Les images récurrentes de femmes
à l’aube
de la Renaissance : Les XXI Epistres
d’Ovide
- Cynthia Brown
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Fig. 5a. J. Pichore, « Pénélope », ap. 1497,
Fig. 5b. Atelier de J. Pichore (?), « Phyllis », ap. 1502,
Fig. 5c. R. Testard, « Hypsiphile », 1496-98
Fig. 10.
Anonyme, « Héro », 1497-1502
Fig. 14a. Anonyme, « Briséis », 1500,
Fig. 14b. Anonyme, « Œnone », 1500,
Fig. 14c. Anonyme, « Hermione », 1500,
Fig. 14d. Anonyme, « Adriane », 1500,
Fig. 14e. Anonyme, « Sapho », 1500
Fig. 19.
Anonyme, « Didon », 1511,
Fig. 15a. Anonyme, « Phyllis », 1500
Que
fait la femme dans ces enluminures ? Le plus souvent, elle est
dépeinte en train d’écrire sa lettre
à l’homme dont elle est
séparée – ou après
l’avoir
écrite (figs. 5a,
5b et 5c).
Ainsi l’enlumineur met en relief des femmes auteurs
lettrées dans des représentations assez rares
à l’époque [11]. Les
fréquents
portraits de la femme en train de tendre sa lettre à un
messager rapprochent d’autres illustrations de
manière tout aussi frappante (figs. 6a, 6b, 6c, et 6d ). Dans ces
deux cas, ce sont les vignettes subsidiaires qui, en introduisant des
éléments narratifs associés
spécifiquement aux histoires personnelles des
correspondantes, distinguent les illustrations les unes des autres,
créant un rapport plus direct entre l’image et le
texte ovidien [12]. Mais l’artiste
complète souvent
le texte littéraire par des scènes qui ne
s’y trouvent pas, comme par exemple les suicides de cinq
correspondantes (figs. 7a, 7b, 7c et 7d
),
qui ne peuvent avoir eu lieu qu’après la
rédaction de leurs lettres.
Plusieurs
stratégies iconographiques employées dans les
manuscrits portent sur la relation visuelle entre le texte et
l’image. Dans quatre manuscrits [13], une
séparation nette distingue l’espace occupé par la miniature
du protagoniste d’Ovide sur un folio entier du texte en face.
Mais dans la plupart des manuscrits, la miniature partage le folio avec
le texte qui est transcrit au-dessus ou en-dessous de
l’illustration. Par exemple, le texte ou les rubriques
peuvent être placées en dehors de la miniature (fig. 8 ) ou dans le
même espace que la miniature (figs. 9a et 9b
). Lorsque les
vers de l’épître de la correspondante
(introduite quelquefois par une lettre capitale) sont
intégrés dans le même cadre que
l’image (fig. 10),
un rapport étroit s’établit entre image
et texte ainsi qu’une complicité entre lecteur et
femme protagoniste, surtout quand celle-ci est devant la lettre dont on
est en train de lire les vers. Un tel agencement témoigne
d’une collaboration orchestrée entre le scribe et
le miniaturiste du manuscrit. Dans le cas où
l’épître ne figure pas dans
l’image, cependant, le texte inscrit dans le cadre
iconographique semble souvent traduire oralement la plainte de la femme
ovidienne (fig. 11
).
Dans d’autres cas, comme celui du manuscrit Harley 4867 qui
dépeint la lettre écrite par Didon sur
elle-même pendant qu’elle se suicide (fig. 12
), une mise
en scène anachronique se présente. La mise en
page rare qui introduit le texte latin d’Ovide dans les
marges de chaque folio dans le manuscrit Balliol 383 nous renseigne sur
le public savant d’une telle copie manuscrite. Cette
juxtaposition des textes latins et français fit le lien
entre certains manuscrits et imprimés (figs. 8 et 13
) [14].
La
répétition iconographique fonctionne
différemment et de manière plus
conséquente dans les nombreux imprimés des XXI
Epistres d’Ovide, puisqu’ils ont
été soumis à une différente
technologie de reproduction. Dans la première
édition des XXI Epistres d’Ovide
de Michel Le Noir [15], l’imprimeur a
réutilisé les mêmes illustrations ou
fragments de bois pour présenter les
héroïnes d’Ovide, sans doute à
cause du nombre limité d’images disponibles.
Ainsi, une dizaine d’images différentes illustrent
les 21 correspondants et quelquefois aussi leurs
dédicataires de sorte que plusieurs scénarios
sont visualisés de manière identique. Par
exemple, la même combinaison de bois annonce les
épîtres de Briséis,
d’Œnone, d’Hermione, d’Adriane
et de Sapho, quoique leurs histoires se distinguent clairement les unes
des autres (figs.
