La reprise de motifs iconiques à
l’intérieur
des « grandes proses »
d’André Breton
- Sophie Bastien
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Fig. 8. G. De Chirico, Le Vaticinateur, 1915
Outre les lieux magnétiques, les objets trouvés, les yeux fascinants, un quatrième motif iconique est repris d’une « prose » à l’autre : la voyance. Nous avons remarqué la photo de Madame Sacco, dans Nadja ; nous ajoutons ici que toutes celles qui représentent symboliquement l’héroïne, reproduisent par le fait même une voyante. Dans Les Vases communicants, le tableau de Giorgio De Chirico intitulé « Le vaticinateur » s’inscrit en droite ligne à leur suite (fig. 8, II-138). De plus, il est tentant de le jumeler avec la photo de Nosferatu (II-121), car les deux personnages – le vaticinateur et Nosferatu – se ressemblent avec leur tête levée, leur visage face à la lumière et leur regard mystérieux de visionnaire hypnotisé. Dans L’Amour fou, la démonstration est faite que l’écriture automatique possède une qualité prophétique et sonde l’avenir, au même titre que les voyantes dans Nadja ou que le vaticinateur dans Les Vases communicants. A ce compte, les quatre poètes surréalistes dont Nadja contient les photos – Desnos le rêveur, Paul Éluard (I-657), Benjamin Péret (I-660) et Breton lui-même (I-745) – sont autant de répliques du « vaticinateur ».
Le cinquième et dernier motif iconique à relever, qui se promène d’un livre à l’autre, nous l’appellerions « l’amoureuse ». Il rejoint une thématique cardinale chez Breton comme chez les surréalistes en général. Nadja, aux représentations iconiques multiformes, en est une variante, avec l’impact considérable qu’elle a dans la vie intime de l’auteur. Dans une perspective chronologique, la comédienne Dorval est son précurseur (I-674) : avant d’en visionner la photo, le lecteur découvre que Breton la qualifie de « belle », la considère comme l’actrice « la plus admirable » et éprouve pour elle une « attraction passionnelle » (I-673). Nadja a aussi un successeur : une autre femme que rencontre l’auteur et à laquelle il est fait allusion vers la fin du livre, notamment par la dernière photo (I-750). Celle-ci arbore une enseigne avec l’inscription « Les Aubes ». Voilà encore une métaphore, et elle clôt le livre sur une ouverture : elle marque de nouveaux jours et esquisse un futur prometteur dans la sphère amoureuse.
L’iconographie de L’Amour fou continue la même veine thématique, mais une évolution se constate dans la manière : l’imagerie amoureuse y est encore plus excentrique et exhale une sensualité certaine qui célèbre la féminité. Le répertoire iconographique de cette « prose » est inauguré par l’artefact de Man Ray intitulé « Explosante fixe » (fig. 9, II-683), auquel Arrouye consacre soigneusement un article pour conclure que la robe de la danseuse est une image subliminale de l’appareil génital externe de la femme [19]. Cette photo participe ainsi à la quête amoureuse et érotique que poursuit Breton à travers toutes ses « proses ». Plus loin, L’Amour fou fournit de Jacqueline Lamba, la femme dont il est question dans ce livre, une photo littéralement extraordinaire et quasi-mythologique : elle est prise dans l’eau, d’où une texture moirée, et Jacqueline nage nue, telle une naïade (fig. 10, II-732).
La répétition comme unificateur trilogique
A
leur parution en 1932, Les Vases communicants ne
comportaient aucune photographie. Il est très significatif
que Breton repense ensuite leur conception et effectue une greffe en
insérant des photos, ce qui donne lieu à une
édition augmentée, en 1955. Il faut savoir
qu’au préalable, il nourrissait le projet de
réunir cet ouvrage avec la
« prose » antérieure Nadja
et la « prose »
postérieure L’Amour fou,
pour constituer un seul volume qui scellerait, pour ainsi dire,
l’ensemble trilogique. Mais à la maison Gallimard,
son projet tourna court. La réédition
illustrée des Vases communicants vise
à le compenser, en quelque sorte :
« Ainsi pourrait être obtenue en partie
l’unification que je souhaite rendre manifeste entre les
trois livres », confie l’auteur [20].
A ce propos, Marguerite Bonnet observe toute
l’efficacité de la présence
photographique, qui agit en effet comme un trait d’union,
d’une « prose »
à l’autre [21]. Le corpus
tripartite en vient
à former un cycle, au point qu’Arcane 17,
la quatrième et dernière
« prose » de l’auteur,
se situe à part : bien qu’elle aussi soit issue du
rejet catégorique du roman et sous-tendue par les ressorts
du désir, du hasard et de la rencontre féminine,
elle ne contient – définitivement, dans son cas
– nulle photo.
De notre
côté, nous sommes maintenant en mesure
d’affirmer que la récurrence de motifs qui
caractérisent les photos, est encore bien plus
déterminante que la simple présence de ces
photos. Elle renforce davantage la filiation
générique et approfondit l’effet de
série, de collection. Les trois premières
« grandes proses » sont unies non
seulement par leur morphologie, leur constitution
matérielle, mais aussi dans leur
intériorité, dans leurs leitmotivs
conducteurs, qu’expriment la médiation verbale
autant que le substrat pictural. Plus abstrus toutefois, ce dernier
mode d’expression insinue plus qu’il ne livre ses
messages. Il tisse des réseaux souterrains
d’arcanes rhizomatiques. Nous avons vu que les photos
communiquent entre elles pour dégager des topoï
dominants, mais ces topoï aussi communiquent entre eux. Celui
que nous appelons
« l’amoureuse » recoupe
celui de la voyance dans Nadja (surtout avec les
portraits de Nadja elle-même). Il recoupe
également celui des yeux dans cette même
« prose » (avec la photo de
Blanche Derval et le montage des « yeux de
fougère ») ainsi que dans Les
Vases communicants (avec le tableau
« Dalila »). Ce topos des yeux
recoupe, quant à lui, celui de l’objet
trouvé dans L’Amour fou
(avec le masque), qui s’en trouve ainsi connecté
à son tour aux deux topoï
précédents.
Mais ce
n’est là qu’un aperçu du
tracé enchevêtré de ces
« vases communicants »,
qu’il est pratiquement impensable de rendre avec
exhaustivité. Car le régime bretonien de
l’illustration relève d’une
esthétique véritablement
révolutionnaire. La réduplication de ses
motifs et leurs liens organiques ont pour fonction essentielle
une révélation poétisée,
jamais au premier degré, d’emblèmes
divers mais contigus du surréalisme. La
complexité même de ce langage fait partie
intégrante de son contenu, de sa substantifique moelle.
[19]
J. Arrouye, « La danse des apparences : sur
Explosante-fixe de Man Ray et André
Breton », dans Mélusine. Cahiers du
Centre de recherche sur le surréalisme, n°
XXVI : Métamorphoses, 2006,
pp. 196-205.
[20]
Cité par Marguerite Bonnet dans « Notes
et variantes » de Nadja,
I-1560.
[21]
M. Bonnet, « Notice » aux Vases
communicants, II-1349.