Défaire et refaire l’image :
l’illustration imprimée à l’épreuve
de sa reproductibilité technique
Trung Tran
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Fig. 12. G. Corrozet, Le Tableau de Cebes de Thebes, 1543
Fig. 14. Fr. Habert, Le Philosophe parfaict, 1542
Fig. 15. La Diffinition et perfection d’amour, 1542
Fig. 16. G. Corrozet, Hécatomgraphie, 1540
Fig. 17. La Diffinition et perfection d’amour, 1542
Mais la voilà aussitôt défaite par son recyclage semble-t-il arbitraire dans la Diffinition et perfection d’amour, traduction/adaptation partielle du De amore de Marcile Ficin, publiée en 1541 par Gilles Corrozet à qui l’écriture du texte a par ailleurs été attribuée (fig. 11 ) [37]. Les vignettes introduisent chaque chapitre du traité et jouent à l’évidence une fonction purement rythmique et structurante : leur rapport au cotexte qu’elles introduisent apparaît des plus distendus, voire totalement inexistant. Remarquons cependant que, si Corrozet se sert de cette image pour son Hécatomgraphie, il la reprend en 1543 en ouverture des emblèmes de son Tableau de Cébès de 1543 (fig. 12). Dans les deux cas, l’image se prête à une lecture totalement différente. Dans le Tableau de Cébès, nous sommes loin d’une quelconque figuration d’auteur. Il s’agit plutôt ici de tirer parti de la plasticité sémantique d’une figure apte à endosser l’identité de quelque allégorie dont le livre constituerait l’attribut. Ainsi est-ce avec un livre que Cesare Ripa représente la muse Calliope, ou encore la Poesie mais aussi la Philosophie et la Sapience (fig. 13 ), dont on sait par ailleurs la proximité avec la Prudence. Aussi notre image introduit-elle la » Ballade de Science qui se complaint estre au jourdhuy villipendée « du Recueil de vraye poesie françoyse de 1543 [38] ainsi que le chapitre » Prudence requise au parfaict Philosophe « du Philosophe parfaict (1542, fig. 14), court traité en vers où François Habert déclare vouloir peindre
Le Philosophe accomply et parfaict,
Que je interprete homme scientifique
Et vertueux (...) [39].
Corrozet, quant à lui, en fait une allégorie de la Science dont le huitain nous explique qu’elle est plus durablement acquise et fixée par l’écrit qu’elle ne l’est par l’oral [40], par la langue, c’est-à-dire par cette parole » ailée « dont parle Erasme dans un des adages auquel cet emblème, si l’on suit Alison Adams [41], ferait écho : « Levissima res oratio », nous dit l’humaniste, « La parole est une chose très légère » : parole légère et « ailée » qui inviterait à assimiler l’oiseau à la pie, souvent évoquée pour symboliser la langue qui s’envole.
Si l’image s’adapte particulièrement bien au texte, il faut cependant rappeler que la particularité du Tableau de Cébès vient de ce que chaque bois introduit non pas un seul texte mais un groupe de deux ou trois huitains [42]. La nôtre n’accompagne donc pas seulement le huitain » Science acquise en deux manieres « mais aussi ceux intitulés respectivement » Ne renouveller les haynes « et » Concorde entre amys «, dont voici le texte :
Ne renouveller les haynes |
Concorde entre amys |
Ces deux huitains déclinent la thématique de la concorde, souvent associée chez Corrozet à l’amour et à l’amitié. Ils font en cela écho à l’emblème 69 de l’Hécatomgraphie, « Amour du bien publique », donnant à voir Amour « lequel tient en sa corde / Tous les estatz en grand’paix et concorde ». La glose qui se trouve en regard assimile précisément le personnage ailé à « Amour honneste pur et munde ». A l’inverse, rappelons que l’emblème 9 développait tout un discours sur la puissance d’amour, pouvant mener à la folie. Des Angoysses douloureuses à l’Hécatomgraphie, de l’Hécatomgraphie au Tableau de Cébès, nous passons ainsi du régime de la citation à celui de l’autocitation. S’il est vrai que le remploi de l’image dans le recueil de 1543 défait la lecture qu’il faut en faire dans le recueil de 1540 (lequel se lit en revanche à la lumière du roman de 1538), sa répétition d’un recueil d’emblèmes à l’autre n’en est pas moins dénuée d’intérêt en ce qu’elle met en évidence le réseau iconique et textuel auquel elle appartient, lequel porte tout un discours philosophique et éthique sur l’amour dans la plus pure tradition néo-platonicienne condamnant ici « fol amour » pour prôner ailleurs « vray amour » [43].
