L’ekphrasis et l’appel de la théorie au
XVIIIe siècle
- Elise Pavy
_______________________________
Les yeux et les oreilles
Or au XVIIIe siècle, la question du lisible visible, ainsi que du visible lisible et dicible, est pensée à travers la comparaison traditionnelle entre la poésie et la peinture et la doctrine de l’ut pictura poesis. Grâce à Rensselaer Wright Lee, on sait que dès la Renaissance le sens de cette formule tirée de l’Epître aux Pisons d’Horace est inversé : la poésie est comme la peinture devient la peinture est comme la poésie [15]. L’image est traduite en texte. Fondée sur un contresens, la doctrine profite au pictural et c’est bien toujours la littérarité de la peinture, davantage que la picturalité de la poésie, qui est soulignée. Pour autant, les deux arts ne cessent d’être rapprochés et leur gémellité renforcée. Plutarque rend célèbre la formule pictura loquens, poesis tacens qu’il attribue à Simonide : la peinture est une poésie muette, la poésie une peinture parlante [16]. Qui examine l’ekphrasis se penche sur le sens strict de la définition horacienne et retient le second terme de la comparaison, quand la poésie est peinture. Dans La Couleur éloquente, Jacqueline Lichtenstein prouve qu’est discrètement mise en valeur, à l’âge classique, la qualité de l’art de peinture, apte à rivaliser tant avec l’art poétique qu’avec l’art rhétorique. La couleur dans un tableau devient l’équivalent visuel des gestes de l’orateur. Avec le parallèle entre la peinture et la rhétorique, c’est l’œil du peintre qui entre en concurrence avec la voix de l’orateur. Dès lors, un changement essentiel survient aux XVIIe et XVIIIe siècles : le passage de l’ut pictura poesis à l’ut rhetorica pictura, attestant du parcours « de la voix au visible, puisqu’il traverse l’espace sensible de la représentation » [17]. Après la valorisation de la doctrine de l’ut pictura poesis de la Renaissance à l’âge classique, les Lumières tendent à s’y opposer. Car il s’agit surtout au XVIIIe siècle de penser les différences entre la poésie et la peinture, la description vive et la toile, l’image plastique réelle et l’image mentale créée.
Ut pictura, poesis non erit
Si les théoriciens des XVIIe et XVIIIe siècles sont partisans de l’analogie entre les deux arts, certaines voix contestataires commencent à s’élever. Une analyse rigoureuse de leurs outils respectifs est menée. Du Fresnoy cite la célèbre formule en tête de son ouvrage, L’Art de peinture (1668), célébrant encore, à la fin du XVIIe siècle, l’union des deux « sœurs » :
La Peinture et la Poësie sont deux Sœurs qui se ressemblent si fort en toutes choses, qu’elles se prestent alternativement l’une à l’autre leur office & leur nom : On appelle la première une Poësie muette, & l’autre une Peinture parlante. Les Poëtes n’ont jamais rien dit que ce qu’ils ont crû qui pouvoit flater les oreilles, & les Peintres ont toûjours cherché ce qui pouvoit donner du plaisir aux yeux : Enfin ce qui a esté indigne de la plume des uns, l’a esté pareillement du pinceau des autres [18].
Pourtant dès son Traité de la peinture, Léonard de Vinci nuançait déjà ce rapprochement, affirmant que si « la peinture est une poésie muette et la poésie une peinture aveugle », « l’une et l’autre tendent à l’imitation de la nature selon leurs moyens » [19]. A la fin de ses Entretiens (1688), dans un texte intitulé le « Songe de Philomathe », Félibien met en scène l’ut pictura poesis à travers un dialogue entre deux sœurs qui se disputent la première place au panthéon des arts. La Poésie insiste alors sur le travail du temps qui ternit les couleurs, altère les traits et nuit au pictural, tandis que la Peinture critique la multiplicité des idiomes qui brouille le texte poétique, quand l’image est universelle. Seule l’intervention d’Amour finit par les apaiser, à défaut de les réconcilier [20]. Sans vouloir nier les ambivalences, Du Bos adopte une position médiane, citant Horace en exergue à ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719) tout en distinguant méthodiquement les deux arts [21]. Malgré leurs liens, une différence radicale demeure entre la poésie et la peinture, et partant, entre la description, si vive qu’elle soit, et la toile. Car si le littéraire passe par la médiation verbale, l’art pictural, à l’inverse, se caractérise par son immédiateté perceptive.
