La reprise de motifs iconiques à l’intérieur
des « grandes proses » d’André Breton
- Sophie Bastien
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Si l’illustration littéraire constitue une pratique entretenue depuis au moins le Moyen Age, comme le montre le panorama diachronique que forme le présent numéro de Textimage, le surréalisme contribue à cette continuité. Sa toute première revue, La Révolution surréaliste, fondée en 1924, en appelle déjà à l’illustration. Mais surtout, le chef de file du mouvement, André Breton, le fait dans maintes œuvres qui lui sont propres, tout au long de sa carrière. Dès sa première incursion dans le genre narratif, c’est-à-dire dès sa composition de Nadja en 1927, il recourt à l’illustration, et abondamment de surcroît. Plus de quarante photographies parsèment son récit de Nadja, et ses deux « grandes proses » subséquentes emboîtent le pas : L’Amour fou comprend plusieurs photos à sa parution en 1937, et Breton en insère quelques-unes dans Les Vases communicants pour leur réédition en 1955. Puis il en ajoute encore à Nadja pour sa version révisée en 1964. Entre-temps, des textes d’autres genres n’en sont pas exempts. Deux recueils d’Alentours I, datés respectivement de 1931-1935 et de 1941-1946, qui rassemblent des articles, lettres, poèmes et entrevues, sont ponctués d’images. Ainsi en est-il pour La Clé des champs, qui regroupe en 1953 de nombreux essais.
Les brèves productions réunies sous ces derniers titres attestent une sensibilité visuelle intéressante, mais demeurent très hétérogènes. Par contre, Nadja, Les Vases communicants et L’Amour fou, bien que chacun ait son autonomie, sont tous beaucoup plus volumineux et présentent entre eux des ressemblances qui leur confèrent une relative uniformité. Ils construisent ainsi une sorte de trilogie. En conséquence, la déclinaison qu’ils offrent de la participation iconographique soulève des enjeux plus riches. En outre, il s’agit de trois œuvres-phares du surréalisme, qui n’est nul autre que le courant culturel le plus novateur du XXe siècle. Dans ce contexte, il va sans dire que leur usage iconographique sert les visées directrices qui meuvent Breton. Il devient un moyen puissant – parmi d’autres – de faire éclater la littérature romanesque et les formes fictionnelles convenues, et, en revanche, de fonder une configuration générique inédite.
Plus précisément, chaque « prose » du corpus tripartite se veut un récit autobiographique et s’imprègne du « je » introspectif. Mais aussi, elle prend vite l’allure d’un essai : ses premières pages ouvrent déjà une réflexion philosophique et artistique. Au surplus, elle emploie un langage poétique qui installe un vif climat émotionnel. Résultat : les discours narratif, théorique et poétique s’y trouvent exploités et entrelacés dans une structure fragmentaire. Pour chacun de ces modes discursifs, des photographies interviennent : elles ressortent comme une autre marque distinctive, d’ordre visuel celle-là, du genre créé par l’auteur. Par ailleurs, leur statut s’avère aussi important que celui de la portion textuelle. C’est pourquoi Jean Arrouye désigne les ouvrages en question comme des « livres mixtes » [1] ; et Pascaline Mourier-Casile souligne l’attention « bifocale » qu’ils sollicitent [2].
Dans des travaux antérieurs, nous avons étudié principalement la nature et la fonction des photographies qui font partie des « grandes proses » de Breton [3], ainsi que les rapports qu’elles entretiennent avec la notion de hasard objectif [4]. Nous nous proposons maintenant de les examiner sous un nouvel angle : celui de la répétition. Pour ce faire, nous évaluerons d’abord si un phénomène de répétition se produit entre la partie textuelle et le support photographique, dans chaque « prose » concernée. Nous chercherons ensuite une autre forme de répétition, en nous penchant sur les photographies seules. Notre démarche à cet égard suivra une échelle croissante : nous déterminerons si des motifs iconiques se trouvent repris à l’intérieur d’une même page, puis à l’intérieur d’une même « prose », et finalement d’une « prose » à l’autre. Nous en viendrons à cerner, en dernière analyse, les significations que revêt la reprise de motifs iconiques dans l’ensemble de la fameuse trilogie.
Répétition entre texte et photo ?
L’entreprise
originale que poursuit Breton en fondant un genre littéraire
tout à fait neuf et en y intégrant le
médium photographique, rompt radicalement avec la tradition
scripturale. Mais il serait pertinent de se demander si,
parallèlement, elle renouvelle autant
l’utilisation du support visuel. Cette question nous conduit
sans ambages à investiguer la
répétition éventuelle entre texte et
photo. Dans les « proses » de
Breton, la photographie et le donné textuel se
surimposent-ils, comme la répétition
d’un signifié par un autre signifiant ? Ou
l’apport de l’une se démarque-t-il
totalement de ce que ce que l’autre fournit ? Il est rare que
des clichés photographiques – qu’ils
représentent une personne, un lieu ou un objet –
redoublent des aspects du message textuel, chez le père du
surréalisme. Dans la plupart des cas, il n’y a pas
de mimétisme entre les deux supports, même quand
ils concernent le même sujet. Plutôt que
l’habituelle redondance selon laquelle le texte donne une
description de ce dont l’image constitue une illustration,
une complémentarité opère entre eux.
