Les images récurrentes de femmes
à l’aube
de la Renaissance : Les
XXI Epistres d’Ovide
- Cynthia Brown
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Fig. 1a.
Anonyme, « Laodamie », 1497-1502,
Fig. 1b. Anonyme, « Briséis », v. 1500,
Fig. 1c. Anonyme, « Hypermestre », v. 1500
Fig. 2a.
Anonyme, « Briséis », v. 1500,
Fig. 2b. J. Pichore et son atelier, « Adriane », ap. 1497
Fig. 4a. R. Testard, « Médée », 1496-98,
Fig. 4b. R. Testard, « Didon », 1496-98
La transmission française des Héroïdes s’est effectuée à la fin du XIe siècle grâce à la traduction d’Octovien de Saint-Gelais en 1497. Trois ans après sa présentation des XXI Epistres d’Ovide au roi Charles VIII sous forme manuscrite, est sortie des presses de Michel Le Noir la première édition connue de l’œuvre (le 29 octobre 1500) [1]. Comme cette période se caractérise par la coexistence de la reproduction manuscrite et imprimée, il n’est pas étonnant que Les XXI Epistres d’Ovide aient connu un succès considérable sous ces deux formats, un succès qui peut être mesuré au travers des quinze manuscrits et de la quinzaine d’éditions de l’œuvre datant d’entre 1497 et 1530 qui nous sont parvenus aujourd’hui [2].
Les XXI Epistres d’Ovide comprennent des missives en vers écrites à la première personne par dix-huit femmes et trois hommes mythologiques dans l’ordre suivant : Pénélope à Ulysse, Phyllis à Démophoön, Briséis à Achille, Phèdre à Hippolyte, Œnone à Pâris, Hypsiphile à Jason, Didon à Énée, Hermione à Oreste, Déjanire à Hercule, Adriane (Ariane) à Thésée, Canacé à Macarée, Médée à Jason, Laodomie à Protésilas, Hypermestre à Lyncée, Pâris à Hélène, Hélène à Pâris, Léandre à Héro, Héro à Léandre, Acontius à Cydippe, Cydippe à Acontius, et Sapho à Phaon. Il s’agit d’une dynamique assez particulière, puisque dans dix-huit cas, ceux que nous examinons de près ici, l’auteur masculin a donné voix à des femmes délaissées qui se lamentent de leur séparation d’avec les hommes qu’elles aiment dans les épîtres qu’elles leur envoient. Plusieurs correspondantes – Phyllis, Didon, Déjanire, Canacé et Sapho – finissent par se suicider, ce qui accroît la tension dramatique des doléances autobiographiques de toutes les correspondantes, car les lecteurs connaissaient sans doute déjà le dénouement tragique de leurs légendes. En outre, plusieurs cycles intertextuels dans le recueil épistolaire relient les angoisses révélées par treize des correspondants : Phyllis écrit à Démophoön, qui est fils de Thésée et Phèdre. Pourtant, la femme de Thésée est amoureuse d’Hippolyte, à qui elle adresse une épître, tout en faisant mention de sa soeur Adriane, qui, délaissée auparavant par Thésée, envoie à celui-ci une complainte désespérée. De même, Œnone, abandonnée par Pâris, récrimine les actions de ce dernier, qu’elle voit revenir en bateau avec Hélène. La fille d’Hélène, Hermione, sous le joug de Pyrrhus, attend l’aide d’Oreste, à qui elle adresse une complainte mettant en scène l’histoire de sa mère. Laodamie se plaint à Protéstilas parce qu’il ne serait jamais parti en guerre si Pâris n’avait pas enlevé Hélène. Les doléances de Briséis et de Didon sont aussi bien liées à la Guerre de Troie. Plus tard dans le recueil, Pâris, que Pénélope a condamné dans la première lettre du recueil, cherche à entamer une relation avec Hélène en lui envoyant sa déclaration d’amour épistolaire ; elle y répond positivement, tout en faisant mention de l’abandon d’Adriane, d’Œnone, d’Hypsiphile et de Médée. Hypsiphile se plaint à Jason d’avoir été abandonnée pour Médée, tandis que Médée reproche au même homme de l’avoir délaissée pour Créüse. Il n’y a donc pas de récit linéaire à travers les missives, qui pourtant se recoupent et souvent de façon ironique. C’est plutôt la répétition littéraire qui sert de principe organisateur du recueil, créant ainsi une intensité dramatique par une accumulation de plaintes féminines lancées contre le sort, l’homme infidèle, ou une autre femme.
