L’œuvre romanesque de Félix Vallotton :
une fiction ekphrastique ?

- Julie Fäcker
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Fig. 3. F. Vallotton, « Sur la table, la lampe
éclairait », v. 1907

Fig. 4. F. Vallotton, « Jules Renard », v. 1896

Notons ici le motif de l’abat-jour, très présent dans la littérature romanesque et dans plusieurs œuvres de Vallotton (fig. 3). L’objet lui est précieux – ainsi qu’aux autres peintres nabis – pour justifier l’une des caractéristiques fondamentales de ses travaux artistiques : le contraste. Le blanc et le noir tranché de ses gravures ainsi que les jeux de clairs-obscurs de ses peintures sont une fois de plus l’occasion pour lui de souligner les silhouettes ainsi que, pour ses œuvres les plus tardives, d’exalter les volumes. On retrouve ces divers éléments suggérés ou non par une source de lumière dans ses romans : « La lampe, sur ces choses éparses, versait une lueur pacifique et d’apaisement ; la soie luisait, et de grands pans d’ombre en soulignaient les modelés. Un frisson me prit à voir certains reliefs tendus comme des seins […] » [45] ; « […] la première chose que j’aperçus fut la masse noire de ses cheveux sur l’oreiller (…) Je pris sa main, pauvre petit objet transparent et couleur d’ivoire, que les veines sillonnaient en bleu, d’un relief élastique » [46] ; « Des routes éblouissantes de blancheur s’entrecroisaient partout ; très loin, vers l’extrême sud, le lac étendait sa nappe vaporeuse, soudain nette et couleur d’ardoise lorsque soufflait le vent d’ouest » [47]. Apparaît également l’arabesque dans ces passages – les veines « sillonnaient » les mains en bleu et les routes « s’entrecroisaient » – rendant ces descriptions particulièrement visuelles.

Clément Dessy a relevé, dans La Vie meurtrière, une proximité similaire de la ligne sinueuse avec l’évocation du masque [48]. Ce dernier est un élément crucial dans l’œuvre de Vallotton. Il se réfère directement au Livre des Masques de Remy de Gourmont que l’artiste a illustré et qui a fini de le rendre célèbre : ses petites gravures en noir et blanc – trente pour le premier tome, vingt-trois pour le second – auront définitivement désigné l’artiste comme portraitiste original (fig. 4). Le terme de « masque », s’il n’a pas été imaginé par le peintre, aura en tout cas reçu son approbation, comme l’indique une lettre que lui adresse l’auteur de l’ouvrage : « Vous convient-il pour vos têtes le mot masque ? » [49]. Le mot apparaît par ailleurs à de très nombreuses reprises dans ses romans, surtout dans Corbehaut : « […] Melle Germaine se leva ; il entrevit dans la fumée, un masque contracté » [50] ; « Hermance éperdue lui labourait le visage de ses ongles ; ainsi sanglant, ce masque rappelait en plus vil celui de l’ancêtre Yves […] » [51] ; « Il l’évoqua là, survivant à tous les siens et se livrant à des promenades farouches, de bout en bout, passant de l’ombre au jour avec un masque ravagé, spectral » [52]. Métaphore du visage – déformé par la colère ou l’émotion généralement – dans ces exemples, le masque peut aussi apparaître en tant qu’objet physique – « Il n’avait plus ni nez, ni lèvres et les chirurgiens durent lui fabriquer un masque pour que sa vue devînt supportable » [53] ; « […] les personnages, des femmes enlacées et nues portaient un masque » [54] – ainsi qu’au travers de la thématique du double. Voici Cortal et Monsieur Honoré qui examinent une vieille photographie :

 

– Rien de particulier ne vous frappe en elle ? Regardez bien.
« Où veut-il en venir » pensa Pierre.
– Tenez, avec ceci, dit M. Honoré qui lui passa une loupe de poche.
– Oh !... fit Pierre Cortal après examen, on dirait que cette figure est artificielle.
– Elle l’est.
Avec le grossissement apparaissait mal dissimulé par le fard un faciès dévasté, une chair appauvrie, des yeux mornes, un sourire faux. La pauvre femme engoncée dans les falbalas et toute raidie qu’elle fût au milieu de ses oripeaux désuets n’était plus à la voir ainsi dépouillée qu’un mannequin vidé, une loque tendue par l’effort et la volonté crispée de faire illusion [55].

