L’œuvre romanesque de Félix Vallotton :
une fiction ekphrastique ?

- Julie Fäcker
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Fig. 1. F. Vallotton, La Tranchée, 1915

Fig. 2. F. Vallotton, Le Mensonge, 1897

Le pessimisme caractéristique des œuvres du peintre apparaît dans ses romans, à travers des thématiques similaires. Les Soupirs de Cyprien Morus décrit une famille avilie par la richesse et la quête de réputation. L’anéantissement relationnel systématique est exposé dans La Vie meurtrière. Quant à Corbehaut, il souligne, par l’évocation de désolation généralisée qu’il propose au lecteur, les dégâts irrémédiables de la guerre sur l’humanité. L’arrière-plan de l’œuvre plastique, décliné au travers d’une série de motifs récurrents, apparaît donc transposé dans les pages de ses récits pour en constituer le cadre narratif. Mais alors que les productions artistiques de Vallotton apparaissent comme autant de représentations distinctes et discontinues de ces thématiques pessimistes, le passage à l’écriture romanesque permet au peintre de les articuler entre elles et d’en proposer une synthèse. Ainsi, la guerre, représentée explicitement dans l’œuvre picturale de l’artiste (fig. 1), se dessine en arrière-fond de Corbehaut, comme pour signaler qu’elle est la cause directe de la déshumanisation et des mœurs perfides de ses personnages [14]. Le motif plastique devient donc un élément structurel et fonctionnel dans le récit.

La noirceur propre aux romans de Vallotton touche également des sujets qu’il n’a pas – ou peu – explorés en peinture, comme l’art et la littérature. Ses récits lui permettent donc d’adopter une posture réflexive critique plus difficile à mettre en œuvre dans la peinture (même si l’artiste s’y est essayé, nous y reviendrons). Ses deux premiers romans dénoncent, souvent avec humour, les institutions artistiques tel que le Salon de Paris, et plus encore les versants mercantiles de l’art. L’ekphrasis y est elle-même mise en abyme au travers des échanges de personnages purement matérialistes dans lesquels la peinture est perçue en termes de valeur commerciale, la valeur artistique ou symbolique passant à l’arrière-plan. Cette perspective coupe court au discours et à la description de l’œuvre (que le spéculateur est d’ailleurs incapable de « voir ») car elle réduit l’œuvre à son prix :

 

– Ce tableau-là vient de Hollande, dit Alba, mon mari l’a rapporté lui-même ; il représente des paysans qui… mais on ne voit pas très bien à cause du jour… La vérité est que ne l’ayant jamais regardé elle se trouvait interloquée, d’ailleurs le marquis était plus loin :
– Il est d’un imitateur de Jean Both, Madame ; ces peintures-là ne sont pas du meilleur moment de l’Ecole…
– Nous l’avons cependant payé dix-huit mille francs… [15]

 

Corbehaut s’attaque quant à lui plus volontiers à la littérature : le héros, Pierre Cortal, est un médiocre feuilletoniste, dont Vallotton dévoile les procédés de l’écriture banale et répétitive. Le processus de création est systématiquement démythifié et essentiellement considéré sous l’angle de « recettes » efficaces pour la vente.

Si l’artiste diversifie et développe les thématiques défaitistes de ses œuvres dans ses romans, s’il en exprime les imbrications, l’écriture est également pour lui l’occasion d’en affirmer l’universalité : sont dénoncées les vices de toutes les classes sociales de la société de l’époque, de Paris comme de la province. Plus encore, le peintre emploie ses récits à affirmer l’atemporalité d’un tel sentiment : l’avilissement remonte aux origines de la civilisation, et c’est d’ailleurs souvent le passé familial des personnages ou simplement leur nature humaine « forcément pervertie » qui les condamnent inexorablement à l’échec. L’intrigue entière de La Vie meurtrière illustre cette question : Jacques Verdier se croit victime d’une « malédiction » qui tue ou anéantit l’existence de ses proches. Les causes de cette tare se justifient par l’idée – exploitée largement dans la tradition du roman naturaliste – de l’hérédité :

 

Hérédité !... Le mot m’accrocha au passage, et voilà qu’instantanément surgit en son relief la silhouette obscène de Mériolles ; la sueur me coula du front, car jamais je n’évoquais mon père de la sorte, et, sitôt plantée, l’affreuse hantise me posséda. Plus rien, dès lors, ne me put ôter la certitude que la démence qui me poussait à travers le monde comme une calamité, et celle qui s’éteignait sous les verrous du cabanon, étaient des tares qui portaient le sceau de la même origine.
A quelle ascendance faire remonter le poids initial d’un tel héritage, je ne me risquai point à le chercher ; mais, dépositaire actuel et propagateur du fléau, je sévissais dans la forme à moi dévolue par d’impénétrables décrets ; après quoi je le transmettrais à mes descendants, afin que par leurs soins et à perpétuité les gens de mon nom pussent poursuivre leur besogne [16].