14a, 14b, 14c, 14d et 14e).
De même, Phyllis, Phèdre et Cydippe sont
apparentées visuellement (figs.
15a, 15b et 15c ), ainsi que
Pénélope et Laodamie (figs.
13 et 16
) ;
la même femme gravée figure Hypsiphile,
Phèdre et Hypermestre (figs.
15b, 17a et 17b
) mais dans des contextes
différents. Puisqu’il s’agit de bois
génériques prévus pour
l’ornementation d’une variété
d’œuvres – ces bois sont
vraisemblablement apparus auparavant dans le Therence en
françois, publié vers la
même époque par Antoine Vérard
–, les gravures n’ont pas été
confectionnées pour illustrer le texte littéraire
de manière précise comme les miniatures de
manuscrit. Elles mettent en scène une femme noble,
religieuse, bourgeoise ou paysanne, qui discourt toute seule, ou un
entretien entre une telle femme et un homme (figs.
14d, 18a et 18b
). Mais aucun détail
gravé sur bois n’indique que la communication se
fasse sous forme épistolaire, le plus souvent à
sens unique, que la femme désespérée
soit face à une situation tragique, ou que les
récits ne soient pas interchangeables. Cette
conformité iconographique, qui écarte
entièrement les traits narratifs particuliers de chaque
récit épistolaire, entraîne donc
différents effets de sens dans les imprimés, en
contraste avec les cycles d’enluminures dans les manuscrits.
De même, elle impose au
« spectateur » une lecture suivie
du texte. Là où la miniature peut souvent exister
indépendamment du texte, puisqu’elle le traduit
visuellement, la gravure sur bois invite – et incite
– le lecteur à comprendre le sens de
l’image en lisant le texte.
La répétition comme principe organisateur de la première édition des XXI Epistres d’Ovide continue son chemin, puisque la même série de gravures sur bois réapparaît dans d’autres publications de la même œuvre. Dans une deuxième édition de Michel Le Noir, datant de 1511, Phyllis et Didon sont dépeintes par la même illustration que dans l’édition de 1500 (figs. 15a et 19). Pourtant, quoique les mêmes gravures soient remployées, des bois sont disposés différemment pour représenter d’autres correspondantes dans les deux éditions. Il s’agit donc d’une variation d’agencement des mêmes fragments de bois que ceux qui ornent la première édition.
En outre,
les mêmes gravures réapparaissent dans plusieurs
autres éditions publiées vers la même
époque par Antoine Vérard, Jean Trepperel (le
partenaire occasionnel de Le Noir), et Pierre Le Dru (figs.
14a et 20 ) [16]. Mais on ne trouve pas toujours les mêmes bois pour désigner
la même personne (figs. 15b et 21
). Ce système de
réutilisation de gravures caractérise
également les éditions plus tardives de
l’œuvre, quoi qu’il s’agisse
d’autres bois. Ainsi, la standardisation livresque
apportée par la nouvelle technologie de
l’imprimerie à travers la duplication a
influencé de manière conséquente la
réception textuelle et iconographique des
premières éditions des XXI Epistres
d’Ovide. Un lectorat plus étendu et
plus vaste de cette traduction extrêmement populaire avait
accès à un texte illustré de
manière semblable.
[11]
En fait, c’est Ovide qui leur a donné leur propre
voix, quoiqu’il ait manipulé leurs paroles en tant
qu’homme. On trouve la femme écrivain ou lectrice,
souvent entourée de livres et d’instruments
d’écrire, dans quelques miniatures des traductions
manuscrites du De mulieribus claris de Boccace,
une autre œuvre très prisée
à l’époque. Voir, par exemple, les
miniatures d’Erythrée (f° 30 r°),
d’Amalthée (f° 37 r°), de Sapho (f° 71
v°), et de Cornificia (f° 127 r°) dans le manuscrit BnF fr. 12420 (ca.
1402).
[12]
Cela suggère que l’artiste était au
courant de chacune des histoires. Certaines scènes
subsidiaires qui ne figurent pas dans le texte même
dérivent sans doute des connaissances mythologiques
générales de l’artiste (ou du libraire)
que le lectorat aurait bien reconnues.
[13]
Voir les manuscrits BnF 874, ONB 2624, Députés
1466, et Dresde O65.
[14]
Aucun autre système de répétition
iconographique ne rattache le corpus des manuscrits aux
imprimés.
[15]
Le seul exemplaire existant de cette édition est
conservé à la Bibliothèque Publique de
Parme (Inc. 237).
[16]
Voir C. Brown, « Du manuscrit à
l’imprimé : Les XXI Epistres
d’Ovide d’Octovien de Saint-Gelais
», art. cit., pp. 77-80, pour des
renseignements sur les relations entre ses imprimeurs et libraires.