Les poèmes traduits des arts de Jean Tardieu
- Frédérique Martin-Scherrer
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Fig. 25. H. Rousseau, Eclaireur attaqué par un
tigre
, 1904

Fig. 28. H. Hartung, [sans titre], 1974

Fig. 29. H. Hartung, [sans titre], 1974

Fig. 33. J. Bazaine, [sans titre], 1962

Fig. 36. J. Tardieu et J. Bazaine, L’Ombre la
branche
, 1977

Fig. 37. J. Tardieu et P. Picasso, L’Espace et la flûte, 1958

Ce poème [18] dédié à Henri Rousseau fait partie du recueil Figures publié en 1944. La dimension référentielle y est encore importante (figs. 21, 22 , 23 , 24 , 25, 26 et 27 ), mais il laisse entrevoir déjà ce que seront les transpositions ultérieures. En 1965, un texte paru dans un catalogue d’exposition des œuvres de Joséphine Beaudoin porte un titre programmatique montrant que désormais le poète est conscient de cette nouvelle possibilité d’aborder le fait pictural : « Jeux de mots pour jeux de formes » [19]. L’artiste se sert des veines du marbre pour faire apparaître des motifs oniriques ou fantastiques ; de la même manière, Jean Tardieu rendra visibles des mots dissimulés dans d’autres mots. Le texte étant publié avec les reproductions photographiques des œuvres exposées, le lecteur peur constater que ces « jeux de mots » font encore, comme dans le poème au Douanier, référence de manière très précise aux motifs représentés :

 

[…] Madame, si je vous donne une ombelle, dans quel R raréfié, sous quelle averse de flammèches retombées de Ségor ou de Séboïn, irez-vous l’ouvrir pour notre perte ? Si je vous donne un cep, de quel vieux roi Priam calciné et tordu en ferez-vous le sceptre ? Et combien serons-nous, cachés dans le cheval de trois ? [.]

 

Entendue de manière plus générale, l’expression : « Jeux de mots pour jeux de formes » convient pour résumer les expérimentations portant sur le langage conçu comme matériau concret. Le pastiche, selon Gérard Genette [20], peut porter sur un genre ou sur une œuvre particulière. Certains poèmes, comme les « Conjugaisons et interrogations » [21], à force de reprendre les mêmes syntagmes en les variant par déplacement de mots, créent un « trouble de la logique » ; ce procédé s’inspire, selon Jean Tardieu, des peintres cinétiques, qui « parviennent, en jouant sur de minces décalages géométriques ou colorés, à susciter un trouble du regard » :

 

Nous restons où nous sommes
Nous restons où nous sommes arrivés

Pourtant nous ne restons pas là où nous sommes
Nous ne sommes pas où nous sommes arrivés

Là où nous sommes, tantôt nous restons, tantôt non
Là où nous ne sommes pas arrivés, tantôt nous restons
tantôt nous ne restons pas (nous partons)

Là où nous sommes venus il se peut
que nous restions, il se peut que nous ne restions pas

Là où tu es venu, resteras-tu ?
Ne cesseras-tu pas de partir au lieu d’arriver, de rester ?
Ne finiras-tu pas d’arriver
et tantôt de rester et tantôt de partir ?

Toi qui restes, penses-tu ne jamais partir ?
Toi qui pars, saurais-tu, pourrais-tu rester ou revenir ?
Est-il possible à la fois de rester de partir
de ne pas rester de ne pas partir ?

Tout est dissemblable tout se ressemble
ce qui part ce qui reste
ce qui est ce qui n’est pas
ce que l’on dit a trop de sens n’a pas de sens

 

C’est à un procédé du même genre que recourt Jean Tardieu lorsqu’il légende les cailloux photographiés par Hans Hartung dans Un monde ignoré (figs. 28 et 29), notamment avec « La complainte du verbe être » [22] :

 

Je serai je ne serai plus je serai ce caillou
Toi tu seras moi je serai je ne serai plus
Quand tu ne seras plus tu seras
Ce caillou.
Quand tu seras ce caillou c’est déjà
comme si tu étais n’étais plus,
j’aurai perdu tu as perdu j’ai perdu
d’avance. Je suis déjà déjà
cette pierre trouée qui n’entend pas
qui ne voit pas ne bouge plus [.].

 

Les isolexismes créent un effet vertigineux qui renvoie à l’aspect systématique de la démarche du peintre, dont les photographies montrent des galets sous un angle qui impose irrésistiblement une vision anthropomorphique oscillant entre le risible, l’effrayant et le pathétique. Lorsque le travail de l’artiste repose sur l’exploration de séries, c’est le plus souvent la répétition, sous toutes ses formes, qui représente ce type de démarche dans le matériau verbal. La figure du ressassement est également utilisée pour transposer des techniques picturales fondées sur l’accumulation des traits et des lignes. C’est en particulier le cas pour les dessins de Bazaine (figs. 30 , 31 , 32 , 33, 34 , 35 et 36), et l’on observe le retour de ce procédé dans L’Ombre la branche [23] :

 

[…] Déchiré déchirant uni désuni par la cendre
la vague repartie et revenue
rassemble disperse rassemble disperse
s’irrite s’apaise s’irrite
éparpille abolit (l’écume édifie et ruine
la mer en grondant nous ressemble) […].