Ainsi,
plusieurs clichés ne se suffisent pas en eux-mêmes
– et dans leur cas, le contraire serait d’ailleurs
impossible. Par exemple, dans Nadja, certains
clichés ne transmettent pas des données
objectives mentionnées dans les descriptions, comme des
couleurs [5]
ou le mode de confection
d’œuvres plastiques exécutées
par Nadja (I-721). D’autres clichés ne
transmettent pas des perceptions subjectives découlant du
point de vue bretonien : le portrait du professeur Claude de
l’asile (I-737) n’arbore sûrement pas les
traits on ne peut plus antipathiques qui
caractérisent ce personnage selon le texte (I-736).
Réciproquement, des clichés comblent les lacunes
du texte : ils fournissent des informations qui leur sont
exclusives et qui permettent au lecteur de concevoir beaucoup mieux ce
dont il est question dans la narration. Celui du gant de
bronze fait apprécier la souplesse et
l’élégance des formes (fig. 1,
I-679),
qui contrastent avec la lourdeur évoquée par la
description textuelle ; le lecteur peut ainsi partager les sensations
divergentes qu’éprouve Breton. Les photos
d’articles trouvés au marché aux puces
[6]
contribuent elles aussi à la perception sensible
d’objets étonnants. Elles aident même
à en capter
« l’aura » telle que la
définit Andrea Puff-Trajan [7].
A
part ces deux tendances, où tantôt le langage
écrit ajoute au langage iconique, tantôt celui-ci
ajoute à celui-là, il en existe une
troisième. Assez discrète dans Nadja,
elle se développe nettement d’une
« prose » à
l’autre. Elle consiste en une inadéquation entre
texte et photo, comme si aucune relation, sinon que très
insolite, n’existait plus entre eux. De plus,
l’emplacement des photos dans l’économie
de chacun des trois livres accroît le problème des
rapports avec le texte et, par conséquent,
n’encourage pas le lecteur à y détecter
des analogies, encore moins des répétitions. La
quantité de pages qui sépare une photo du passage
auquel elle renvoie, l’ordre des photos qui ne correspond pas
à celui de la lecture, leur fréquence
discontinue : ces trois facteurs s’additionnent et
forcent d’autant plus le lecteur à un va-et-vient
arythmique entre texte et photos, qui complique grandement la
réception [8].
Un constat
s’impose : la répétition entre
texte et photo est écartée chez Breton
– a fortiori dans
l’organisation matérielle apparemment
incohérente, voire perturbante, dont nous venons de rendre
compte. Il convient cependant de chercher un autre type de
répétition : entre les photos
elles-mêmes. Si pareil procédé peut
devenir décelable, c’est exactement
grâce à cette esthétique mystificatrice
du labyrinthe, parce que la contemplation troublée des
images exige une souplesse intellectuelle et active
l’interrogation. Tania Collani note que
« l’image peut être
interprétée de deux manières
différentes : l’une plus
concrète, l’autre plus
abstraite » [9]. La
deuxième
recèle un potentiel qu’il nous est
impératif d’explorer. Car il est inutile de
chercher la répétition d’images
spécifiques. C’est plutôt celle, plus
subtile, de motifs thématiques, qui se dégage. Et
encore ! Elle n’apparaît guère telle
quelle, avec limpidité. Elle se situe au niveau suggestif,
où des variations d’un motif se
détectent et fonctionnent indirectement par symboles,
métaphores, synecdoques et métonymies.
[1]
J. Arrouye, « La photographie dans Nadja »,
dans Mélusine. Cahiers du Centre de recherche sur le
surréalisme, n° IV, 1982, p. 144.
[2]
P. Mourier-Casile, Nadja d’André Breton,
Paris, Gallimard, « Foliothèque », 1994, p. 138.
[3]
S. Bastien, « La participation photographique dans les
"grandes proses" de Breton », dans La
Fabrique surréaliste, Actes du séminaire
2007-2008 du Centre de recherches sur le surréalisme
(Université Paris III-Sorbonne nouvelle / CNRS),
éd. M. Vassevière, Paris, Association pour
l’étude du surréalisme, 2009, pp. 129-149. Télécharger le fichier pdf.
[4]
S. Bastien, « La photographie chez Breton : une illustration du
hasard objectif », Voix plurielles,
revue électronique de l’Association des
professeurs de français des universités et
collèges canadiens (APFUCC), vol. 6, n° 1, 2009. Télécharger le fichier pdf.
[5]
A. Breton, Œuvres complètes I,
éd. M. Bonnet, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la
Pléiade », 1988, pp. 676, 749. Les
prochaines références à ce tome seront
indiquées entre parenthèses par le
numéro du tome (I) suivi du numéro de la
page.
[6]
I-678 ; A. Breton, Œuvres complètes II,
éd. M. Bonnet, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la
Pléiade », 1992, pp. 703-704. Les
prochaines références à ce tome seront
indiquées entre parenthèses par le
numéro du tome (II) suivi du numéro de
la page.
[7]
A. Puff-Trajan, « L’art
considéré comme "art de la
guérison". L’aura de l’objet
trouvé chez André Breton, Joseph Beuys, Hermann
Nitsch et Rudolf Schwarzkogler », dans Surréalisme
et politique – Politique du surréalisme,
éd. W. Asholt et H. T. Siepe, Amsterdam/NewYork, Rodopi,
« Avant-garde Critical studies », 2007, pp. 235-248.
[8]
Voir à ce sujet S. Bastien, « La participation
photographique dans les "grandes proses" de Breton
», art. cit., p. 135 pour Nadja, 143 pour Les Vases
communicants et 145 pour L’Amour fou.
[9]
T. Collani, Le Merveilleux dans la prose
surréaliste européenne, Paris,
Hermann, « Savoir lettres », p.
214.