L’œuvre romanesque de Félix Vallotton :
une fiction ekphrastique ?
- Julie Fäcker
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Si ces quelques exemples apparaissent de manière ponctuelle dans les récits de l’artiste, l’ironie situationnelle que Pierre Schoentjes qualifie de « narrative » [24] forme quant à elle un véritable principe structurant. La majeure partie du récit des Soupirs de Cyprien Morus consiste à exposer les stratagèmes du personnage pour qu’on lui octroie la légion d’honneur. Les politesses, réceptions et prêts d’argent qu’il distribue à tout va semblent porter leurs fruits mais le jury décide finalement de récompenser son frère, César Morus, qui avait été renié par sa famille pour avoir mis enceinte sa maîtresse. Ce renversement, qui soulève bien entendu un questionnement moral, est tout autre dans La Vie meurtrière dont l’ironie de situation se rapprocherait plus de ce que nous appelons communément « l’ironie du sort » : Verdier survit à tous ses proches jusqu’à ce qu’il décide à son tour de se donner la mort. L’ironie narrative est exclusivement verbale et ne saurait s’exprimer que très difficilement en peinture, son déploiement s’effectuant sur la durée. Le processus ekphrastique pris en charge par Vallotton est donc ici plus complexe : l’artiste réutilise le principe de discordance sur lequel repose ses œuvres plastiques mais l’étend aux ressources que lui offre le genre romanesque, à savoir la temporalité narrative dans ce cas.
Il en va de même pour l’ironie verbale qui ne se manifeste qu’à travers un énoncé, et qui, dans le roman, peut être très aisément assumée par un personnage ou un narrateur. Dans les récits de Vallotton, elle donne à entendre la voix et les opinions de l’artiste lui-même qui l’utilise ainsi surtout afin d’insister sur la dépravation de son temps, l’art inclus. Lucien, dans Les Soupirs de Cyprien Morus, raconte ainsi avec sarcasme son pénible travail à l’administration des Beaux-arts : « Il n’est (…) pas obligatoire du tout que telle statue ou telle colonnade existe en fait, mais il l’est qu’on en ait ici la trace. Au point de vue administratif, la disparition de l’objet est cent fois moins grave que ne le serait son dossier » [25]. Notons que l’ekphrasis est une fois de plus enchâssée dans ce passage où le commentaire sur l’œuvre est désacralisé, réduit à une fonction proprement institutionnelle. L’objet d’art ne compte pas, seule compte sa trace administrative, son « dossier » : l’écrit prend donc la place de l’art, non pour l’exalter mais pour le vider de son essence, pour en faire un objet de marchandage (cf. supra) ou d’inventaire.
Les récits présentent enfin une troisième forme d’ironie, plus complexe et plus rare, qui s’inscrit pleinement dans la modernité littéraire de l’époque. Le romantisme allemand dans lequel elle puise ses sources lui vaut l’appellation d’« ironie romantique » [26]. Théorisée par Friedrich Schlegel, elle consiste au départ en une attitude de distanciation vis-à-vis du monde dans le but d’en percevoir le chaos et les contradictions. Investie dans l’art, l’ironie romantique se fonde sur deux principes, la rupture de l’illusion et la distanciation critique, qui permettent d’objectiver l’œuvre et d’y poser un regard critique. On peut affirmer que la première de ces caractéristiques au moins trouve sa place dans la production plastique de Vallotton. Si nous avons vu en effet qu’il accorde de l’importance aux sujets de ses toiles, l’illusionnisme est toutefois absolument rejeté par l’artiste – et par l’ensemble du groupe des nabis d’ailleurs –, et les qualités proprement plastiques des œuvres sont mises en avant : les courbes, les formes et les contrastes sont exaltés, parfois au détriment du sujet. La rupture de l’illusion s’affirme également, dans les romans du peintre, par la mention récurrente du narrateur ainsi que du lecteur : « Le lecteur sourira d’une telle puérilité, mais reconnaîtra néanmoins que Lucien Noral n’était pas absolument illogique en ses déductions » [27] (exemple tiré des Soupirs de Cyprien Morus), fait brutalement éclater le vraisemblable de la narration et découvre le caractère artificiel et construit du texte.