A ce réseau textuel et iconographique appartient bien évidemment la Diffinition et perfection d’amour, dont les images retrouvent alors leur pertinence. Certaines d’entre elles sont identiques aux bois des emblèmes de l’amour de Corrozet : l’image inaugurale de la Diffinition (fig. 15) illustre ainsi l’emblème 90 de l’Hecatomgraphie (« Amour accompagné de vertu », (fig. 16) tandis que celle qui, dans le texte ficinien, précède la description de la « semblance » d’Amour (fig. 17) apparaît dans l’emblème 29 du même recueil (« La Force d’amour », fig. 18) mais aussi dans l’emblème 25 du Tableau de Cébès (« Du feu d’amour », fig. 19). La présence de la dame au livre dans la traduction de Ficin retrouve dès lors sa raison d’être, là où elle paraît dé-figurée dans l’intimité du seul espace cotextuel dans laquelle elle se trouve. S’il est permis de rattacher cette image aux » choses d’amour «, ce n’est certes pas par ressemblance mais bien plutôt par contiguïté, non en vertu de sa valeur iconique mais bien plutôt par la valeur indicielle [44] que lui confère à la fois son environnement iconotextuel et la chaîne de ses remplois successifs, depuis les Angoysses douloureuses jusqu’aux emblèmes de Corrozet, en passant par la Flamette de Boccace (qui, comme on sait, constitue d’ailleurs une des sources des deux fictions d’Hélisenne de Crenne) : autant de textes qui appartiennent à cette « littérature sentimentale » et à ces écrits sur l’amour qui marquent le paysage culturel et littéraire en France durant cette période.
Ainsi, si la reproductibilité des bois peut certes constituer une entrave à la productivité des images, un affaiblissement voire un déni de leur figurabilité, celle-ci peut cependant être rendue à sa densité. De fait, l’image, parce que répétée, se doit de faire l’objet non seulement de que nous appellerons une analyse occurrentielle – l’image prise dans un cotexte singulier et examiné au regard de ce seul cotexte –, mais aussi d’une analyse relationnelle, laquelle tiendra compte de l’entrelacs qui se tisse entre elle et ses textes [45]. Son retour implique, voire exige, le processus de sa reconnaissance et de sa mémorisation, lequel permet la reconstitution du réseau iconographique à laquelle elle appartient et du réseau textuel que sa réitération constribue à construire et qui peut lui conférer un surcroît de pertinence. Une telle approche, qui serait à poursuivre, permettrait encore de voir comment la répétition participe éventuellement d’une reconfiguration de familles textuelles dont elle fixe les topoï et lieux communs, ou contribue à un phénomène de classification ou de recatégorisation générique des textes. Dans tous les cas, plus que jamais se trouve vérifiée la fécondité de ce qu’Hubert Damisch appelle avec bonheur la « traversée réciproque du texte par l’image et de l’image par le texte » [46] qui, dès lors qu’elle se place sous le régime de la répétition et de la variation, montre d’autant mieux combien « ce qui importe est moins ce qu’une oeuvre d’art représente que ce qu’elle transforme » [47].
[37] Voir André-Jean Festugière, La Philosophie de l'amour de Marsile Ficin et son influence sur la littérature française au XVIe siècle, Paris, Vrin, 1980, pp. 8-9 et 78-82.
[38] f° 8r°. L’ouvrage est en ligne sur le site de la Bayerische Staatsbibliothek de Munich.
[39] f° aii v°.
[40] Alison Adams remarque qu’à ce titre, cette image introduit non pas seulement le premier emblème mais aussi le recueil en son entier (éd. citée, p. lii).
[41] Ibid., p. lii
[42] A l’exception de l’ultime bois, auquel est associé un seul huitain.
[43] Sur ce point, nous renvoyons à l’introduction d’Alison Adams à son édition des deux recueils ainsi qu’à Barbara Tiemann, Fabel ou Emblem. Gilles Corrozet und die französische Renaissance-Fabel, München, W. Fink, 1974, pp. 13-20.
[44] Nous suivons ici la distinction de Peirce, Ecrits sur le signe, Paris, Seuil, « Poétique », 1978, pp. 139-140.
[45] Nos propos doivent ici beaucoup à Jérôme Baschet (L’Iconographie médiévale, op.cit, n. 22) et à cette « iconographie relationnelle » qu’il appelle de ses vœux à ceci près qu’il s’agit bien d’examiner « les rapports tissés entre de multiples images » mais aussi d’interroger leur pertinence au regard du réseau textuel dans laquelle on les retrouve. Par ailleurs, le rapport fécond entre réitération et écart montre encore combien sont suggestives les propositions de Baschet, dont l’iconographie relationnelle affirme avec force que le sens des images tient à la relation qu’elles entretiennent entre elles, « les unes agencées au sein du même lieu ou du même objet, les autres absentes, appartenant à d’autres lieux et à d’autres temps. Ces rapports in absentia peuvent être de révérence ou de filiation revendiquée, d’émulation et d’amplification, de radicalisation ou d’euphémisation, de déplacement toujours, qu’il soit explicite ou non. Chaque image prend appui sur d’autres, pour marquer, par rapport à elles, ses options propres. Une iconographie relationnelle est donc aussi une iconographie transformationnelle : (…) elle met en évidence une forte inventivité figurative, ainsi que l’amplitude des écarts et des transformations dont elle est capable » (Ibid., pp. 171-172).
[46] Hubert Damisch, « La peinture prise au mot », préface à l’ouvrage de Meyer Schapiro, Les mots et les images, Paris, Macula, 2000, p. 22.
[47] Hubert Damisch, Le Jugement de Pâris, Paris, Flammarion, p. 168.