Les images récurrentes de femmes
à l’aube
de la Renaissance : Les XXI Epistres
d’Ovide
- Cynthia Brown
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Fig. 22a. Atelier de J. Pichore (?), « Hermione », ap. 1502,
Fig. 22b. Anonyme, « Hélène », 1497-1502,
Fig. 22c. R. Testard, « Héro », 1496-98
Fig. 25a. J. Pichore, « Sapho », ap. 1497,
Fig. 25b. J. Pichore, « Hélène », ap. 1497,
Fig. 25c. Anonyme, « Hélène », v. 1500
Fig. 26a. Atelier de J. Pichore (?), « Didon
après avoir écrit sa lettre à Enée », ap. 1502,
Fig. 26b. Atelier de J. Pichore (?), « Didon
se suicide », ap. 1502
Fig. 28b. Anonyme, « Phèdre », v. 1500,
Fig. 28a. Anonyme, « Phèdre », ap. 1502,
Fig. 28c. Anonyme, « Phèdre », v. 1500
Là où les correspondantes stéréotypées des gravures sur bois sont toujours placées à l’extérieur, près des bâtiments ou en pleine nature, la répétition et la variation des enluminures fonctionnent ensemble pour situer la femme à l’intérieur ou à l’extérieur. Ainsi l’une des différences les plus frappantes entre l’iconographie dans les manuscrits et les imprimés se rapporte à la contextualisation du corps féminin. En outre, les miniaturistes ont su bien exploiter la dimension vestimentaire des femmes célèbres d’Ovide en leur faisant porter une variété étonnante de robes et de coiffes exotiques ou à la mode (figs. 22a, 22b et 22c). Cette stratégie artistique, qui répondait sans doute à la fascination, sinon à l’obsession, pour les femmes célèbres à l’aube de la Renaissance, a apporté aux histoires antiques une interprétation visuelle totalement absente du texte [17].
Dans les
manuscrits, on trouve par exemple plusieurs séries
d’images de femmes inscrites dans des scènes
d’intérieur, qui se caractérisent par
un formalisme iconographique et psychologique. Habillées de
manière somptueuse, ces dames nobles ont souvent
des coiffes qui leur couvrent ou leur contiennent les
cheveux (figs. 23a et 23b ).
Cet espace intérieur fonctionne à la fois comme
protection et comme contrainte, ce qui s’accordait avec
l’image prônée à la fin du
Moyen Âge, celle de la femme limitée à
l’espace privé et peu habituée
à des rôles publics dans la
société. En général, cet
espace intériorisé, qui limite le mouvement des
femmes, semble aussi contrôler leurs émotions. La
vigilance iconographique de ces miniatures est par contre en contraste
avec le texte même, où la femme dévoile
toujours ses angoisses.
On
découvre aussi des scènes
d’intérieur qui s’ouvrent à
divers degrés sur l’extérieur (figs. 4b, 9b, 24a et 24b )
au moyen d’une fenêtre opaque, transparente ou
ouverte. Cette mise en scène fait ressortir les
différences entre la sphère de
l’influence de la femme, souvent isolée
à l’intérieur, et le monde
extérieur des hommes actifs, fréquemment
dévoilé à
l’arrière-fond de la même image ou dans
les vignettes auxiliaires.
Les miniatures des XXI Epistres d’Ovide situent souvent les femmes dans des scènes d’extérieur contrôlées. Dans ce cas, la nature autour de la correspondante est généralement apprivoisée (figs. 25a, 25b et 25c). Dans quelques cas exceptionnels, comme celui de Didon dans le manuscrit BnF 874, où plusieurs images la mettent en scène, la femme célèbre se présente d’abord de manière posée dans un espace intérieur, tandis que l’extérieur urbain est réservé à la représentation de son suicide et de sa mort (figs 26a et 26b), comme si l’extérieur était le lieu du dramatique, du manque de contrôle de soi, en dehors du comportement social attendu.
La
transposition de la scène de
l’intérieur à
l’extérieur à travers le corpus
iconographique pourrait s’expliquer donc par le fait
qu’un tel scénario semble mieux transmettre les
émotions et les angoisses exprimées par les
femmes délaissées dans leurs
épîtres [18]. Comme leurs
écrits
contiennent beaucoup de références à
la nature où elles se promènent souvent, surtout
dans les récits de Phyllis, de Phèdre,
d’Œnone et d’Adriane, ces enluminures
s’accordent mieux avec le texte que celles où la
femme est emprisonnée à
l’intérieur (figs. 3b et 27 ).
En fait, dans les illustrations où la correspondante est
placée hors de la maison, hors des structures sociales, hors
des limites de la vie civilisée, la nature embrasse
davantage les femmes désolées que
l’être humain (son bien-aimé),
même si elles gardent une certaine dimension
civilisée de par leurs robes élégantes
[19].
La présentation des héroïnes
ovidiennes en pleine nature en train d’écrire, une
occupation qui a d’habitude lieu à
l’intérieur, renforce le décalage entre
les activités traditionnelles féminines et les
actions inhabituelles de ces femmes délaissées,
qui prennent la plume pour se plaindre à leurs amants,
après avoir souvent suivi – trop tard –
le sillage de leurs départs en bateaux.