Cette répétition textuelle est rehaussée par la mise en scène visuelle des femmes ovidiennes. Comme dans de nombreux autres ouvrages de l’époque qui traitaient du thème des femmes célèbres [3], le sujet des XXI Epistres d’Ovide se prêtait à une exploitation visuelle de la femme. La quantité et la qualité des illustrations, miniatures ou gravures sur bois, qui ornent les multiples exemplaires de la traduction de Saint-Gelais, confirment le dynamisme artistique associé à la reproduction de cette œuvre à l’aube de la Renaissance. Nous proposons ici une étude iconographique brève des « femmes célèbres » dans les versions existantes des XXI Epistres d’Ovide au moyen d’un examen comparatif des différents formats employés pour les représenter, des motifs adoptés par l’artiste et des rapports entre l’image et le texte. Les disparités entre les manuscrits enluminés et les imprimés illustrés sont les plus évidentes. Mais dans les deux cas, une filiation s’établit souvent entre les différents programmes d’enluminures ou de bois, créant des effets de cycle dans ces nombreuses reprises iconographiques de la femme. Par contre, la reprise de l’image de la femme peut subir en même temps des effets de variation, surtout dans les cycles d’enluminures, qui provoquent différents effets de sens.
La répétition se manifeste à plusieurs niveaux dans ce corpus. Il va sans dire que la traduction de Saint-Gelais se répète plus ou moins régulièrement dans toutes les versions, ce qui apporte une certaine cohérence à la tradition textuelle. Pourtant, la répétition iconographique fonctionne bien différemment dans les séries de miniatures et les cycles de gravures sur bois [4].
Trois mises en scène iconographiques dépeignent les héroïnes d’Ovide dans les manuscrits [5]. La plupart des illustrations dévoilent une scène principale où se situe la correspondante de l’Antiquité (figs. 1a, b et c) [6]. Dans quelques manuscrits des scènes secondaires insérées dans la même miniature créent une image composite qui offre plus de précisions sur l’histoire de la liaison de la femme avec son destinataire (figs 2a et b) [7]. Certains enlumineurs ont isolé ces épisodes de la scène principale en les encadrant dans des miniatures subsidiaires dans les marges (figs. 3a, b et c ) [8]. Ces dernières répartitions qui se répètent dans plusieurs manuscrits suggèrent une relation proche entre certaines copies.
Là où la plupart des miniaturistes ont choisi de présenter la femme de loin, situant son corps entier dans un contexte narratif lié à sa propre histoire, l’artiste de deux manuscrits, BnF 875 et HM 60, identifié comme Robinet Testard [9], se différencie de ses homologues en se concentrant de manière inhabituelle mais aussi un peu déformée sur le visage de la correspondante (figs. 4a et b). En attirant l’attention du lecteur-spectateur sur les différents costumes et coiffes plus ou moins exotiques de chaque femme, il finit par offrir une mise en scène qui élimine les éléments tragiques des récits singuliers ainsi que les différences critiques entre eux [10].
[1]
Ayant peut-être découvert que son
édition latine des Héroïdes,
les Epistolas Ovidii, publiée 21 mois
auparavant, n’était pas assez
rémunératrice, Michel Le Noir a fini par
déclencher la publication d’une lignée
d’Héroïdes en
français avec sa première édition de
la traduction. Plus de 25 autres éditions de la traduction
de Saint-Gelais ont paru par la suite. Pour plus de renseignements sur
les premières éditions imprimées des XXI
Epistres d’Ovide, voir C. Brown, « Du
manuscrit à l’imprimé : Les
XXI Epistres d’Ovide d’Octovien de
Saint-Gelais », dans Ovide
métamorphosé : les lecteurs
médiévaux d’Ovide, sous la
direction de L. Harf-Lancner, L. Mathey-Maille et M. Szkilnik, Paris,
Presses Sorbonne-Nouvelle, 2009, pp. 69-82.