 

Le recourt si fréquent au masque dans le troisième roman de Vallotton est justifié par l’un des personnages lui-même :

 

Ce désordre, il faut le dissimuler ; pour cela les existences se verrouillent et les bouches se closent. On vit boutonné derrière un masque, Monsieur, et vous ne sauriez croire à quelles basses turpitudes sont en proie tant de bourgeois que nous rencontrons, malgré leurs faces débonnaires [56].

 

Vallotton assigne donc une valeur symbolique aux masques de ses romans. Ils ne désignent pas seulement le visage des personnages, ils signalent encore leur hypocrisie et participent dès lors de l’objectif général des récits : révéler «certains dessous de la bête humaine [et] ce dont elle est capable » [57].

Au regard de l’exemple de Félix Vallotton, le processus ekphrastique – envisagé ici au sens de transposition de l’univers pictural, nous le rappelons – investi dans le roman et élaboré par un peintre lui-même, suscite des déploiements originaux. Les caractéristiques du genre permettent non seulement une reformulation des motifs récurrents, des procédés et des éléments constitutifs de l’œuvre d’art mais représentent encore des outils d’expression supplémentaires : l’artiste peut écrire ce qu’il ne parvient à peindre. Plus encore, la transposition des procédés à l’œuvre dans la production plastique peut engendrer de nouvelles exploitations et problématiques littéraires. Dans le cas des romans de Vallotton, ce sont les thèmes de la bourgeoisie, de l’amour dégénéré et de la guerre qui, transposés dans la narration, sont hiérarchisés, articulés et étendus en une dimension universelle et atemporelle. L’art et la littérature, dans leurs aspects mercantiles et institutionnels, sont quant à eux évoqués pour la première fois, Vallotton n’ayant pu ou voulu les figurer dans son art. Le caractère ironique que revêtent ses productions plastiques par le biais du titre, est lui aussi adapté à la forme romanesque et diversifié : de l’ironie situationnelle picturale, l’écriture explore également l’ironie verbale et l’ironie de situation narrative. Il en va de même pour la réflexivité critique, restée timide dans les peintures et gravures de l’artiste, qui se trouve amplifiée et systématisée dans ses romans. Enfin, l’esthétique générale de son art, à savoir le travail sur la visibilité des composantes et non du sujet, se traduit, en littérature, par la rupture de l’illusion narrative et la révélation de ses propres mécanismes. Quant à ses différents constituants tels que l’arabesque et le masque, ils se libèrent dans la narration de leur caractère exclusivement pictural et visuel, et se chargent d’un rôle métaphorique.

 

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[45] F. Vallotton, La Vie meurtrière, op. cit., pp. 179-180. Nous soulignons.
[46] Ibid., p. 200. Nous soulignons.
[47] Ibid., p. 23. Nous soulignons.
[48] Cl. Dessy, Les Ecrivains devant le défi nabi. Positions, pratiques d’écriture et influences, op. cit., p. 386.
[49] Voir lettre de 1896 de Remy de Gourmont à Vallotton dans F. Vallotton, Félix Vallotton : documents pour une biographie et pour l’histoire d’une œuvre, op. cit., vol. I, p. 149.
[50] F. Vallotton, Corbehaut, op. cit., p. 110. Nous soulignons.
[51] Ibid., p. 89. Nous soulignons.
[52] Ibid., p. 190. Nous soulignons.
[53] Ibid. 101. Nous soulignons.
[54] Ibid. p. 216. Nous soulignons.
[55] Ibid. pp. 157-158.
[56] Ibid. p. 179. Nous soulignons.
[57] Ibid., p. 136.