La reprise de motifs iconiques à
l’intérieur
des « grandes proses »
d’André Breton
- Sophie Bastien
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Fig. 2. J.-A. Boiffard, Ses yeux de fougère, s. d.
Fig. 3. J.-A. Boiffard, L’Affiche lumineuse de Mazda, s. d.
Fig. 4. A. Breton, A la Nouvelle France, s. d.
Fig. 5. J.-A. Boiffard, L’Hôtel des grands hommes, s. d.
Répétition à l’intérieur d’une même page
La
répétition est néanmoins
évidente quand elle survient à
l’intérieur d’une même page.
Mais cela ne se produit qu’à deux occasions dans
l’ensemble du corpus iconographique, et que dans la
« prose » initiale Nadja.
Sur le plan structurel, la première occurrence
relève de ce que nous appellerions la
métaphotographie : elle s’affiche comme
pellicule. Elle présente une série verticale de
quatre clichés, mais aux extrémités en
haut et en bas, on ne voit qu’une partie de
cliché. Entre ces clichés partiels, deux sont
donc complets et consécutifs. Ils sont par ailleurs presque
identiques. Ils montrent Robert Desnos
semi-couché : les yeux fermés dans
l’un, entr’ouverts dans l’autre (I-662).
Cette fine différence met en relief
l’état second du poète, qui oscille
entre le sommeil et la veille. La
quasi-répétition insiste, quant à
elle, sur la détente physique qui accompagne cette condition
mentale. L’ensemble de la page visualise
l’état d’esprit à la fois
fugace et précieux que privilégient les
surréalistes et qu’ils ont
particulièrement recherché lors de
séances expérimentales à leur
« époque des sommeils » [10].
La
deuxième occurrence de répétition
à l’intérieur d’une
même page, est la seule photo qui présente la
Nadja réelle (fig.
2, I-715). Paradoxalement,
c’est aussi la seule, de tout le corpus iconographique, dont
l’élaboration esthétique est manifeste,
comme si la réalité du personnage ne devait
être livrée que transposée,
fabriquée. À l’origine, il y avait sans
doute une photo du visage en gros plan, qu’on a ensuite
tronquée au point de ne retenir que les yeux et les
sourcils. Puis on a reproduit cet étroit fragment pour le
quadrupler. Il en résulte un montage qui superpose quatre
rectangles identiques. Le lecteur ne saisit le sens de cet
étrange collage vertical qu’en le mettant en
rapport avec sa légende :
« Ses yeux de
fougère… ». En effet, les courbes des
yeux, des paupières et des sourcils, symétriques
de part et d’autre du nez, figurent les feuilles de
fougère réparties de part et d’autre de
la nervure centrale. L’image iconique donne à voir
la métaphore verbale. La dimension poétique du
photomontage et celle de la légende se font
écho, et induisent de la personne de Nadja une connaissance
très subjectivée, comme le fait dans sa
globalité le livre lui-même qui lui est
dédié.
Répétition à l’intérieur d’une même « prose »
Entre différentes photos d’un même livre, le
phénomène de la répétition
survient de façon moins immédiate et plus
diffuse. Entre les photos de Nadja, il est quand
même possible de distinguer deux grandes
catégories de répétition. La
première offre des portraits de
l’héroïne sous forme
d’allégories, donc différemment de la
photo au regard quadruplé analysée ci-haut. Les
sujets photographiés relèvent alors de
natures diverses : ce sont des femmes réelles, des
objets, des œuvres d’art, ou encore des dessins
exécutés par Nadja, soit des autoportraits. Tous
s’apparentent cependant au personnage éponyme et
concourent à l’étoffer. Entre autres
femmes réelles, il y a Madame Sacco (I-694). Son apparence
bizarre reflète bien son métier
ésotérique, puisqu’elle est voyante. Au
surplus, elle incarne la voyante au sens
générique ; de ce fait, son portrait renvoie par
métonymie à Nadja qui, elle, est plus
singularisée, mais qui intéresse Breton pour la
même raison, c’est-à-dire pour les dons
médiumniques. Également, cette faculté
divinatoire de Madame Sacco, prise en elle-même, devient une
synecdoque qui évoque encore la muse de cette
« prose ».
Outre des
personnes, des objets aussi représentent
allégoriquement Nadja. C’est le cas du panneau
publicitaire de Mazda (fig.
3, I-734), qu’Arrouye qualifie de
métaphorique [11]. Nadja elle-même
s’en
est inspirée pour se dessiner. Elle et Breton le lisent
comme un dérivé du nom
« Nadja », vraisemblablement
à cause de la morphologie similaire. Dans les deux mots, une
assonance répète la lettre
« a » sur un rythme binaire, et
deux consonnes consécutives s’interposent entre
les voyelles et se font entendre : l’une
d’elles est un « d » ;
l’autre est un « z »
dans « Mazda », un
« j » dans
« Nadja ». Et en plus des
sonorités identiques (avec le
« a » doublé et le
« d »), sinon voisines
(« z » et
« j »), que partagent le
prénom féminin et la marque de voitures, le
panneau publicitaire contient un autre élément
qui le rapproche de Nadja : l’ampoule
proéminente symbolise l’intelligence intuitive de
cette femme qui éblouit tant Breton. C’est du
moins ce que nous en comprenons, à l’instar de
Pierre Taminiaux [12].
