« Le premier baiser de l’amour » :
la scène du bosquet de Julie et ses variations
iconographiques (XVIIIe-XIXe siècles)

- Christophe Martin
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Fig. 6. A. Tardieu, Le Feu s’exhalait avec nos soupirs
de nos lèvres brulantes…
, v. 1819

Fig. 16. D. Chodowiecki, …quand tout à coup je te vis
pâlir
, v. 1783

Fig. 18. P. P. Prud’hon, Le Premier baiser de
l’amour
, v. 1808

Autre signe irréfutable du succès de cette illustration de Moreau le jeune : son démarquage parodique dans une satire licencieuse intitulée Essais historiques de la vie de Marie-Antoinette, archiduchesse d’Autriche, parus « à Londres », en 1789. Parmi les six gravures anonymes illustrant ce pamphlet, la deuxième porte la légende suivante : « Le premier baiser avec le jeune commis de la Guerre »  [13] (fig. 5 ). L’image elle-même s’inspire assez grossièrement de l’estampe de Moreau le jeune et montre Marie-Antoinette dans un des bosquets de Versailles embrassant un jeune homme qu’elle aurait attiré là au cours d’une belle nuit de juillet 1778… Le succès du dessin de Moreau le jeune se prolonge jusque dans la première moitié du XIXe siècle, comme l’atteste la planche gravée par Manceau d’après Ambroise Tardieu (fig. 6) dans une édition de 1819, ou encore le dessin de Marckl gravé par Rouargue en 1837 (fig. 7 ), qui donne lieu à une nouvelle actualisation, le costume XVIIIe siècle étant revue à la mode romantique, Claire apparaissant sous des traits quasi sandiens.

Sans doute peut-on situer aussi dans la série des variations à partir du modèle de Moreau le jeune la version de la scène donnée par Marillier en 1783 qui représente le moment du baiser, dans une atmosphère peut-être plus libertine encore (fig. 8 ) [14]. Au fil des rééditions illustrées de La Nouvelle Héloïse, des dernières années du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe siècle, s’égrène toute une série d’estampes consacrées à la représentation du premier baiser, dont Alexis François a offert un répertoire très complet  [15]. La succession de ces « premier baiser », presque indéfiniment répétés, met en relief une histoire de la mode et des styles, du trait exemplairement « néoclassique » de Monsiau jusqu’au romantisme de Tony Johannot [16].

Assurément moins nombreuse, la postérité du dessin de Gravelot n’en est pas moins remarquable, ne serait-ce qu’en raison des deux illustrations données par Chodowiecki qui se situent à l’évidence dans cette filiation. L’image destinée à l’Almanach de Berlin de 1783 frappe, en effet, par la reprise presque littérale de tous les éléments dont se compose le dessin de Gravelot (fig. 16). On retrouve le bosquet en treillage, le banc, le feuillage en arrière plan, et surtout le choix du moment : Saint-Preux, dont le chapeau est tombé à terre, tend les bras vers Julie après avoir reçu d’elle un baiser comme l’indique la citation qui sert de titre à l’estampe : « quant tout à coup je te vis pâlir ». Le contraste avec la sensualité délicate du dessin de Gravelot n’en est que plus saisissant [17]. Dans sa seconde version de la scène, Chodowiecki s’écarte, en revanche, du modèle de Gravelot et du sujet d’estampe de Rousseau mais l’image se signale davantage encore par la raideur des postures, la sèche fixité de la végétation et l’effacement de toute sensualité dans l’image (fig. 17 ).

C’est bien pourtant cette lignée que valorise Alexis François dans son répertoire iconographique, non seulement en fonction de sa plus grande fidélité au « sujet d’estampe » défini par Rousseau, mais aussi parce qu’elle tend souvent à s’écarter délibérément de tout libertinage. En témoignent les éloges appuyés du critique genevois de la version de Prud’hon qui, à l’évidence, s’efforce de suivre au plus près les indications de Rousseau (fig. 18). Ce serait ici « la perle de la série, le chef-d’œuvre qui fait pâlir non seulement Chodowiecki, mais Moreau. Pour être parfait, Prud’hon n’a eu qu’à rester strictement fidèle aux sujets d’estampes, si bien qu’on peut le donner comme le meilleur interprète des intentions de Rousseau » [18]. Illustrent également le moment de la pâmoison de Julie J.-M. Moreau le jeune dans un dessin tardif (sans doute aux environs de 1814, date de sa mort), gravé par Dupréel (fig. 19 ), puis, beaucoup plus tard, en pleine vogue de l’illustration rocaille dans le dernier tiers du XIXe siècle [19], Edmond Hédouin dans une édition de 1887 (fig. 20 ).

