Défaire et refaire l’image :
l’illustration imprimée à l’épreuve
de sa reproductibilité technique

- Trung Tran
_______________________________

pages 1 2 3 4
ouvrir cet article au format pdf
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Fig. 1.

Fig. 2. H. de Crenne, Le Songe de Madame Helisenne,
1541

Fig. 3. H. de Crenne, Le Songe de Madame Helisenne,
1541

Fig. 4. H. de Crenne, Le Songe de Madame Helisenne,
1541

Fig. 5. H. de Crenne, Le Songe de Madame Helisenne,
1541

Bien souvent soumises à la nécessité économique de la reproduction mécanique, migrant de livres en livres et de textes et en textes, les images d’illustration sont, au XVIe siècle, choses instables, formes labiles, signes plurivoques. Elles heurtent par leur résistance : résistance au sens, résistance aux textes, résistance à l’exercice de leur interprétation, si bien qu’elles ne paraissent revêtir dans bien des cas qu’une simple fonction décorative, pour satisfaire les goûts d’un public amateur de ces petits livres illustrés dont certaines officines se font alors une spécialité. De pur ornement et d’accessoire typographique, l’image répétée ne peut-elle cependant devenir ou redevenir « figure » [1] ? C’est sa figurabilité, mise à l’épreuve de sa reproductibilité, que l’on voudrait ici examiner en nous livrant à un exercice de lecture consistant à suivre un seul et même bois, dans le labyrinthe des quelques éditions qui ne cessent de la remettre en jeu, dans une tension permanente entre sens et non sens, figuration et défiguration, reproduction du même et appropriation esthétique, répétition et écart.

Les éditions publiées par l’imprimeur Denis Janot constituent un corpus particulièrement propice à un tel exercice. De ses presses parisiennes et de celles de ses associés et successeurs sortirent un grand nombre d’ouvrages qui profitèrent en abondance de son important fonds d’illustrations, au gré de l’actualité littéraire et éditorial du moment [2]. Ainsi de cette vignette (fig. 1) représentant une femme, debout, nu-pieds, vêtue d’une toge, tenant un livre entre ses mains. Un oiseau au plumage noir se trouve à ses pieds. Remarquons le décor dans lequel elle prend place : un espace vide et vierge sépare d’une part le monde des hommes, représenté par cette ville située au loin, au-dessus de laquelle se devine un ciel tourmenté, et d’autre part la nature sauvage, presque désertique. De fait, cette femme, si elle se trouve au devant de l’espace iconique, apparaît aussi en retrait, ou retirée du monde. On serait tenté de dire que tous ces détails invitent à l’assimiler à quelque être mythique, dénuée de réalité charnelle, à quelque allégorie.

Cette vignette apparaît dans une dizaine d’éditions parues entre 1538 et 1544 [3], en remploi endogène ou exogène [4] : nous la trouvons en 1538 dans l’édition princeps des Angoysses douloureuses qui procedent d’amour d’Hélisenne de Crenne [5] et, la même année, dans Le chant de la paix de France de François Sagon [6]. En 1539, on la retrouve dans Les Triumphes Petrarque [7] et l’année suivante, dans le Songe de Madame Helisenne [8] ainsi que dans un des emblèmes de l’Hecatomgraphie de Gilles Corrozet [9], qui la recyclera en 1543 pour accompagner le premier emblème de son Tableau de Cébès [10]. Entretemps, on la retrouve en 1541 dans une édition de la Complaincte trespiteuse de Flamette de Boccace [11] et dans la Diffinition et Perfection d’Amour attribuée à Gilles Corrozet [12]. En 1542, elle apparaît dans Le Philosophe parfait de François Habert [13] puis en 1543 au sein du Recueil de vraye poesie françoise [14]. Elle intègre enfin la suite iconographique illustrant l’édition que Janot donne des Ouvres de Marot en 1544 [15]. Cet ensemble d’ouvrages, pour certains très richement illustrés, regroupe aussi bien des fictions à dominante narrative ou discursive, des recueils d’emblèmes, des poèmes que des traités philosophiques ou des opuscules didactiques. Il s’agit par ailleurs aussi bien de créations originales que de traductions, réécritures ou adaptation de textes passés [16].