De concert, Diderot et Lessing démontreront les dissemblances entre les deux arts. Dès la Lettre sur les sourds et muets (1751), le philosophe refuse la tentative de Batteux de réduire les Beaux-Arts à un même principe, l’imitation de la belle nature. Chaque art, doté de son « hiéroglyphe » particulier, est conditionné par son instrument : celui de la poésie est le langage, qui repose sur le développement successif du discours et des signes alors que la peinture s’appuie sur la simultanéité de l’image [22]. A la durée du temps littéraire répond l’instant pictural. C’est dans le Salon de 1767 que Diderot pénètre au cœur de cette problématique et affine sa théorie, allant jusqu’à défendre le principe ut pictura, poesis non erit, en une maxime sciemment provocatrice [23]. Pièce maîtresse du virage esthétique contre le précepte d’Horace, le Laocoon de Lessing paraît presque au même moment. Lessing y distingue le domaine de la peinture – celui de l’espace, du simultané, du « caractère de coexistence du corps » – et celui de la poésie, de la littérature – du temps, de la linéarité, du « caractère de consécutivité du langage » [24], séparant en ces termes les deux arts :
Voici mon raisonnement : s’il est vrai que la peinture emploie pour ses imitations des moyens ou des signes différents de la poésie, à savoir des formes et des couleurs étendues dans l’espace, tandis que celle-ci se sert de sons articulés qui se succèdent dans le temps ; s’il est incontestable que les signes doivent avoir une relation naturelle et simple avec l’objet signifié, alors des signes juxtaposés ou composés d’éléments juxtaposés, de même que des signes successifs ne peuvent traduire que des objets, ou leurs éléments successifs [25].
Les problématiques sont donc proches, et l’influence entre les deux hommes importante [26]. Diderot et Lessing participent à l’effondrement du système classique qui confondait entre eux des arts de nature différente. Au centre de ce divorce, l’ekphrasis n’a alors plus lieu d’être, plus de lieu pour exister théoriquement. Dans son article sur les modulations entre l’ekphrasis ancienne et moderne et ses liens avec « l’invention d’un genre », Ruth Webb est frappée par l’absence du terme chez Lessing [27]. Faut-il s’en étonner ? Comment comprendre une telle omission dans la réflexion sur les rapports entre tableau poétique et pictural, entre texte et image, et plus généralement entre deux arts où l’expérience esthétique se fonde, de manière diamétralement opposée, sur une représentation médiate ou immédiate ? La force de l’ekphrasis n’est-elle pas justement de reproduire au sein du discours l’instantanéité de l’image figurative ?
En interprétant la doctrine de l’ut pictura poesis comme rapprochement exclusif de la peinture avec l’art poétique et rhétorique, comme si texte et voix pouvaient être contenus dans la toile, dont ils définissent même la nature, les théoriciens de l’âge classique garantissaient à la peinture la maîtrise du jeu. La peinture s’inventait un discours. Les Lumières sapent les fondements de la doctrine. Arguant des discordances entre les arts, elles désunissent le discursif et le pictural. Mais qu’il s’agisse de rapprocher ou de séparer la peinture et la littérature, leur lien est toujours souligné : « l’idée d’une fraternité des arts », souligne Mario Praz dans Mnémosyne, Parallèle entre littérature et arts plastiques, « est enracinée dans la pensée humaine depuis la plus haute antiquité » car « en sondant ces correspondances mystérieuses, l’homme a le sentiment de percer le secret de la création artistique » [28].
[15] Voir R. W. Lee, Ut Pictura Poesis. Humanisme et théorie de la peinture : XVe-XVIIIe siècles [1967], traduction française de M. Brock, Paris, Macula, 1991, pp. 8-13. R. W. Lee cite l’Art poétique d’Horace où apparaît la doctrine :
« Ut pictura poesis. Erit quae, si propius stes
Te capiat magis, et quaedam, si longius abstes ;
Haec amat obscurum, volet haec sub luce videri,
Iudicis argentum quae nin formidat acumen ;
Haec placuit semel, haec deciens repetita placebit (v. 361- 365).
Une poésie est comme une peinture. Il s’en trouvera une pour te séduire davantage si tu te tiens plus près, telle autre, si tu te mets plus loin. L’une aime l’obscurité, une autre voudra être vue en pleine lumière, car elle ne redoute pas le regard perçant du critique ; certaines ne font plaisir qu’une fois, d’autres, reprises dix fois, font toujours plaisir ».
[16] Pour la célèbre formule attribuée à Simonide, voir Plutarque, De gloria Atheniensum, 346 f - 347c, cité par R. W. Lee, Ibid.
[17] J. Lichtenstein, La Couleur éloquente. Peinture et rhétorique à l’âge classique, Paris, Flammarion, [« Idées et Recherche », 1989] « Champs », 1999, p. 243.
[18] Ch. A. Dufresnoy, L’Art de peinture, traduit en françois avec des remarques nécessaires et très amples par R. De Piles, Paris, Langlois, 1668, pp. 2-3 :
« Ut Pictura Poësis erit ; similisque Poësi
Sit Pictura, refert par aemula quaeque sororem,
Alternantque vices & nomina; muta Poësis
Dicitur haec, Pictura loquens solet illa vocari.
Quod fuit auditu gratum cecinere Poëtae,
Quod pulchrum aspectu Pictores pingere curant ;
Quaeque Poëtarum numeris indigna fuere,
Non eadem Pictoru operam studium merentur».
[19] L. de Vinci, Traité sur la peinture [traduction française de F. de Chambray, Paris, Langlois, 1651], édité par A. Chastel, Paris, Berger-Levrault, « Beaux Livres », 1987, p. 90.