 

Dans ce poème figurent non seulement une image du ressassement (l’action des vagues mâchant et remâchant le sable du rivage), mais l’acte verbal correspondant. Aux moyens classiques, d’ordre rythmique et phonétique, s’ajoutent le polyptote (« déchiré déchirant »), la dérivation (« unis désunis »), l’épanalepse (« rassemble disperse rassemble disperse »), l’épanadiplose (« s’irrite s’apaise s’irrite ») et bien entendu les antithèses qui ne cessent de déconstruire le sens. A travers ces ressassements et ces oxymores, c’est le geste de l’artiste qui est restitué, tel qu’il s’est inscrit dans les dessins et aquarelles de Jean Bazaine, un geste que le poète s’est incorporé en voyant peindre son père dans sa petite enfance et dont il continue à éprouver physiquement le rythme et les aller-retour.

Un des poèmes de L’Espace et la flûte. Variations sur douze dessins de Picasso (fig. 37) met en parallèle l’action du peintre et celle du poète [24] :

 

Le peintre enroule déroule
plie tord aplatit
casse éparpille effiloche
fronce festonne entortille
tache taraude ravaude
installe accroche répartit
étire boucle débrouille
désigne lance - et s’en va.

Le poète déglutit
mâche goûte humecte mord
racle rumine ronchonne
ronge siffle serine
lape susurre murmure
savoure salive entonne
grogne grince décortique
attise souffle - et se tait.

 

Ce poème présente une double fonction : il est représentatif, à la fois, du discours comparatif et de l’imitation. Dans cette dernière perspective, le principe formel de la variation, qui s’applique à l’ensemble du recueil, correspond étroitement à celle que Picasso a réalisée avec cette suite de douze dessins déclinant une thématique pastorale antique. Quant au poème cité, la parataxe et l’accumulation verbale ont pour fonction de mimer une gestuelle qui, au vu des dessins, apparaît comme avoir été incomparablement rapide.

En ce qui concerne maintenant le discours comparatif, il nous intéresse ici non seulement pour son contenu - car il donne la parole au poète sur le sujet qui nous occupe - mais encore pour la mise en place de principes formels qui exemplifient son propos. Ces deux strophes, constituées respectivement d’un sujet suivi d’une série de verbes employés absolument, juxtaposés sans ponctuation, obéissent au même moule formel : le peintre/le poète+22 verbes+un tiret+et s’en va/et se tait. Pour le premier, les verbes impliquent une action de la main, pour le second, une action ayant pour siège la bouche. Du côté du peintre prévalent les bilabiales, la latérale L et surtout les dentales, du côté du poète les vélaires, les nasales et les sifflantes ; pour l’un comme pour l’autre, le phonème dominant est la vibrante R ; en ce qui concerne les voyelles, au premier revient l’aperture du A, au second la fermeture des I et des U. Ces distinctions phonétiques ne sont pas à interpréter au niveau du sens, mais au regard de leur fonction, qui est d’intensifier les distinctions lexicales. Chacun des créateurs, peintre et poète, a affaire à un matériau distinct. Néanmoins, la similarité de structure et le partage du R rapprochent les actions de la main et de la langue : l’une et l’autre triturent et modifient une matière concrète. L’accumulation verbale fournit une image sensible de pétrissement obstiné qui, selon Jean Tardieu, appartient également aux deux types de procès créateur.

 

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[18] J. Tardieu, Figures, op. cit., pp. 113-116 [Q. pp. 179-180].
[19] W. Georges, Les Marmorées de Joséphine Beaudoin, Paris, Fernand de Nobele, 1965. Texte repris dans J. Tardieu, Le Miroir ébloui, op. cit., pp. 219-220.
[20] G. Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, « Poétique », 1982.
[21] J. Tardieu, Obscurité du jour, op. cit., pp. 89-91 [Q. pp. 1035-1037].
[22] Voir note 16.
[23] J. Tardieu, L’Ombre la branche, avec des lithographies de Jean Bazaine, Paris, Maeght, 1977 [Q. pp. 1233-1235]. Pour d’autres exemples du même type, voir aussi J. Tardieu, Hollande, avec des dessins et des aquarelles de Jean Bazaine, Paris, Maeght, 1962 [Q. pp. 924-935].
[24] J. Tardieu, L’Espace et la flûte. Variations sur douze dessins de Picasso, Paris, Gallimard, 1958 [Q. p. 711].