La
deuxième grande catégorie de
répétition à
l’intérieur de Nadja
concerne les photos de lieux. Pas moins de quatorze photos sont prises
en milieu urbain [13], ce qui révèle
à quel point, pour Breton, le paysage prosaïque du quotidien
recèle du merveilleux. Celui-ci se fait d’autant
plus sentir que douze de ces photos [14]
représentent des
endroits désertés, abstraits de
l’agitation citadine normale (exemple : fig. 4,
I-692) ; les lieux ordinaires en sont rendus énigmatiques.
Qui plus est, cinq photos [15], parmi celles-là, laissent
voir un véhicule – une charrette ou une
calèche – stationnaire (exemple : fig. 5,
I-654). Elles suggèrent la possibilité de
déplacement et, sur un plan plus connotatif,
matérialisent un état d’esprit
disponible, la réceptivité préalable
à toute aventure poétique. Finalement, trois [16]
de ces cinq photos montrent un charretier ou un
cocher immobilisé (exemple : fig.
6, I-684). Celui-ci incarne le
« guetteur qui
attend », dont parlera Breton dans L’Amour
fou (II-697) ; il figure aussi le lecteur en
apprentissage, qui se tient aux aguets. Tout compte fait, les photos de
lieux réitèrent quatre motifs :
l’urbanité, l’absence de passants, la
voiture à l’arrêt et le conducteur en
attente. Quantitativement autant que sémantiquement, ces
motifs découlent les uns des autres, comme des ramifications
logiques : le second découle du premier ; le
troisième, du second ; le dernier, du troisième.
Ils remplissent une fonction commune : cristalliser une
attitude qui traque la surréalité dans la
trivialité.
Répétition d’une « prose » à l’autre
Un
dialogue s’instaure entre les photos d’un
même livre, par la reconduction de motifs. Mais il
s’instaure aussi d’un livre à
l’autre, par le biais de photos qui se font
référence. Pour le prouver, nous allons revenir,
dans une optique nouvelle, sur des photos de Nadja
examinées plus haut, pour chercher cette fois leurs avatars
dans les « proses »
subséquentes. Nous venons d’analyser les photos
parisiennes dans Nadja. Il y en a seulement trois
dans L’Amour fou [17], mais toutes
accusent l’absence de passants, elles aussi. De
surcroît, elles ont été prises la nuit
[18],
ce qui en magnifie l’atmosphère.
D’une « prose »
à l’autre, la même
sensibilité spatiale se reconnaît, bien que
certains procédés diffèrent. Par
ailleurs, Nadja contient une photo d’un
marché aux puces (I-677), lieu de prédilection
des surréalistes, et une autre d’un article qui y
a été acheté (I-678) ; nous
en avons commenté plus haut la
non-répétition avec le texte. Dans L’Amour
fou, ce sont deux photos de semblables trouvailles que le
lecteur peut contempler (II-703-704). Non seulement le nombre en est
doublé, mais leur signification acquiert une
portée personnelle et artistique dont la densité
justifie que tout un chapitre du livre leur soit consacré.
Nous avons
également mentionné les yeux de Desnos qui
reflètent un état second, et ceux de Nadja qui,
eux, provoquent un état
second : chez Breton, comme en fait foi la légende
poétique au bas de la photo ; et chez le lecteur, par
l’agencement iconique surprenant. Mais dans le même
livre, Breton est aussi séduit par les yeux d’un
personnage de théâtre appelé Solange
(I-670) ; c’est pourquoi il intègre une photo de
la comédienne qui l’interprète, Blanche
Derval (I-674). Et il n’est pas moins
envoûté par ceux d’une statue de cire au
musée Grevin, dont il intègre aussi une photo
(I-747). Le thème des yeux revient dans Les Vases
communicants, notamment par la reproduction de
l’aquarelle intitulée
« Dalila » (fig. 7,
II-156) : les yeux qu’y a peints Gustave Moreau exercent un
pouvoir sur Breton, comme le confie ce dernier. Quant à L’Amour
fou, le masque trouvé au marché aux
puces et photographié, ne couvre que le haut du visage et sa
conception est spécialement inusitée au niveau
des yeux : c’est là qu’il
attire l’attention (II-703). Aussi Breton souligne-t-il son
influence déterminante sur les yeux de la statue
qu’Alberto Giacometti est alors en train de sculpter ; il
fournit une photo du produit fini,
« L’Objet invisible »
(II-695), qui deviendra au demeurant fort célèbre.
[10]
En italique dans le texte, I-663.
[11]
J. Arrouye, « La photographie dans Nadja », art. cit., p. 146.
[12]
P. Taminiaux, The Paradox of Photography,
Amsterdam/NewYork, Rodopi, « Faux titres
», 2009, pp. 75-76.
[13]
Sur un total de quarante-huit dans la version définitive de
1964. La première édition, en 1928, en comptait
quarante-quatre.
[14]
I-654, 656, 659, 664, 684, 692, 696, 699, 709, 717, 734, 742.
[15]
I-654, 664, 684, 717, 734.
[16]
I-664, 684, 717.
[17]
II-719, 731, 741.
[18]
En lien avec la fameuse « nuit du
tournesol » (II-735).