L’ekphrasis et l’appel de la théorie au
XVIIIe siècle

- Elise Pavy
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Ekphrasis et représentation

 

Jadis pour Théon comme pour Philostrate et les autres auteurs d’ekphraseis, de descriptions vivantes et animées au sens large, la poésie pouvait peindre, aussi bien et mieux même que le trait du pinceau. Le pouvoir des mots à susciter une image mentale compte encore considérablement aux XVIIe et XVIIIe siècles. Mais en étudiant la « transposition intermédiale », Liliane Louvel remarque la « longue inféodation de l’image au texte » [29], sous l’influence de Lessing notamment. Elle cherche alors à saisir comment s’est exercée cette contrainte sur la peinture, sommée de « faire œuvre poétique, discursive » [30] et à inverser le rapport de forces. Alors que l’outil linguistique a été largement appliqué jusqu’à présent au visible, il faut inventer selon elle une méthode où l’outil pictural permet de rendre compte du texte littéraire, c’est-à-dire de « l’œil du texte » [31]. Or l’ekphrasis participe justement de cet effet, dans la mesure où elle reproduit, au sein de la description, le va-et-vient du regard sur l’objet, déplacement qui choisit, distingue, organise et construit le réel. Mais davantage encore, l’ekphrasis renvoie aux mécanismes de la représentation littéraire elle-même. Pour Barbara Cassin, la figure, comprise en son sens restreint de description d’œuvre d’art, conduit « du mot au mot » :

 

Il ne s’agit plus d’imiter la peinture en tant qu’elle cherche à mettre l’objet sous les yeux – peindre l’objet comme en un tableau – mais imiter la peinture en tant qu’art mimétique – peindre la peinture. Imiter l’imitation, produire une connaissance, non de l’objet, mais de la fiction d’objet, de l’objectivation : l’ekphrasis, c’est de la littérature [32].

 

Le mouvement spéculaire ainsi analysé forme un cercle herméneutique. L’ekphrasis est un procédé poétique et littéraire, une description qui se veut vive, vivante, animée. Par le détour – sa nature de « trope » – du tableau de mots, de l’image feinte, elle met en abyme le pouvoir du littéraire. Dans l’exemple canonique de la description du bouclier d’Achille chez Homère comme pour celui d’Héraclès attribué à Hésiode [33] – seconde ekphrasis dont le modèle est la première –, c’est l’artifice d’écriture qui exacerbe l’art poétique lui-même, les deux objets ne renvoyant à aucun élément du monde réel.

Lorsqu’il étudie les différents Langages de l’art, Nelson Goodman s’attache à décrypter les liens qui existent entre le verbal et le pictural, ou plutôt entre les propriétés d’images et les propriétés verbales. Il insiste notamment sur la proximité entre description et dépiction, c’est-à-dire sur l’analogie entre la description verbale et la représentation par image. Mais dans ces deux configurations, l’important n’est pas tant la ressemblance, l’imitation de la réalité, que la connaissance acquise sur le réel :

 

Faire référence à un objet est une condition nécessaire pour le dépeindre ou le décrire, mais aucun degré de ressemblance n’est une condition nécessaire ou suffisante, pour l’un et l’autre cas. La dépiction et la description ont part à la formation et à la caractérisation du monde, elles interagissent l’une sur l’autre ainsi qu’avec la perception et le savoir [34].

 

La philosophie de l’art contemporaine choisit donc de reconnaître la spécificité des arts en considérant leur mode de fonctionnement. Dissocier la peinture de la littérature, selon Nelson Goodman, revient en fait à opposer les arts dits « autographiques », qui portent en eux-mêmes la trace du geste créatif authentique – la peinture, la sculpture et la gravure – et les arts qualifiés d’« allographiques », liés à une notation – la littérature, la musique et l’architecture [35]. La comparaison entre les arts, le paragone des anciens, s’est donc profondément transformée.

De la Renaissance à l’âge classique, on observe une relative stabilité : la peinture est systématiquement reliée à la poésie, l’image comprise par le logos. Dans ce cadre, l’ekphrasis est utile, ainsi que toutes les catégories qui précisent les liens entre le pictural et le verbal, tels l’hypotypose, la description « pittoresque » et le « tableau ». Au XVIIIe siècle, la comparaison entre les arts est mise en question. L’effort théorique se concentre sur l’opposition entre linéarité et simultanéité. Aujourd’hui, l’examen se concentre sur l’essence des langages artistiques. C’est le système de notation lui-même qui prévaut.