[2]
Les manuscrits existants des XXI Epistres d’Ovide
de Saint-Gelais sont les suivants : Christie’s, 7 July 2010,
Sale 7911, Lot 42 [Christie’s 42]; Paris,
Bibliothèque de l’Arsenal, Rés. 5108
[Arsenal 5108] ; Paris, Bibliothèque de la Chambre des
Députés 1466 [Députés 1466]
; Dresde, Bibliothèque Royale, O.65 [Dresde O65]
[aujourd’hui perdu] ; Paris, Bibliothèque
nationale de France, ffr. 873 [BnF 873], 874 [BnF 874], 875 [BnF 875],
876-877 [BnF 876-877], 1641 [BnF 1641], 20018 [BnF 20018], 25397 [BnF
25397]; Vienne, Osterreichische National Bibliothek, 2624 [ONB 2624] ;
Londres, British Library, Harley 4867 [Harley 4867] ; San Marino,
Huntington Library, HM 60 [HM 60] ; Oxford, Balliol 383 [Balliol 383].
Voir C. Scollen, The Birth of the Elegy in France 1500-1550,
Genève, Droz, 1967, pp. 157-159, pour un inventaire de 26
éditions de la traduction de Saint Gelais
publiées entre ca. 1500 et 1580. Pour une description du
manuscrit Christie’s 42, voir le site de Christie’s).
Pour une étude de ce même manuscrit, voir C.
Brown, « Celebration and Controversy at a Late Medieval
French Court : A Poetic Anthology For and About Anne of Brittany and
Her Female Entourage », dans Bibliothèque
d’Humanisme et Renaissance, LXXII, 3, 2010, pp.
541-573. Pour des détails plus précis sur tous
les manuscrits et les éditions des XXI Epistres
d’Ovide du XVIe siècle, voir
Frédéric Duval et Françoise
Vielliard, Miroir des classiques, Editions
en ligne de l’Ecole des
Chartes [site momentanément indisponible].
[3]
Voir, par exemple, les traductions françaises du De
mulieribus claris de Boccace datant du XIe siècle
ainsi que les Vies des femmes célèbres
d’Antoine Dufour (1504). Pour une discussion de ces ouvrages,
voir C. Brown, The Queen’s Library : Image-Making
at the Court of Anne of Brittany, 1477-1514, Philadelphia,
University of Pennsylvania Press, « Material Texts
», 2011, pp. 108-180.
[4]
Nous ne tenons pas compte ici de la forme hybride des illustrations des
femmes d’Ovide, celle des gravures sur bois peintes qui
décorent deux exemplaires d’une édition
des XXI Epistres d’Ovide
publiée par Antoine Vérard v. 1502 : BnF
Vélins 2088 (f° 3 r°) et BnF Rés. 2089
(toutes les images).
[5]
L’artiste du manuscrit BnF 874 est le seul à
peindre plusieurs miniatures de la même femme.
[6]
Voir les manuscrits BnF 873, BnF 874, BnF 875, HM 60,
Députés 1466, Harley 4867 et Balliol 383.
[7]
Voir les manuscrits BnF 873 et Députés 1466
(surtout les miniatures de Phèdre, de Déjanire et
d’Adriane). Ces détails supplémentaires
visuels ne figurent pas toujours dans le texte qui accompagne
l’illustration.
[8]
Voir les manuscrits Christie’s 42, BnF 873, ONB 2624 et
Députés 1466 (Phèdre).
[9]
Voir Fr. Avril, Creating French Culture : Treasures from the
Bibliothèque Nationale de France, sous la
direction de M.-H. Tesnière et P. Gifford, New Haven, Yale
University Press, 1995, pp. 173-174 ; F. Avril et N. Reynaud, Les
Manuscrits à peintures en France 1440-1520,
Paris, BnF/Flammarion, 1995, p. 175 ; et C. W. Dutschke, Guide
to Medieval and Renaissance Manuscripts in the Huntington Library,
San Marino, Huntington Library, 1989, t. I, pp. 122-123.
[10]
Est-ce une coïncidence que cette mise en scène
particulière caractérise les deux manuscrits de
l’œuvre qui ont appartenu à des femmes,
Anne de Bretagne et Louise de Savoie ?