[20] A. Félibien, Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes, Paris, Marbre-Cramoisy, 1688, 5e partie, « Songe de Philomathe », pp. 303-337.
[21] L’abbé Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture [1719], Genève, Slatkine reprints, 1967, Première partie, p. 1 : « en quoi consiste principalement la beauté d’un tableau et la beauté d’un Poème, quel mérite l’un et l’autre ils peuvent tirer de l’observation des règles, et quel secours enfin les productions de la Poésie et celles de la Peinture peuvent emprunter des autres Arts, pour se montrer avec plus d’avantage ».
[22] Diderot, Lettre sur les sourds et muets – à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent, adressée à M**, dans Œuvres complètes, éditées par Herbert Dieckmann, Jacques Proust, Jean Varloot et al., Paris, Hermann, 1975, (édition notée DPV), tome IV, p. 161 : « Notre âme est un tableau mouvant d’après lequel nous peignons sans cesse : nous employons bien du temps à le rendre avec fidélité ; mais il existe en entier et tout à la fois : l’esprit ne va pas à pas comptés comme l’expression. Le pinceau n’exécute qu’à la longue ce que l’œil du peintre embrasse tout d’un coup ». La Lettre sur les sourds et muets est une double réponse à Batteux. Diderot réfute les analyses développées dans les Lettres sur la phrase française comparée à la phrase latine (dans Cours de Belles Lettres, Paris, Desaint et Saillant, 1747-1748). Mais aussi, et peut-être surtout, la Lettre est une réponse aux Beaux-Arts réduits à un même principe, du même auteur (Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, Paris, Durand, 1746).
[23] Diderot revendique une nouvelle doctrine, celle de l’ut pictura, poesis non erit dans le Salon de 1767, en insistant à la fin du compte rendu sur Lagrenée sur les différences entre les deux arts. Quelques pages plus loin, au début du compte rendu sur Loutherbourg, il répète à nouveau la célèbre formule, ut pictura poesis, tout en envisageant leur faire respectif (voir Diderot, Ruines et paysages. Salon de 1767, texte établi et présenté par E. M. Bukdahl, M. Delon et A. Lorenceau, Paris, Hermann, « Savoir : Lettres », 1995, tome III, pp. 150-158 et pp. 382-387). Cette comparaison entre les deux arts hante les textes du philosophe, qui saisit à nouveau l’occasion d’évoquer leur différence fondamentale dans un texte pourtant étranger à toute considération esthétique, la Réfutation d’Helvétius (1774), lorsqu’il écrit : « La poésie et la peinture sont peut-être les deux talents qui se rapprochent le plus ; cependant on citerait à peine un seul homme qui ait su faire en même temps un beau poème et un beau tableau. Le poète décrit ; sa description embrasse le passé, le présent et l’avenir, un long intervalle de temps dont le peintre n’a qu’un instant. Aussi rien n’est si ridicule et si incompatible avec l’art que le sujet d’un tableau donné avec quelque détail par un littérateur, même homme d’esprit. Il y a bien de la différence entre les roses qui sont sur la palette de Van Huysum et les roses qui croissent dans l’imagination de l’Arioste » (DPV, tome XXIV, p. 580).
[24] G. E. Lessing, Laocoon, ou des frontières de la peinture et de la poésie [Laokoon, oder über die Grenzen der Mahlerey und Poesie, Berlin, C. F. Voss, 1766], traduction française d’A. Courtin, Paris, Hermann, « Savoir sur l’art », 1990, chap. XVII, p. 128.
[25] Ibid., chap. XVI, p. 120.
[26] Sur la communauté de pensée entre Diderot et Lessing et leur influence, voir R. Heitner, « Concerning Lessing’s Indebtedness to Diderot », Modern Language Notes, vol. LXV, n°2, 1950, pp. 82-88, J. Seznec, Essais sur Diderot et l’Antiquité, Oxford, Clarendon Press, 1957, chap. IV, « Un Laocoon français », pp. 58-78 et E. M. Bukdahl, Diderot critique d’art, Copenhague, Rosenkilde et Bagger, vol. II « Diderot, les salonniers et les esthéticiens de son temps », « Diderot et Lessing », pp. 113-115.
[27] R. Webb, « Ekphrasis ancient and modern : the invention of a genre », art. cit., p. 10 : « The absence of the term from the type of context in which one would now expect to find it is striking. Gotthold E. Lessing, for example, did not use the term in the Laokoon, the discussion of the relationship of poetry to painting in which the Shield of Achilles, now considered the grandmother of all ekphraseis, features proeminently.
L’absence de ce terme, dans un contexte où l’on pourrait s’attendre à le trouver, est frappante. Gotthold E. Lessing, par exemple, n’utilise pas le terme ekphrasis dans le Laokoon, vaste discussion des relations entre la poésie et la peinture, dans laquelle la description du bouclier d’Achille, aujourd’hui considérée comme l’ancêtre de toutes les ekphraseis, apparaît à maintes reprises ».
[28] M. Praz, Mnémosyne, Parallèle entre littérature et arts plastiques, Paris, Gérard-Julien Salvy édition, traduction française de l’anglais par C. Maupas, 1986, p. 12.