Les poèmes traduits des arts de Jean Tardieu
- Frédérique Martin-Scherrer
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Fig. 63. P. Herel, Borges Sequel, 1982

Fig. 64. P. Herel, Borges Sequel, 1982

Fig. 65. J. Tardieu et P. Herel, Séquelle, 2009

Fig. 66. J. Tardieu et P. Herel, Séquelle, 2009

Fig. 67. J. Tardieu, Poèmes à voir, 1990

Mots-valises, bégaiements, allographies, calembous, cacophonies, amalgames et toutes sortes de métaplasmes s’allient pour former un texte qui, malgré sa désopilante monstruosité, conserve d’un bout à l’autre un sens. Ce qui, pour finir, répond le plus étroitement aux portraits ramollis de Jean Tardieu par Pol Bury, ce sont les déformations successives qu’il fait subir à son nom, y compris dans la signature. Avec humour, le poète, à l’instar de l’artiste, donne au « Je est un autre » un sens particulièrement inquiétant : notre tête n’est rien d’autre qu’une possibilité - à laquelle chacun s’est habitué - dans une galerie infinie de monstres potentiels.

Ce soupçon est développé de façon beaucoup plus explicite dans « La vérité sur les monstres » [37], texte adressé au « graveur visionnaire » Petr Herel, à partir d’une suite de dix eaux-fortes représentant des personnages chimériques (fig. 63) :

 

Moi que rien ne protège contre mes monstres secrets, qui me donnera le courage de les sortir au grand jour, de désigner ce que je crains et qui déjà m’habite comme une promesse qui serait en même temps, une menace ?

 

Plus loin, le poète précise sa vision, qui est tout à fait distincte de celle du graveur :

 

[…] Ma tentation, comme celle qui tourmentait saint Antoine, mais transposée sur un autre mode, c’est de m’attarder à la contemplation des monstruosités que recouvre et cache l’épiderme du vivant : dans les souterrains de nos organes, grouille, au milieu de l’agitation ininterrompue de liquides visqueux, un peuple incommensurable d’infiniment petits, acharnés à s’entre-détruire, qui me font tel que je suis et qui pourtant me sont étrangers. Ma tentation, ma honte et ma terreur sont de m’abandonner à cette multitude obscure qui me compose, de n’être plus rien que cette redoutable matière, agitée et aveugle, incessamment brassée, incessamment mouvante et renaissante, château de cartes dont le faîte est ce fantôme éphémère, hypothétique et menacé : moi-même [.].

 

La « redoutable matière » ici évoquée ne présente aucune ressemblance avec les motifs que l’artiste a tracés sur la plaque de cuivre : preuve que l’imitation n’est pas obligatoirement liée à la fonction référentielle. Toutefois, Jean Tardieu se livre, au milieu de son texte, à une description minutieuse des motifs gravés ; mais il ne le fait que pour mieux montrer le passage de cette pratique traditionnelle de l’ekphrasis à autre chose : le pastiche. Il souligne ainsi l’échec attaché à toute description appliquée au monstre ; car plus cette description sera soignée, moins elle sera monstrueuse. Pour faire comme le graveur, il faudrait pouvoir transposer les sortilèges de son art, emprunter le même chemin que l’artiste, tout en restant dans le domaine verbal. Cette quête le conduit à l’une de ses découvertes les plus surprenantes, qu’il intitule : « Réductions ». Après avoir entrepris de décrire exactement une gravure à deux personnages qui représente, sous une forme anthropomorphique, un sexe masculin et un sexe féminin (fig. 64), il reprend cette description terme à terme en la traitant comme un matériau phonétique susceptible d’être compressé et réduit. Il va ensuite concentrer cette masse au moyen d’une série de cinq « Réductions », de manière que le sens subsiste malgré les métaplasmes, jusqu’à faire dégorger au langage deux vocables grotesques, fortement connotés sexuellement, deux « mots » que l’on ne saurait plus qualifier de masculin ou de féminin, mais de mâle et femelle :

 

[.] Enfin l’amour se couronne lui-même et s’apprête à célébrer ses propres funérailles, ô gland à tête de mort greffé, par un gilet de prépuce à boutons, sur une paire de couilles géantes, aux godillots de soldat ; à ses côtés un gracieux vagin de demoiselle, déboutonné sur deux grands yeux verticaux et terminé par un bec de canard, danse avec ses jambes élancées dont les pieds sont aussi des becs et des yeux.

