Les poèmes traduits des arts de Jean Tardieu
- Frédérique Martin-Scherrer
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Fig. 12. J. Tardieu, Figures, 1944
Fig. 14. J. Tardieu, « Crescendo decrescendo », 1962
Fig. 15. J. Tardieu, « Paysage nocturne », 1986
Fig. 16. J. Tardieu et P. Picasso, L’Espace et la flûte, 1958
Fig. 18. J. Tardieu et H. Hartung, Les Figures du
mouvement, 1987
Fig. 20. J. Tardieu et H. Hartung, Un monde ignoré
vu par Hans Hartung. Poèmes et légendes de Jean
Tardieu, 1974
Le discours comparatif occupe donc la place la plus proche du pôle poésie. A partir de là, on constate que les textes se répartissent selon les degrés d’une échelle d’attraction picturale, en se dirigeant vers un mimétisme qui peu à peu réduit le discours à une présence de plus en plus discrète, jusqu’au moment où les textes font sans dire. Ainsi se dégagent d’autres classes de textes, non pas écrits sur mais informés par la peinture. Le texte entre alors dans une relation de dérivation par rapport à son modèle, comparable à celle que décrit Gérard Genette à propos des écritures secondes, qui tantôt transforment, tantôt imitent un texte antérieur qui leur sert de modèle. On pourrait, à sa suite, nommer transformation et imitation les deux étapes intermédiaires entre un point de départ occupé par le discours comparatif et un point d’arrivée où se manifeste une appropriation des qualités visuelles de l’œuvre d’art.
La transformation s’incarne dans un « objet d’expression » [13], qui cherche à rendre compte, sous une forme généralement métaphorique, de l’effet opéré par l’œuvre peinte sur le contemplateur. Elle se manifeste dans les « Phares » de Baudelaire, ou chez Jean Tardieu dans la « Figure », sorte de portrait du peintre vu à travers l’ensemble de son œuvre [14]. Le texte présente la vision ou l’idée que la mémoire, la réflexion et la sensibilité de celui qui parle conservent de l’opus d’un peintre : l’image de la blessure, par exemple, résume celui de Wols aux yeux de Jean Tardieu ; le point de vue, centré sur le sujet, se place du côté de la réception ; le registre de ces proses ou poèmes est lyrique et élogieux. On pourrait dire que la « Figure » est une forme moderne de l’ancienne ekphrasis (figs. 12 et 13 ).
L’imitation, quant à elle, travaille sur le matériau verbal de manière à « pasticher » - au prix d’une transposition d’un médium à l’autre - les traits stylistiques d’un artiste en particulier ou les techniques d’un mouvement artistique en général. Le texte, calquant ses procédés sur ceux de l’œuvre dont il procède, reproduit des traits picturaux à travers le recours systématique à tel ou tel procédé linguistique. L’imitation s’intéresse aux processus de création et suppose une attention centrée sur l’objet ; sa tonalité dépend de celle du modèle : le registre lyrique dans ce cas n’est pas expression du sujet de l’énoncé, mais du sujet tel qu’il se manifeste dans l’œuvre plastique ; Jean Tardieu par exemple l’utilise dans des poèmes transposant l’œuvre de Bazaine (fig. 14) tandis qu’il recourt au registre ludique lorsqu’il « traduit » des ramollissements de Pol Bury.
Si l’on compare entre elles ces deux étapes intermédiaires que sont la transformation et l’imitation, on voit que le degré d’influence du pôle poésie et du pôle peinture se contrebalancent : dans la première, l’œuvre picturale est modifiée par sa transformation en représentation verbale, tandis que la seconde obéit à la direction inverse : c’est alors le langage qui est façonné ou informé par le modèle plastique. L’imitation entretient un lien plus étroit avec l’objet pictural, parce que le langage, lorsqu’il est employé comme un matériau concret, est susceptible d’être moulé sur des procédés plastiques particuliers.
Or le texte peut s’approcher plus encore d’une peinture, en s’appropriant son statut d’objet d’art. Lorsque l’auteur dispose le poème dans la page de manière à former une véritable composition visuelle, comme le fait Jean Tardieu avec les Poèmes à voir, il produit une œuvre qui se situe exactement à la limite entre littérature et art pictural (fig. 15). La plasticité du poème « dessiné à la main » suffit à signifier le rapport qu’entretient alors l’écriture avec les arts plastiques : non seulement le texte ne contient plus aucune parcelle de discours comparatif, mais encore il ne cherche nullement à « traduire » une œuvre d’art particulière, sous quelque forme que ce soit. Dans ces poèmes-tableaux ne figure plus la moindre allusion à l’art pictural, qui s’est tout entier transféré dans les formes visibles disposées sur la surface entière de la page.
Au long de ce vecteur imaginaire que l’on peut tracer du pôle verbal au pôle pictural, il y aurait donc ces degrés : la comparaison, la transformation, l’imitation, enfin l’appropriation. C’est la troisième étape de cette typologie que je voudrais ici développer.
La dérivation par imitation
L’écriture qui se détermine par imitation varie en fonction de son modèle : chaque fois le poète adopte une formule particulière.
Ce qui est constant alors est moins la forme du texte ou son style que l’intention présidant à l’entreprise : d’abord, une grande confiance dans la faculté prêtée aux arts non verbaux d’incarner de façon sensible différentes manières d’être au monde. Les œuvres peintes offrent une sorte de relais permettant de contourner les problèmes que pose l’application directe du langage au réel brut. La projection en direction du monde (extérieur et intérieur) d’une vision préétablie par des données linguistiques arbitraires conduit à mettre en doute leur aptitude à en rendre compte ; appliquées aux œuvres plastiques en revanche, elles se justifient par la mise en relation d’un artefact verbal avec un artefact plastique, en amont duquel d’ailleurs nichent aussi des conventions dont l’artiste se méfie et qu’il cherche à déjouer. C’est pourquoi Jean Tardieu a la conviction que l’art des mots ne peut que gagner à ce contact : mettre la poésie à l’école des peintres pour en renouveler et raviver les capacités, tel est l’un des motifs mis en avant par le poète.
