Défaire et refaire l’image :
l’illustration imprimée à l’épreuve
de sa reproductibilité technique
Trung Tran
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Fig. 9b.
H. de Crenne, Les Angoysses douloureuses
qui procedent d’amour, 1538
Mais si elle revêt une forte pertinence dans ses deux premières occurrences, on ne peut guère en dire autant de la troisième : insérée au milieu de la seconde partie du roman, elle précède immédiatement un discours que Guénélic adresse à Vénus [34]. Voilà qui nous ramène, in fine, au remploi de notre bois dans Le Songe de Madame Hélisenne, dont nous avons vu qu’elle était fortuitement associée à Vénus dont, rappelons-le, elle introduit alors le discours. Il faudrait donc à nouveau conclure à un affaiblissement de l’image dont le rapport au texte relève au mieux d’une concordance forcée, invitant à assimiler la figure féminine, des Angoysses au Songe, à la déesse, mère de Cupidon. Faisons cependant retour sur sa première occurence, dans l’épître liminaire du roman. Nous l’avons dit, le modèle iconographique qu’est le portrait d’auteur, certes ici opératoire, n’est que potentiellement inscrit dans l’image : « potentiellement », car il va de soi que la seule présence d’un personnage tenant un livre en main ne suffit pas à en faire une variante de ce modèle : il ne s’agit là que d’un possible figuratif, appelé ou non à être actualisé par le contexte et le cotexte. L’écart par rapport aux conventions du genre, qu’il soit fortuit ou volontaire, est à relever : le personnage n’est pas représenté assis à son pupitre, lisant ou écrivant, environné de livres, dans un espace social et institutionnel figurant l’autorité voire l’auctorialité en acte. Le fait que le livre, fermé, soit tenu voire présenté ou même offert invite en outre à superposer au topos du portrait d’auteur celle de la scène de dédicace, mais dont le dédicataire est ici absent : est-ce aux lecteurs que nous sommes que le livre est offert ? ou bien faut-il lire l’image tout autrement pour faire de la figure féminine quelque instance présentant le manuscrit à l’auteur qui devra alors en noircir les pages ? Car notons qu’à ces écarts iconographiques, il faut encore ajouter un écart topographique : si la vignette figure bien au seuil du livre, elle ne figure pas en tête du texte liminaire, comme c’est si souvent le cas. Elle vient le clore. C’est une autre image qui l’inaugure, représentant manifestement la naissance de Vénus (fig. 9b), plaçant ainsi le roman sous l’égide des amours vénériennes, sous le patronage et l’autorité du mythe, qui donne sa substance thématique au roman. Vénus, née de l’écume des mers, sera celle qui permettra la naissance de l’écriture et donc du livre qu’en un geste ultime, elle tend à un destinataire fictif, dont la présence s’inscrit en creux, dans un au-delà du champ figuratif de l’image, l’autrice ? le lecteur ?
Les deux gravures de l’épître des Angoysses dessinent ainsi une trajectoire construisant, dans l’espace resserré du liminaire, une belle fiction d’autorité à l’élaboration de laquelle il nous est donné d’assister. La « dame au livre » se prête à un remarquable jeu d’identité (figure à la fois de l’autrice fictive et de la déesse qui inspire et autorise l’écrit ?) et, dans tous les cas, à la mise en scène d’une énonciation figurée, dont s’autorise peut-être ses remplois ultérieurs dans le Songe de Madame Helisenne, la Flamette et le Triumphe de la Mort où, comme on l’a vu, elle figure toute forme d’énonciation féminine, conservant dès lors la mémoire de son tout premier usage. C’est ce multiple investissement identitaire qui restitue à notre image une part de sa figurabilité, rendant peut-être moins arbitraire son recyclage, et moins fortuit le lien, même lâche, qu’elle noue avec ses nouveaux textes, dès lors qu’on la replace dans la chaîne « iconotextuelle » que permet de construire sa lecture « en réseau ».