 

Le « siècle de la critique »

 

Dans son ouvrage sur La Philosophie des Lumières, Ernst Cassirer prouve que le XVIIIe est le « siècle de la critique » car un pas supplémentaire est franchi vers l’étroite union des domaines du savoir, en particulier entre les disciplines de la philosophie et de la critique. D’où la naissance de l’esthétique théorique et les prémices d’une conscience philosophique de l’art [36]. Tout se passe alors « comme si la logique et l’esthétique, comme si la connaissance pure et l’intuition artistique devaient se mesurer l’une à l’autre avant de trouver leur mesure chacune en elle-même et de se comprendre selon leurs propres critères » [37]. Or cette ébullition de l’art et de la connaissance de l’art se manifeste par deux principaux biais au XVIIIe siècle : la pratique de la critique d’art et le développement de l’appareil théorique et philosophique. Le siècle des Lumières voit naître en quelque sorte ces deux pans, qui s’entremêlent fréquemment. Des écrits « journalistiques » avant l’heure paraissent pour commenter l’art du temps, en particulier les expositions parisiennes qui ont lieu au Salon carré du Louvre. Au milieu du XVIIIe siècle, la vogue des dictionnaires portatifs sur l’art connaît son apogée. Le succès de ces dictionnaires atteste l’engouement de tout un siècle pour les Beaux-Arts et pour la langue technique qui s’y rapporte [38]. Enfin les plus grands penseurs de l’Europe des Lumières – Voltaire, Shaftesbury, Hutcheson, Hume, Diderot, Lessing, Burke et Kant au premier rang – débattent sur le goût et sur l’esthétique. La disparition de la notion d’ekphrasis, à tout le moins sa relative occultation du champ rhétorique et littéraire à l’âge classique, pourrait s’expliquer par l’invention du genre de la critique d’art au XVIIIe siècle, son succès à l’extrême fin du siècle jusqu’à son plein essor au siècle suivant. A suivre cette hypothèse, l’ekphrasis deviendrait l’un des procédés de la critique d’art, un exercice rhétorique de virtuose qui tente de reproduire textuellement l’immédiateté qui préside à l’expérience esthétique.

 

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[29] L. Louvel, Le Tiers pictural. Pour une critique intermédiale, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2010, p. 7. Rappelons que L. Louvel substitue la « transposition intermédiale » à la « transposition intersémiotique » et qu’elle critiquait déjà l’influence de Lessing dans Texte, image : images à lire, textes à voir, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, « Modalités du pictural », « Critique de la critique », pp. 21-24.
[30] Ibid.
[31] Ibid., p. 8.
[32] B. Cassin, « L’"ekphrasis" : du mot au mot », Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des intraduisibles, B. Cassin (dir.), Paris, Seuil, Dictionnaires le Robert, 2004, p. 289.
[33] Sur les questions d’attribution de cette ekphrasis à Hésiode, voir Hésiode, Théogonie. Les Travaux et les jours. Le Bouclier, texte établi et traduit par P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1928, notice du Bouclier par Francis Vian, pp. 119-121.
[34] N. Goodman, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, présenté et traduit de l’anglais par J. Morizot, Paris, [Editions Jacqueline Chambon, 1990], Librairie Arthème Fayard, « Pluriel », 2011, « I. Refaire la réalité », « 9. Description et dépiction », pp. 64-67.
[35] Ibid., « III. Art et authenticité » et en particulier « 3. Ce qu’on ne peut contrefaire » et « 4. La raison », pp. 146-155.
[36] E. Cassirer, La Philosophie des Lumières [Philosophie der Aufklärung, Tubingen, J.C.B. Mohr, 1932] traduction de Pierre Quillet, Paris, Fayard, 1996, chapitre 7. Les problèmes fondamentaux de l’esthétique, I. Le « siècle de la critique », pp. 275-278.
[37] Ibid., p. 276.
[38] Lacombe publie un Dictionnaire portatif des Beaux-Arts, ou Abrégé de ce qui concerne l’architecture, la sculpture, la peinture, la gravure, la poésie et la musique, Paris, Estienne et Hérissant, 1752, un an avant d’écrire sa critique d’art, sur le Salon de 1753. Son exemple sera suivi par A.-  J. Pernety, Dictionnaire portatif de peinture, sculpture et gravure, avec un Traité pratique des différentes manières de peindre, dont la théorie est développée dans les articles qui en sont susceptibles, Paris, Bauche, 1757 et par Ph. Macquer, Dictionnaire portatif des arts et métiers contenant en abrégé l’histoire, la description et la police des arts et métiers, des fabriques et manufactures de France et des pays étrangers, Paris, Lacombe, 1766.