Cette hétérogénéité générique, tout comme l’homogénéité du contexte éditorial auquel nous avons affaire (un matériel iconographique issu d’un même atelier et migrant au cours d’une période très circonscrite), n’ont rien de surprenant, pas plus que la relation instable et précaire que notre vignette noue avec ses différents cotextes [17], entre concordance voulue ou forcée, coïncidence fortuite, dissonance recherchée ou discordance absolue. Qu’on en juge par exemple au vu de la présence de notre « dame au livre » dans l’édition que Janot donne en 1539 des Triumphes de Pétrarque. Elle se trouve quatre fois répétée au sein du Triumphe de la Mort : une fois en position liminaire [18], puis pour introduire certaines des prises de parole de Chasteté [19]. Elle est reprise en 1540 dans le Songe de Madame Helisenne, songe allégorique mettant en scène dans sa première partie, les échanges entre la dame et l’amant puis, dans la seconde partie, le débat entre Vénus et Pallas et, dans la dernière, entre Raison et Sensualité. L’ouvrage est pourvu d’illustrations insérées à la suite de la mention du nom du personnage prenant la parole, sans toutefois que cela soit systématique. Leur apparition paraît donc totalement aléatoire, les images semblant en outre parfaitement interchangeables : les paroles de Vénus peuvent être introduites indifféremment par notre « dame au livre » (fig. 2) comme par de tout autres bois (figs. 3 et 4) tandis que, dans la troisième partie, notre vignette introduit le discours de Raison (fig. 5). Dans la seconde édition du Songe, parue en 1541, certaines images de l’édition princeps sont d’ailleurs remplacées par d’autres, pas plus adaptées aux textes que ne l’étaient les premières : aucune logique ne semble présider aux choix des vignettes.

 