 

Il est intéressant de noter que la littérature est elle-même touchée par une fêlure inhérente et transmissible. Dans Corbehaut, Pierre Cortal, cherchant à donner plus de consistance à l’un des personnages de son roman-feuilleton, décide de « lui fourrer un grand-père alcoolique (…) et quelques bonnes petites tares héréditaires » [17]. Il estime par ailleurs que pour que le drame de son histoire « se tienne, (…) il faudra créer une logique, un destin qui commande les faits et les rende inéluctables » [18]. La structure même de ses récits est commandée par ce principe : « Pierre Cortal avait imaginé pour son nouveau roman, une manière de suite à "Corbehaut", un "Corbehaut" modern-style transposé dans la vie actuelle avec tous les vices de l’aîné » [19]. Le projet scriptural de Vallotton semble donc porter en lui-même son propre échec, atteint par ce geste démystificateur qui en sape les fondements. Posture paradoxale donc que celle de ce peintre qui écrit pour dénoncer une forme de faillite de la littérature.

 

Rire grinçant

 

Ce constat désillusionné retentit avec d’autant plus de puissance que Vallotton le dresse en riant. Les textes qu’il illustre dans le Cri de Paris, La Revue blanche ou encore L’Assiette au beurre, sont évocateurs de son criant sarcasme. Les titres de ses gravures le sont tout autant et instaurent d’emblée un rapport problématique entre texte et image, court-circuitant la « lecture » du tableau. Le Mensonge (1897) (fig. 2) figure ainsi la représentation d’un couple tendrement enlacé et Le Triomphe (1897) celle d’une femme adressant un regard médisant à son compagnon en pleurs. L’ironie de situation « picturale » [20] qui se donne à lire ici se rencontre également dans les romans de l’artiste à de nombreuses reprises : la contraction qui naît de la confrontation du titre et de l’image se manifeste de même, dans ses romans, comme une rupture au sein d’un moment narratif figé. La pièce de théâtre dont on offre une place à Lucien, l’un des protagonistes principaux des Soupirs de Cyprien Morus, a ainsi pour titre Le Monde où l’on s’ennuie [21] et le narrateur de La Vie meurtrière détaille comment le manuscrit testamentaire de Verdier, qui portait alors le nom d’Un amour, s’est vu transformé en Un meurtre. L’ironie de situation « picturale » naît également de fractures brusques et inattendues dans le langage des personnages, principalement dans celui des bourgeois. Alors qu’ils cultivent une expression policée en présence du beau monde parisien, ils se laissent aller à la vulgarité, voire à l’injure, dans un cadre plus intime. Les Morus, recevant chez eux le marquis de Roquebert, voient ainsi avec horreur l’arrivée de Dinah et de sa ribambelle d’enfants infirmes :

 

– Croyez bien, Monsieur le marquis, que je ne suis pour rien dans cette sotte entrée, mais ma sœur est peu faite aux habitudes parisiennes.
– Nous la voyons fort peu, du reste, crut devoir ajouter Alba [22].

 

Mais celle-ci de déclarer en aparté à sa belle-sœur quelques lignes plus loin, au sujet de l’intérêt que porte le vieil homme à l’une de ses filles : « – Il paraît que ce marquis n’a pas assez vu ta Zulma et qu’il tient à la regarder de près. Il demande que tu la lui prêtes le jeudi, tu feras ce que tu voudras » [23]. L’ironie corrobore ici l’hypocrisie et la dualité de l’être et du paraître des individus que Vallotton cherche à souligner dans ses romans, et participe par là-même de leur pessimisme général. La duplicité, présente dans le rapport entre images et titres, trouve donc également son mode d’expression dans les récits de l’artiste.

 

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[14] D. Maggetti, « Introduction. La trace de l’ange malgré la bête triomphante  », dans F. Vallotton, Corbehaut, op. cit., p. 10.
[15] F. Vallotton, Les Soupirs de Cyprien Morus, op. cit., pp. 71-72.
[16] F. Vallotton, La Vie meurtrière, op. cit., p. 148.
[17] F. Vallotton, Corbehaut, op. cit., p. 40.
[18] Ibid., p. 126.
[19] Ibid., p. 31.
[20] P. Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Seuil, 2001, p. 52. Les éléments contradictoires propres à l’ironie situationnelle sont rapprochés dans un même cadre ; au sein d’une même vision, par opposition à l’ironie dite « narrative » dont le renversement apparaît dans le temps.
[21] F. Vallotton, Les Soupirs de Cyprien Morus, op. cit., p. 84.
[22] Ibid., p. 76.
[23] Ibid., p. 79.