L’enlumineur
qui situe Phèdre, Œnone et d’autres en
pleine nature, loin des communautés, suit de plus
près le récit tragique des correspondantes. Comme
Œnone, Phèdre est fréquemment
figurée à l’extérieur,
souvent à la chasse, une activité
plutôt masculine à l’époque
médiévale (figs.
28a, 28b et 28c).
Mais, le cas le plus extrême de cette mise en
scène répétée est celui
d’Adriane, qui apparaît toujours dans des
scènes d’extérieur : sa
détresse se traduit textuellement et iconographiquement par
ses actions dramatiques, par ses vêtements
défaits, ses cheveux négligés et
même par sa nudité [20].
Littéralement
isolée sur l’île de Naxos dans le
manuscrit Balliol 383, Adriane se présente les pieds nus et
les cheveux défaits dans le manuscrit
Députés 1466 ; dans la miniature du
manuscrit Harley 4867, nue au lit, en train de se couvrir les seins avec
les bras, elle est entourée d’animaux
qu’elle invite à la tuer dans son épître et
dans le manuscrit BnF 874, elle est complètement nue,
menacée encore par les animaux, le bateau de
Thésée visible au loin (figs. 29a, 2b, 29b et 29c ).
En conclusion, la répétition sert de principe organisateur dans les nombreuses reproductions iconographiques des correspondantes ovidiennes à l’aube de la Renaissance, mais de manière différente dans les manuscrits et les imprimés. Les gravures se ressemblent beaucoup puisqu’en fait, les mêmes séries de bois ont été réutilisées par des imprimeurs qui avaient évidemment des rapports professionnels entre eux. En disposant les mêmes morceaux de bois différemment, ils ont apporté une certaine variété à leurs illustrations. Toujours est-il qu’il existe un décalage si marqué entre le sens de l’image et le message textuel dans ces imprimés que le lecteur est obligé d’avoir recours à l’écrit pour comprendre l’histoire derrière l’image. Les miniaturistes, par contre, qui avaient accès aux moyens artistiques plus raffinés, ont créé des rapports plus harmonieux entre texte et image, de sorte que l’histoire tragique des correspondantes pouvait souvent se transmettre indépendamment du texte. Cette technique plus ouverte à des possibilités d’expression a quand même donné lieu à des mises en scène fréquemment reproduites – la femme écrivant, la transmission de l’épître au messager, des costumes et des coiffes somptueux – en dépit des différences dans les détails narratifs. Le positionnement de la femme délaissée dans des scénarios variés – à l’intérieur, à l’extérieur, ou dans un espace intermédiaire – servait à la fois à distinguer les héroïnes d’Ovide les unes des autres et à créer des catégories de femmes qui liaient celles qui se présentaient presque toujours à l’intérieur, comme Pénélope, et d’autres qui se trouvaient toujours à l’extérieur comme Adriane. En fin de compte, c’étaient sans doute les nombreuses interprétations iconographiques dans les multiples versions des XXI Epistres d’Ovide, sous forme imprimée et manuscrite, qui ont rendu extrêmement populaires les héroïnes ovidiennes en répondant à l’intérêt pour les femmes célèbres d’un lectorat français plus nombreux à l’aube de la Renaissance.
[17]
Curieusement, la correspondante Laodamie mentionne explicitement dans
son épître qu’elle ne cherche pas
à porter de beaux vêtements pour imiter la
situation de son mari, Protésilas.
[18]
Ce développement vers l’extérieur
s’explique en partie par les textes mêmes qui
fournissent des allusions aux actions des correspondants en pleine
nature. L’impulsion des artistes de créer des
paysages à cette époque, surtout en Italie et en
Flandres, a probablement influencé les miniaturistes de ces
manuscrits. Voir, par exemple, les scènes de calendrier des
Frères Limbourg dans les Très Riches
Heures du duc de Berry (début du XVe
siècle) et les tableaux de Francesco di Giorgio Martini (Chasteté
avec la licorne [1463]), de Léonard de Vinci (Genevra
de’Benci [c. 1474], La Joconde
[1503-06]), et de Titien (portraits religieux, son Bacchanalia
[1525]). Ces développements étaient
peut-être liés aussi à la transition
des peintures de sujets religieux à un art plus
séculier qui ne commémorait plus seulement les
saints de l’Eglise.
[19]
Elles semblent ainsi se conformer à des attentes culturelles
contemporaines. Cette juxtaposition insolite finit des fois par
créer une tension entre le monde civilisé et le
monde sauvage, entre le récit textuel et
l’interprétation iconographique.
[20]
Dans le manuscrit BnF 25397, Adriane, les cheveux
désordonnés, s’écrie et
pleure comme elle fait dans son récit. Plusieurs
scènes dans le manuscrit Arsenal 5108, celles de
Phèdre (f° 26 r°), d’Adriane (f° 79
r°) et de Médée (f° 93 v°)
dépeignent les femmes de manière similaire.