Plutôt que de peser les mérites comparés de ces différentes versions, c’est sur le principe même de cette insistante répétition que l’on aimerait s’attarder pour finir. Autrement dit, qu’est-ce qui, dans cette scène, sollicite la re-présentation de manière si impérieuse ? A l’évidence, les considérations purement commerciales ne sauraient être négligées. Au vu de l’immense succès du roman de Rousseau durant près de soixante ans, les éditions illustrées ne pouvaient que se multiplier et la scène du « premier baiser » se répéter à l’envi, comme une scène à faire, une véritable figure imposée. Phénomène de répétition amplifié par l’émulation entre artistes à une époque où le style propre de chaque grand illustrateur (de Gravelot à Tony Johannot, en passant par Moreau le jeune, Marillier, Devéria…) valait comme signature [20].

Il s’agissait visiblement aussi de répondre à une attente collective impérieuse tant la scène semble avoir frappé l’imagination des contemporains. La répétition de l’image signale assez la fascination pour cette scène singulière de la fiction : nul hasard si elle a été répertoriée par Claude Labrosse comme l’une de celle qui a le plus retenu l’attention des périodiques contemporains rendant compte du roman, l’illustration ayant en l’occurrence un « effet anthologique » particulièrement puissant [21].

Pour autant, cette répétition même n’implique pas nécessairement que cette attente collective ait été comblée ; elle suggère aussi, à l’inverse, une forme d’insatisfaction, comme une recherche d’adéquation inquiète, tâtonnante, et finalement toujours déçue. On pourrait dès lors faire l’hypothèse que la dynamique de répétition procède ici d’une dimension essentielle de la scène du bosquet comme figure emblématique de l’imaginaire rousseauiste.

 

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[13] Sur cette gravure, voir Un siècle d’histoire de France par l’estampe, 1770-1871. Collection de Vinck. Inventaire analytique par François-Louis Bruel, Paris, Imprimerie nationale, 1909, p. 525, n° 1137 ; et Antoine de Baecque, La Caricature révolutionnaire, Paris, CNRS, 1988, pp. 188-189.
[14] L’originalité de Marillier est aussi d’abandonner le berceau treillagé au profit de bosquets d’apparence plus « naturelle ». Signalons la reprise de cette image en 1790 dans Les Illustres Français en bas à droite d’une composition à compartiments (fig. 9 ).
[15] Voir Alexis François, Le Premier Baiser de l’amour ou Jean-Jacques Rousseau inspirateur d’estampes, op. cit.
[16] Voir les figures 10, 11, 12, 13, 14 et 15 .
[17] Cette image est, au reste, la seule de la série dessinée et gravée par Chodowiecki à figurer Julie et Saint-Preux comme amants. Voir à ce sujet notre étude « De Gravelot à Chodowiecki. L’illustration de La Nouvelle Héloïse en Europe au XVIIIe siècle », dans Traduire et illustrer le roman en Europe de l’Âge classique aux Lumières, éd. N. Ferrand, Oxford, SVEC, 2011, pp. 197-208.
[18] Alexis François, Le Premier Baiser de l’amour ou Jean-Jacques Rousseau inspirateur d’estampes, op. cit., p. 46.
[19] Sur ce phénomène, on peut se reporter à l’article de J.-P. Bouillon : « La vogue du livre à gravures du dix-huitième siècle sous le Second Empire et au début de la IIIe République », dans L’Illustration du livre et la littérature au dix-huitième siècle en France et en Pologne, éd. de l’Université de Varsovie, 1982, pp. 247-281.
[20] Voir Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur 1830-1880. Rodolphe Töpffer, J.-J. Grandville, Gustave Doré, Paris, Messene, 1996 [réédition mise à jour : Droz, Genève, « Titre courant », 2004].
[21] Voir Claude Labrosse, Lire au XVIIIe siècle, pp. 217 et sq.