ESSAI DE RÉDUCTION PROGRESSIVE
A PARTIR DU PRÉCÉDENT PARAGRAPHE
Réduction 1
Imaginez un gros gland, benêt au col étranglé par un prépuce épais, plissé et boutonné sur le devant, faisant office de gilet. Branché sur cette tête obtuse (deux petits trous pour les yeux), le corps est tout entier formé par deux énormes couilles velues, supportées par de très courtes jambes aux souliers cloutés de fantassin. Auprès de lui son épouse, une sorte de cane, danse une danse élégiaque, inquiétante. Mince tout du long, son corps est décousu de longues ouvertures verticales, qui sont des vulves en chapelet, cependant que ses jambes fines se terminent en bec de canard.

Réduction 2
Vaginez un gros gland benêt, col strangulé par un gibus prépais, plissoutonné devant. Branché sur cet obtus (percé de deux pitrous), cela se meut sur de courtes jambules aux groussiers de flantassin. Auprès de lui sa pouse, cane galante, danse sur ses deux jamblisses. Tout le long de ce cou de corps s’ouvrent des valvules qui sont des vaginules verticales et ses jambines se termoussent en bec d’ocules.

Réduction 3
Vaginos gambenêt frigilus plissou. Boptu pitrou jambeglousse flanssin. Pousalance jamblance. Couvules vaginicules jambules.

Réduction 4
Vagibên pressou ptutrou jamboussin. Pousalance cougingambules.

Réduction 5
VAFREPTUSSOU POUSAGIMBULES.

 

Le langage s’est dévoré lui-même pour accoucher de ces inquiétantes chimères. Placées au milieu du texte, les « Réductions » représentent le thème de la dévoration, essentiel dans ces pages, sous la forme d’un acte et non plus d’un discours. Pour que la naissance des monstres verbaux s’accomplisse, la description initiale, en posant un état de « normalité » de la pratique littéraire, était nécessaire : les mutilations successives du langage nous conduisent à l’inconnu sans que jamais ne se perde le fil précieux du sens. Comme le fait remarquer Gilbert Lascault dans son essai Les Monstres dans l’art occidental [38], on ne peut reconnaître la « forme m » sans référence à une norme. Dans les Réductions, le langage parvient à véhiculer un anti-langage, monstrueux ou laissant passer le monstrueux ; un langage, enfin, perméable au chaos, au désordre, et qui s’essaye à formuler l’informulé, à nommer l’innommable, à donner la parole, comme latéralement, à ce qui ne peut parler : le monstre gravé (figs. 65 et 66).

Ludiques ou sérieux, les « pastiches » de Jean Tardieu font bouger la langue dans tous ses états : tout est susceptible de métamorphoses, la syntaxe, la morphologie, le son et même le sens étant traités comme le sculpteur triture l’argile. Les expériences de tératologie langagière auxquelles il s’est livré cherchent à transmettre l’expérience d’un contact entre le pensable et le non-pensable, à travers « des amalgames verbaux formés d’allusions, des plongées dans l’en deçà de la signification, dans les circuits d’un anti-langage » [39] susceptibles d’établir « des termes d’équivalence entre le modèle plastique et sa traduction poétique » [40]. La mise en avant des procédés auxquels il recourt présente « l’objet d’expression » [41] qui en résulte comme le lieu d’un travail en train de se faire, dans le plus exact, le plus rigoureux parallélisme avec celui qu’a accompli l’artiste.

Avec le « pastiche », le texte poétique s’est approché au plus près de ses sources plastiques. Un pas de plus, et il accède à la visibilité : ce sont les Poèmes à voir [42] (fig. 67). Ils occupent le dernier degré de l’échelle : le poème autographe, formant tableau dans la page, a avalé son modèle. Lui-même devenu « peinture », il n’en souffle plus mot.

 

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[37] Op. cit. note 15.
[38] G. Lascault, Les Monstres dans l’art occidental, Paris, Klincksieck, 1973.
[39] J. Tardieu, Les Portes de toile, op. cit., p. 11 [Q. p. 961].
[40] Ibid., p. 9 [Q. p. 960].
[41] Ibid.
[42] J. Tardieu, Poèmes à voir, avec des eaux-fortes de Pierre Alechinsky, Paris, Robert et Lydie Dutrou, 1986 [Q. pp. 1344-1357].