Mais il a aussi l’ambition de découvrir un équivalent à la démarche esthétique incarnée par telle ou telle œuvre plastique, c’est-à-dire le désir de comprendre comment cela s’est fait, non pas à l’aide d’un discours analytique mais par « traduction » d’un médium à l’autre et d’engager un travail qui entre en concordance avec celui d’un artiste. L’admiration alors le dispute à l’envie, ainsi que l’écrit Jean Tardieu dans sa « Lettre à un graveur visionnaire » : « J’envie l’inventeur de formes qui peut, comme vous le faites, imaginer, par exemple, un signe expressif qui n’existe dans aucun alphabet. » [15]. C’est cet aiguillon-là qui pousse le poète à innover, à découvrir des zones inexplorées dans la langue.
Chacune de ces entreprises ouvre à l’interprétation de nombreuses perspectives : l’origine de chaque projet, ainsi que la genèse du texte lui-même, dont on peut suivre les recherches et les tâtonnements de manuscrit en manuscrit ; le type de collaboration, par interventions successives ou alternatives, avec le peintre, le graveur ou le sculpteur ; le degré d’intimité avec l’œuvre et son créateur, tel qu’il se révèle à travers des textes qui déclinent toutes les formes d’entente : sympathie, complicité, affinité, et même, comme le dit Jean Tardieu à propos de Jean Bazaine, « osmose » ; les modalités des « traductions » et le rapport qu’elles entretiennent avec leur modèle ; la lumière que ces équivalences projettent sur l’œuvre picturale transposée d’une part, et ce qu’elles révèlent des obsessions qui hantent l’œuvre du poète d’autre part ; enfin l’équilibre du résultat, la manière dont les éléments textuels ou plastiques interagissent ou se répondent, et l’étonnante aventure de réception qui nous est ainsi offerte - tout cela nécessite une analyse approfondie qui ne saurait trouver place dans le rapide survol que je propose ici. Je me bornerai donc à l’exploration du « comment » tel qu’il apparaît dans le résultat, c’est-à-dire le texte fini.
Les « transpositions » ont été généralement publiées dans des livres illustrés : textes et images se présentent bord à bord, un peu comme dans une édition bilingue (figs. 16, 17 , 18 et 19 ). Le lisible et le visible sont en constante interaction : c’est comme si s’ouvrait, au sein même du sentiment esthétique, un œil critique dans la conscience du lecteur. Cependant, ces textes ne sont généralement accessibles que dans des éditions courantes, où ne figure pas la source plastique. Or la traversée de l’œuvre plastique a donné tant de corps à leur signification qu’ils tiennent debout tout seuls : si l’œil critique alors se ferme, reste la dimension poétique, qui n’est en rien diminuée par l’absence de ce qui fonde sa configuration. La « Complainte du verbe être » est un beau poème, très « Tardieu » d’ailleurs, que bien peu ont pu lire dans l’édition Skira, où il sert de légende aux « cailloux » de Hans Hartung [16] (fig. 20). Aucune dédicace ne signalant que l’admirable variation de « Fleurs et abîme » [17] provient des bouquets peints par Odilon Redon, ce poème a toujours été reçu par le lecteur en dehors de tout référent plastique.
Chaque fois qu’il y a transposition, deviennent perceptibles les constituants du langage ou encore les conventions de l’écriture poétique, traités en tant que matériau : un système se met en place, qui porte en avant tel ou tel élément de manière particulièrement manifeste. Par exemple, des vers laborieux, le recours à la polysyndète, l’emploi d’adjectifs d’une simplicité enfantine, l’énumération cocasse des références aux tableaux entendent re-présenter l’application scolaire que le Douanier Rousseau mettait à peindre ses modèles, allant jusqu’à mesurer avec un mètre de couturière l’espace qui séparait leurs sourcils, sans jamais parvenir à la perfection académique à laquelle il aspirait :
[…] J’empêcherais aussi de s’en aller de la mémoire
les souvenirs de notre service militaire
dans les pays épais des Colonies
et côte à côte rassemblés comme par un songe
je placerais sur les étagères du monde,
avec leurs couleurs véritables et devenues sans danger,
la charrette du voisin et son cheval tout neuf
dans l’avenue de banlieue aux arbres ronds
et les flamants et les grands lotus et les petits palmiers
le gros enfant apoplectique et son pantin
et le tigre méchant et ma femme défunte
et les singes suceurs de gros soleils orange.
[…]
[13] J. Tardieu, Les Portes de toile, op. cit., p. 29 [Q. p. 960].
[14] J. Tardieu, Figures, Paris, Gallimard, 1944 [Q. pp. 162 et sq.].
[15] J. Tardieu, « La vérité sur les monstres (Lettre à un graveur visionnaire) », dans L’Accent grave et l’accent aigu. Poèmes (1976-1983), Paris, Gallimard, « Poésie/Gallimard », 1986, p. 166 [Q. p. 1277].
[16] J. Tardieu et H. Hartung, Un monde ignoré vu par Hans Hartung. Poèmes et légendes de Jean Tardieu, Genève, Skira, 1974 [Q. p. 1059].
[17] J. Tardieu, Jours pétrifiés, Paris, Gallimard, 1947 [Q. pp. 257-259].