Toutefois, c’est bien plus la distanciation critique qui est développée dans les trois récits, peut-être justement parce que cette facette de l’ironie est difficilement exprimable en peinture. Une certaine réflexivité a pu se manifester dans l’œuvre plastique de Vallotton – lorsqu’il grave Les Amateurs d’estampes ou qu’il compose des autoportraits le représentant avec ses attributs de peintre – mais la prise de distance avec le travail créatif est peu perceptible. Dans ses romans, la distanciation critique est largement visible et se manifeste par de nombreux procédés. Le premier, l’intertextualité, participe également de la fracture de l’illusion : « faire référence à d’autres textes, c’est du même coup poser son propre récit comme un texte, imposer son appartenance au corps littéraire » [28]. Mais plus qu’évoquer d’autres littérateurs ou d’autres ouvrages, les romans de Vallotton prennent du recul par rapport aux œuvres qu’ils mentionnent. « Je suis revenu des petites histoires qu’on tire en gros caractères sur papier épais (…) Sans aller jusqu’à Marcel Proust… » [29] déclare Cortal en parlant de ses romans-feuilletons : la distance qu’il prend avec l’écriture très élaborée de l’auteur d’A la recherche du temps perdu est ici évidente.
Outre l’intertexte, c’est encore au métatexte que Vallotton recourt pour accentuer l’aspect réflexif et autocritique de ses récits. Tous trois présentent des allusions aux thématiques récurrentes du genre romanesque – l’amour et ses variantes – ainsi qu’aux raccourcis souvent pris par les auteurs pour décrire les relations humaines : « […] [Alba] commençait à éprouver qu’il n’est pas toujours simple de tromper son mari et que les romanciers sont des blagueurs qui jouent avec le sujet » [30] ; « "Aimerais-je sérieusement, par hasard ?" Aimer… je ne pus m’empêcher de sourire au passage de ce mot illustre et littéraire. Aimer… "Le coup de foudre, alors !... comme dans les romans !" » [31]. Alba trompant effectivement son mari par la suite et Verdier se laissant finalement succomber à l’amour, les romans de Vallotton sont assimilés à ceux ciblés par ces propos. On peut percevoir un phénomène d’autodérision identique, par le biais de la métatextualité développée dans Corbehaut. Les passages suivants concernent le nouvel ouvrage de Pierre Cortal, qui se veut plus travaillé et abouti que les romans-feuilletons qu’il a habitude d’écrire :
Pour corser l’intérêt, je situerai l’action dans un port d’importance plutôt que dans un trou, Saint-Malo, par exemple ; j’y gagnerai des éléments et cela me permettra des effets et une figuration plus variés [32].
Le premier chapitre était des environs de Prestel et de la ville même ; Pierre tenant à ce que ce début de l’ouvrage fût expressif avait mis de la coquetterie à le parfaire ; il importait que le lecteur fût averti dès les premières pages d’entreprendre un livre sérieux ; aussi les bourra-t-il de détails pittoresques et locaux [33].
[…] bourrer mon affaire d’incidents ou de péripéties inutiles en affaiblirait le sens et ce livre doit être mené à coups de marteau. Non, je m’en tiendrai aux seuls dires de M. Honoré. Pour enchaîner et remplir les intervalles, je ferai traîner les descriptions, ce qui me permettra de caser un peu de pittoresque. J’y gagnerai un fond neutre, une manière de grisaille excellente pour donner du ton à mon bonhomme et doubler l’effet de ses pétards [34].
[24] P. Schoentjes, Poétique de l’ironie, op. cit., p. 53.
[25] F. Vallotton, Les Soupirs de Cyprien Morus, op. cit., p. 85.
[26] Ibid., pp. 100-134.
[27] F. Vallotton, Les Soupirs de Cyprien Morus, op. cit., p. 219.
[28] M-A Voisin-Fougère, L’Ironie naturaliste. Zola et les paradoxes du sérieux, Paris, Honoré Champion, « Romantisme et Modernités », 2001, p. 71.
[29] F. Vallotton, Corbehaut, op. cit. p. 137.
[30] F. Vallotton, Les Soupirs de Cyprien Morus, op. cit., p. 213. Nous soulignons.
[31] F. Vallotton, La Vie meurtrière, op. cit., p. 76. Nous soulignons.
[32] F. Vallotton, Corbehaut, op. cit., p. 127.
[33] Ibid., p. 229.
[34] Ibid., pp. 175-176.