La reprise de motifs iconiques à l’intérieur
des « grandes proses » d’André Breton

Sophie Bastien
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Fig. 2. J.-A. Boiffard, Ses yeux de fougère, s. d.

Fig. 3. J.-A. Boiffard, L’Affiche lumineuse de Mazda, s. d.

Fig. 4. A. Breton, A la Nouvelle France, s. d.

Fig. 5. J.-A. Boiffard, L’Hôtel des grands hommes, s. d.

Fig. 6. J.-A. Boiffard, La Librairie de l’Humanité, s. d.

Fig. 7. G. Moreau, Samson et Dalila, 1882

Répétition à l’intérieur d’une même page

La répétition est néanmoins évidente quand elle survient à l’intérieur d’une même page. Mais cela ne se produit qu’à deux occasions dans l’ensemble du corpus iconographique, et que dans la « prose » initiale Nadja. Sur le plan structurel, la première occurrence relève de ce que nous appellerions la métaphotographie : elle s’affiche comme pellicule. Elle présente une série verticale de quatre clichés, mais aux extrémités en haut et en bas, on ne voit qu’une partie de cliché. Entre ces clichés partiels, deux sont donc complets et consécutifs. Ils sont par ailleurs presque identiques. Ils montrent Robert Desnos semi-couché : les yeux fermés dans l’un, entr’ouverts dans l’autre (I-662). Cette fine différence met en relief l’état second du poète, qui oscille entre le sommeil et la veille. La quasi-répétition insiste, quant à elle, sur la détente physique qui accompagne cette condition mentale. L’ensemble de la page visualise l’état d’esprit à la fois fugace et précieux que privilégient les surréalistes et qu’ils ont particulièrement recherché lors de séances expérimentales à leur « époque des sommeils » [10].
      La deuxième occurrence de répétition à l’intérieur d’une même page, est la seule photo qui présente la Nadja réelle (fig. 2, I-715). Paradoxalement, c’est aussi la seule, de tout le corpus iconographique, dont l’élaboration esthétique est manifeste, comme si la réalité du personnage ne devait être livrée que transposée, fabriquée. À l’origine, il y avait sans doute une photo du visage en gros plan, qu’on a ensuite tronquée au point de ne retenir que les yeux et les sourcils. Puis on a reproduit cet étroit fragment pour le quadrupler. Il en résulte un montage qui superpose quatre rectangles identiques. Le lecteur ne saisit le sens de cet étrange collage vertical qu’en le mettant en rapport avec sa légende : « Ses yeux de fougère… ». En effet, les courbes des yeux, des paupières et des sourcils, symétriques de part et d’autre du nez, figurent les feuilles de fougère réparties de part et d’autre de la nervure centrale. L’image iconique donne à voir la métaphore verbale. La dimension poétique du photomontage et celle de la légende se font écho, et induisent de la personne de Nadja une connaissance très subjectivée, comme le fait dans sa globalité le livre lui-même qui lui est dédié.

 

Répétition à l’intérieur d’une même « prose »

 

Entre différentes photos d’un même livre, le phénomène de la répétition survient de façon moins immédiate et plus diffuse. Entre les photos de Nadja, il est quand même possible de distinguer deux grandes catégories de répétition. La première offre des portraits de l’héroïne sous forme d’allégories, donc différemment de la photo au regard quadruplé analysée ci-haut. Les sujets photographiés relèvent alors de natures diverses : ce sont des femmes réelles, des objets, des œuvres d’art, ou encore des dessins exécutés par Nadja, soit des autoportraits. Tous s’apparentent cependant au personnage éponyme et concourent à l’étoffer. Entre autres femmes réelles, il y a Madame Sacco (I-694). Son apparence bizarre reflète bien son métier ésotérique, puisqu’elle est voyante. Au surplus, elle incarne la voyante au sens générique ; de ce fait, son portrait renvoie par métonymie à Nadja qui, elle, est plus singularisée, mais qui intéresse Breton pour la même raison, c’est-à-dire pour les dons médiumniques. Également, cette faculté divinatoire de Madame Sacco, prise en elle-même, devient une synecdoque qui évoque encore la muse de cette « prose ».
       Outre des personnes, des objets aussi représentent allégoriquement Nadja. C’est le cas du panneau publicitaire de Mazda (fig. 3, I-734), qu’Arrouye qualifie de métaphorique [11]. Nadja elle-même s’en est inspirée pour se dessiner. Elle et Breton le lisent comme un dérivé du nom « Nadja », vraisemblablement à cause de la morphologie similaire. Dans les deux mots, une assonance répète la lettre « a » sur un rythme binaire, et deux consonnes consécutives s’interposent entre les voyelles et se font entendre : l’une d’elles est un « d » ; l’autre est un « z » dans « Mazda », un « j » dans « Nadja ». Et en plus des sonorités identiques (avec le « a » doublé et le « d »), sinon voisines (« z » et « j »), que partagent le prénom féminin et la marque de voitures, le panneau publicitaire contient un autre élément qui le rapproche de Nadja : l’ampoule proéminente symbolise l’intelligence intuitive de cette femme qui éblouit tant Breton. C’est du moins ce que nous en comprenons, à l’instar de Pierre Taminiaux [12].
      La deuxième grande catégorie de répétition à l’intérieur de Nadja concerne les photos de lieux. Pas moins de quatorze photos sont prises en milieu urbain [13], ce qui révèle à quel point, pour Breton, le paysage prosaïque du quotidien recèle du merveilleux. Celui-ci se fait d’autant plus sentir que douze de ces photos [14] représentent des endroits désertés, abstraits de l’agitation citadine normale (exemple : fig. 4, I-692) ; les lieux ordinaires en sont rendus énigmatiques. Qui plus est, cinq photos [15], parmi celles-là, laissent voir un véhicule – une charrette ou une calèche – stationnaire (exemple : fig. 5, I-654). Elles suggèrent la possibilité de déplacement et, sur un plan plus connotatif, matérialisent un état d’esprit disponible, la réceptivité préalable à toute aventure poétique. Finalement, trois [16] de ces cinq photos montrent un charretier ou un cocher immobilisé (exemple : fig. 6, I-684). Celui-ci incarne le « guetteur qui attend », dont parlera Breton dans L’Amour fou (II-697) ; il figure aussi le lecteur en apprentissage, qui se tient aux aguets. Tout compte fait, les photos de lieux réitèrent quatre motifs : l’urbanité, l’absence de passants, la voiture à l’arrêt et le conducteur en attente. Quantitativement autant que sémantiquement, ces motifs découlent les uns des autres, comme des ramifications logiques : le second découle du premier ; le troisième, du second ; le dernier, du troisième. Ils remplissent une fonction commune : cristalliser une attitude qui traque la surréalité dans la trivialité.

