 2007, voir notamment introduction pp. 58-60 et chapitre 2 « L’art et la réplique : l’imitation de la réalité », p. 104.
[54] N. Goodman, Langages de l’art – Une approche de la théorie des symboles, op. cit., « IV. L’art et l’entendement », « 3. Action et attitude », p. 284.
[55] Ibid., « IV. L’art et l’entendement », « 4. La fonction du sentiment », p. 290.