Cette tension qui, au gré de ses remplois, ôte à l’image sa pertinence ou bien la lui restitue en faisant jouer « la gamme de ses possibilités figuratives », pour reprendre l’heureuse formule de Jérôme Baschet [35], se vérifie encore dans la remise en jeu de notre vignette au sein d’un ensemble d’ouvrages à teneur didactique et morale. Hors contexte fictionnel et narratif, que devient notre image dépourvue des vêtements de l’histoire ? Elle n’en est cependant pas tout à fait délestée dans l’emblème 9 de l’Hecatomgraphie de Gilles Corrozet [36] (fig. 10), qui en fait un remploi remarquable dès lors qu’on le met en rapport avec les Angoysses douloureuses. L’emblème 9 est surmonté de la devise « Amour ne se peut celer ». A l’inscriptio fait suite la gravure à laquelle le quatrain donne littéralement la parole :
Je suis ung livre auquel on appercoit
Les grans secretz de l’amoureuse flamme,
Je suys gardé de ceste belle dame,
Pour ung amy quelque part ou il soit.
La subscriptio oriente la lecture de l’image en faisant du motif du livre son figurant central. La dame en devient la gardienne mais la glose poétique qui commente l’ensemble en fait aussi l’auteur :
Amour est de si grand puissance,
Qu’il ne se peult tousjours celer
Car il tend à la jouyssance ;
Nonobstant baiser ou parler,
Regard ne peult le cueur saouler,
Le penser repest quelques temps,
Mais cela n’est que l’aer,
Jouyr faict les amans contens.
Mais quand on pert tous ses accès,
Qu’on ne peult veoir, baiser ou dire,
Le cueur tresbuche en tel excès,
Qu’il veult ses grans douleurs escripre,
Affin que l’aymé puisse lire
Le deuil que l’aultre peult souffrir,
Et comme il est en ce martire,
Par faulte d’amour luy offrir.
Ceste dame donc esgarée
De son amy trop rigoureux,
A escripre s’est préparée,
Ses regretz, et plainctz amoureux,
Pour le montrer à l’amoureux
Affin qu’à elle se ralie,
Mais par telz escriptz malheureux,
A chascun monstre sa follie.
Si les deux premiers huitains évoquent, en un discours moralisant et généralisant, la puissance de la passion amoureuse et les vertus de l’écriture d’amour, le dernier particularise le propos par le recours à l’histoire, l’ensemble de l’emblème pouvant constituer au final un frappant commentaire du roman d’Hélisenne : la réitération de l’image, accédant dès lors au rang de citation volontaire, active la relation intertextuelle qui unit l’emblème et la fiction, l’un générant l’autre et inversement. L’emblème de Corrozet corrobore rétrospectivement l’interprétation de l’image dans le contexte du roman hélisénien ainsi que la pertinence du modèle topique du portrait d’auteur. Nous avons insisté sur la régénération du modèle par la fiction, et plus précisément son défigement par la fictionnalisation dont fait l’objet l’instance auctoriale : ajoutons ici combien ce défigement se trouve confirmé, et renforcé, par le déplacement de l’image (au sens tout à fait littéral et physique du terme) d’un livre à l’autre.
[34] f° EE7 v°.
[35] Jérôme Baschet, L’Iconographie médiévale, chap. 7 « Inventivité et sérialité des images médiévales », Paris, Gallimard, « Folio », 2008, p. 267.
[36] Les bois qui illustrent les cent emblèmes furent, pour certains d’entre eux, spécialement exécutés pour le recueil, l’imprimeur ayant, pour les autres, puisé dans son stock existant. Voir Stephen Rawles, art. cit., n. 5, et Alison Saunders, « Emblem books for a popular audience ? Gilles Corrozet’s Hecatomgraphie and Emblemes », Australian journal of French Studies, vol. xvii, n° 1, 1980, pp. 5-29.