>suite

[1] On entendra le terme dans une acception large rejoignant à certains égards la terminologie et le processus décrit par Panofsky (Essais d’iconologie. Thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, Paris, Gallimard, pp. 17-18), synthétisée et reformulée de façon percutante par Georges Didi-Huberman dans Dissemblance et figuration (Paris, Flammarion, 1995, p. 28) : si la signification « primaire » (ou la description pré-iconographique), consiste à identifier un « motif », « la signification "secondaire", dite aussi "conventionnelle" ou "iconographique", se révèle lorsque le motif devient figure, réalise, à travers ce même "objet naturel" un "thème", personnifie un concept ou bien entre dans l’invention d’un système narratif : à ce moment, le motif pré-iconographique acquiert une nouvelle dignité de sens, qui est la dignité d’"image", d’allégorie ou bien d’histoire ». Précisons ici que nous nous appuyons sur Panofksy et ses commentateurs non pour en appliquer la méthode ou nous réclamer de son école, mais pour en emprunter l’outillage lexical, le vocabulaire critique qu’il met à disposition nous paraissant particulièrement opératoire pour notre propos (nous n’entrerons donc pas ici dans le débat autour de la méthode iconologique de Panofksy et les remises en cause dont elle a fait l’objet. Sur ces débats, voir la synthèse éclairante de Philippe Kaenel, « Iconologie et illustration : autour d’Erwin Panofsky » dans L’Image à la lettre, sous la direction de Nathalie Preiss et Joëlle Raineau, éd. Paris-Musées/Des Cendres, 2005, pp. 171-199). Ajoutons enfin que les différentes acceptions dans laquelle peut s’entendre le terme « figure » et ses dérivés permettent de rendre compte, dans le cas qui nous occupe, des différents palliers de pertinence de l’image : celle-ci fera « figure » en fonctionnant soit sous le régime de la ressemblance figurative soit sous le régime de la signification figurée.
[2] Voir Stephen Rawles, Denis  Janot, Parisian Printer and Bookseller (ft. 1529-1544). A Bibliographical Study, Warwick University PhD thesis, 1976. S. Rawles souligne bien le rôle important que joua Janot dans l’illustration du livre au XVIe siècle : « The illustrated books of Denis Janot perhaps constitue his most significant contribution to printing as an art, and he was largely responsible for the introduction of a new style of illustration into Parisian printing » (p. 54).
[3] Nous nous appuyons sur le relevé établi par Stephen Rawles (Ibid.) et sur le tableau synthétique qu’il fournit en annexe de son article « Corrozet’s Hecatomgraphie : where did the woodcut come from and where did they go ? », Emblematica, 3.1, 1988, pp. 31-64. Cette période correspond à un moment où la production illustrée de l’atelier Janot est particulièrement soutenue. Dans sa thèse (t. 1, p. 57), S. Rawles signale qu’en 1538, le matériel iconographique de Janot augmente considérablement puisqu’il fait l’acquisition de 160 bois supplémentaires.
[4] Distinction empruntée à Philippe Maupeu et Pascale Chiron dans « L’utilisation des bois gravés : arbitraire et signification dans les premiers textes imprimés », Le Discours du livre. Mise en scène du texte et fabrique de l’œuvre sous l’Ancien Régime, dir. Anna Arzoumanov, Anne Réach-Ngôet Trung Tran, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 44, n. 1 : « Nous nommons remploi "exogène" la réutilisation au sein d’un ouvrage d’un bois déjà utilisé pour l’illustration d’un autre texte ou d’une autre édition du même texte ; nous nommons remploi "endogène" la reprise d’un même bois au sein d’un même ouvrage ».
[5] Hélisenne de Crenne, Les Angoysses douloureuses qui procedent d’amour, Paris, Denis Janot, 1538.
[6] François Sagon, Le Chant de la paix de France chanté par les troys estatz, Paris, Denis Janot et Jean André, 1538.
[7] Les Triumphes Petrarque traduictes de langue Tuscane en Rhime françoyse par le baron d’opede, Paris, Denis Janot, s.d. (édition datée de 1539 par Stephen Rawles).
[8] Hélisenne de Crenne, Le Songe de Madame Helisenne, Paris, Denis Janot, 1540.
[9] Gilles Corrozet, Hécatomgraphie, c'est à dire les descriptions de cent figures et hystoires, contenantes plusieurs appophtegmes, proverbes, sentences et dictz, tant des anciens que des modernes, Paris, Denis Janot, 1540.
[10] Gilles Corrozet Le Tableau de Cebes de Thebes, ancien philosophe et disciple de Socrates: Auquel est paincte de ses couleurs, la vraye ymaige de la vie humaine, & quelle voye l'homme doibt elire, pour parvenir à Vertu, & perfaicte science. Premierement escripte en Graec, & maintenant expose en Rythme Francoyse, Paris, Denis Janot pour Gilles Corrozet, 1543.
[11] Complaincte très piteuse de Flamette à son amy Pamphile, par Boccace, translatée d'Italien en vulgaire, françois, le tout revu et corrigé, Paris, Denis Janot, 1541.
[12] La Diffinition et perfection d'amour. Le Sophologe d'amour. Traictez plaisantz et delectables oultre l'utilité en iceulx contenue, Paris, Denis Janot pour Gilles Corrozet, 1542.
[13] François Habert, Le Philosophe parfaict, Paris, Denis Janot pour Ponce Roffet, 1542.
[14] Recueil de vraye poesie françoise prinse de plusieurs Poëtes, les plus excellents de ce regne, Paris, Denis Janot pour Jean Longis et Vincent Sertenas, 1543.
[15] Les Œuvres de Clement Marot, valet de chambre du Roy. Desquelles le contenu s’ensuyt. L’adolescence clementine. La suite de l’Adolescence. Deux livres d’Epigramme. Les premier et second livres de la Metamorphose d’Ovide. Bien augmentées. Le tout par luy aultrement, et mieulx ordonné, que par cy-devant, Paris, Denis Janot, 1544.
[16] Nous avons pu avoir accès à chacune de ces éditions, à l’exception de celle du Chant de la paix de France, qu’il nous a été impossible de consulter. Les reproductions que nous donnons sont toutes tirées de Gallica, sauf celles du Tableau de Cébès issues du fonds numérisé de la Stirling Maxwell Collection de l’université de Glasgow.
[17] Nous entendons par cotexte aussi bien l’environnement textuel immédiat de l’image que l’œuvre dans son ensemble ou bien le genre littéraire ou la pratique scripturaire dont elle relève.
[18] f° 47 v°.
[19] f° 50 r°, 59 r° et 60 r°.