« Le premier baiser de
l’amour » :
la scène du bosquet de Julie et ses
variations
iconographiques (XVIIIe-XIXe siècles)
- Christophe Martin
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Fig. 2.
Moreau le jeune, Le Premier baiser de
l’amour, v. 1774
Fig. 3.
J.-H. Fragonard, On ne s’avise jamais
de tout, v. 1775
Fig. 4.
Moreau le jeune, Le Premier baiser de
l’amour, v. 1788
Dans le « sujet d’estampe » que Rousseau rédige à l’attention de Gravelot, le nécessaire renoncement à la subjectivité épistolaire conduit Jean-Jacques à donner de la scène une description beaucoup plus circonstanciée : c’est bien d’iconotexte qu’il faudrait parler tant l’écriture et le visuel forment ici une totalité insécable. Jean-Jacques manifeste en outre sa haute conscience de l’axiome, devenu un véritable leitmotiv à l’âge de Lessing et Diderot, selon lequel « la peinture n’a qu’un instant ». En l’occurrence, c’est l’instant figé de l’après-coup que Rousseau commande à l’artiste de saisir :
Le
lieu de la scène est un bosquet. Julie vient de donner
à son ami un baiser cosi saporito*,
qu’elle en tombe dans une espèce de
défaillance. On la voit dans un état de langueur
se pencher, se laisser couler sur les bras de sa cousine, et celle-ci
la recevoir avec un empressement qui ne l’empêche
pas de sourire en regardant du coin de l’œil son
ami. Le jeune homme a les deux bras étendus vers
Julie ; de l’un, il vient de l’embrasser,
et l’autre s’avance pour la soutenir : son
chapeau est à terre. Un ravissement, un transport
très vif de plaisir et d’alarmes doit
régner dans son geste et sur son visage. Julie doit se
pâmer et non s’évanouir. Tout le tableau
doit respirer une ivresse de volupté qu’une
certaine modestie rende encore plus touchante.
Inscription de la 1ère Planche*.
Le premier baiser de l’amour [8].
Conformément au principe général énoncé en préambule à ces « sujets d’estampes », le moment choisi, on le voit, est de transition afin, dit Jean-Jacques, de « donner au temps de l’action une certaine latitude » [9]. L’estampe, en l’occurrence a pour fonction de fixer le moment qui suit le baiser, de capter l’effet qu’il produit, de saisir la sensation au seuil de sa transformation en mémoire et récit. C’est dire que le choix compositionnel de Rousseau impose à Gravelot une esthétique de l’ellipse et de la litote : ce baiser qui marque de son empreinte irréversible le destin des trois personnages et dont l’ombre portée s’étend jusqu’au dénouement n’est présent, dans l’estampe, que dans l’inscription, Rousseau veillant à le soustraire au regard du spectateur. Car la règle qui prévaut chez Rousseau est que « l’effet visuel et émotif doit augmenter à proportion inverse de la perceptibilité du signe qui le cause » [10]. La chute du chapeau, comme signe iconique de l’émoi de Saint-Preux, est sans doute l’élément le plus probant de cette esthétique de l’infime, comme l’atteste sa reprise par tous les successeurs de Gravelot. Mais pour le reste, les contraintes imposées par Rousseau à l’illustrateur semblent logiquement conduire à une déception de « l’inventeur » tant elles paraissent souvent intenables [11]. D’où chez Gravelot le recours à un schème alternatif du baiser qui est celui de la salutation galante [12]. D’où surtout, chez la plupart des successeurs de Gravelot, un empressement manifeste à ne pas suivre les injonctions de Rousseau.
C’est ainsi qu’en 1774, Moreau le jeune donne sans doute l’illustration la plus célèbre de la scène en choisissant le moment du baiser lui-même (fig. 2). Du dessin originel de Gravelot, Jean-Michel Moreau conserve le décor conventionnel avec le berceau treillagé, le banc et l’urne, et les personnages en habits de cour, et bien sûr aussi le chapeau à terre. Mais pour le reste, la composition de Moreau le jeune s’emploie à suggérer l’ivresse de la scène sans se soumettre aux injonctions paradoxales de Rousseau, et avec une efficacité qui n’est pas sans rappeler certaines œuvres de Fragonard (fig. 3). Non seulement la gestuelle des personnages est cette fois-ci immédiatement lisible, mais le bosquet n’est plus un simple décor (fût-il harmonieusement accordé au raffinement des vêtements comme c’était le cas chez Gravelot) : un peu à la manière du peintre de « La fête de Saint-Cloud », la végétation est investie d’une énergie pleinement érotique, manifestant une sensualité qui anime d’un même mouvement l’élan des corps et la luxuriance des arbres. Le cadre contribue à cet effet : la vue rapprochée ne referme pas le berceau de verdure au-dessus des amants mais insiste au contraire sur une verticalité potentiellement infinie.
A partir de ces deux options, celle que Rousseau impose à Gravelot et celle que choisit Moreau le jeune, deux séries d’images parallèles vont se déployer. Les plus nombreuses s’autorisent de l’image de Jean-Michel Moreau pour choisir le moment du baiser lui-même et non celui de la pamoison de Julie ; non sans risque d’éluder la singularité même de la scène et de la banaliser puisque c’est, du même coup, le caractère littéralement traumatique du baiser qui se trouve occulté.
Le succès du dessin de Moreau le jeune est attesté, d’abord, par sa regravure, avec des variantes sensibles, par Vignet en 1786 (fig. 4). Phénomène rare dans l’illustration du roman au XVIIIe siècle. Cette regravure est plus maladroite que celle de Le Mire (les visages en particulier ont désormais des traits assez grossiers), et les modifications ne concernent que les coiffures et les costumes des trois personnages. La fonction de la regravure est de permettre ici une réactualisation de l’image, sans nul souci de fidélité au temps du récit. Alors que le dessin de Moreau le jeune suivait la mode en vigueur sous Louis XV (coiffures de Julie et Claire peu volumineuses, dites « en tapé », robe « à plis Watteau », manches en pagodes à deux volants…), sa regravure par Vignet vise uniquement à prendre en compte le nouveau goût du début des années 1780 : les chevelures des deux jeunes femmes sont relevées en hauteur (les ornements de tête s’agrandissent et un rouleau de cheveux tombe sur l’arrière de la tête), la robe de Julie change de forme et de matière et les pagodes ont laissé la place à des manches en sabot.
[8]
« Sujets d’estampes », Ibid.,
t. II, p. 432.
[9]
Ibid., p. 430.
[10]
P. Griener, « Gravelot au service de
Rousseau et de Voltaire : deux visions opposées de
l’illustration », Annales
de la Société Jean-Jacques Rousseau,
n° XLV, 2003, p. 388.
[11]
Voir Cl. Labrosse, « Les estampes de La
Nouvelle Héloïse ou les
déceptions
d’un créateur », Gazette
des beaux-arts, t. CIX, mars 1987, pp. 117-122.
[12]
Voir P. Griener, art. cit., p. 389.