 

Répétition d’une « prose » à l’autre

 

Un dialogue s’instaure entre les photos d’un même livre, par la reconduction de motifs. Mais il s’instaure aussi d’un livre à l’autre, par le biais de photos qui se font référence. Pour le prouver, nous allons revenir, dans une optique nouvelle, sur des photos de Nadja examinées plus haut, pour chercher cette fois leurs avatars dans les « proses » subséquentes. Nous venons d’analyser les photos parisiennes dans Nadja. Il y en a seulement trois dans L’Amour fou [17], mais toutes accusent l’absence de passants, elles aussi. De surcroît, elles ont été prises la nuit [18], ce qui en magnifie l’atmosphère. D’une « prose » à l’autre, la même sensibilité spatiale se reconnaît, bien que certains procédés diffèrent. Par ailleurs, Nadja contient une photo d’un marché aux puces (I-677), lieu de prédilection des surréalistes, et une autre d’un article qui y a été acheté (I-678) ; nous en avons commenté plus haut la non-répétition avec le texte. Dans L’Amour fou, ce sont deux photos de semblables trouvailles que le lecteur peut contempler (II-703-704). Non seulement le nombre en est doublé, mais leur signification acquiert une portée personnelle et artistique dont la densité justifie que tout un chapitre du livre leur soit consacré.
      Nous avons également mentionné les yeux de Desnos qui reflètent un état second, et ceux de Nadja qui, eux, provoquent un état second : chez Breton, comme en fait foi la légende poétique au bas de la photo ; et chez le lecteur, par l’agencement iconique surprenant. Mais dans le même livre, Breton est aussi séduit par les yeux d’un personnage de théâtre appelé Solange (I-670) ; c’est pourquoi il intègre une photo de la comédienne qui l’interprète, Blanche Derval (I-674). Et il n’est pas moins envoûté par ceux d’une statue de cire au musée Grevin, dont il intègre aussi une photo (I-747). Le thème des yeux revient dans Les Vases communicants, notamment par la reproduction de l’aquarelle intitulée « Dalila » (fig. 7, II-156) : les yeux qu’y a peints Gustave Moreau exercent un pouvoir sur Breton, comme le confie ce dernier. Quant à L’Amour fou, le masque trouvé au marché aux puces et photographié, ne couvre que le haut du visage et sa conception est spécialement inusitée au niveau des yeux : c’est là qu’il attire l’attention (II-703). Aussi Breton souligne-t-il son influence déterminante sur les yeux de la statue qu’Alberto Giacometti est alors en train de sculpter ; il fournit une photo du produit fini, « L’Objet invisible » (II-695), qui deviendra au demeurant fort célèbre.

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[10] En italique dans le texte, I-663.
[11] J. Arrouye, « La photographie dans Nadja », art. cit., p. 146.
[12] P. Taminiaux, The Paradox of Photography, Amsterdam/NewYork, Rodopi, « Faux titres », 2009, pp. 75-76.
[13] Sur un total de quarante-huit dans la version définitive de 1964. La première édition, en 1928, en comptait quarante-quatre.
[14] I-654, 656, 659, 664, 684, 692, 696, 699, 709, 717, 734, 742.
[15] I-654, 664, 684, 717, 734.
[16] I-664, 684, 717.
[17] II-719, 731, 741.
[18] En lien avec la fameuse « nuit du tournesol » (II-735).