Répétitions diaboliques
dans Renart le nouvel
La plasticité des topoï

- Aurélie Barre
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Fig. 21. J. Gielée, Renart le nouvel, XIIIe s. 

Fig. 22. J. Gielée, Renart le nouvel, XIIIe s. 

Fig. 13. J. Gielée, Renart le nouvel, XIIIe-XIVe s. 

Fig. 23a. J. Gielée, Renart le nouvel, XIIIe-XIVe s.,
Fig. 23b. J. Gielée, Renart le nouvel, XIIIe-XIVe s., (détail) 

Fig. 19. J. Gielée, Renart le nouvel, BnF fr. 1581, fin XIIIe s. 

Précédant le roi, l’enlumineur a donc rangé les lionceaux, ses fils : la queue en panache et la crinière en sont les signes visuels définitoires. Devant ce premier groupe, il a ensuite figuré d’autres animaux relativement petits, les oreilles dressées, la queue touffue. Ce ne sont pas des lions ; leur petite taille et leur queue interdisent d’en faire des loups. Il s’agit plus certainement d’un groupe de renards. Plus encore que les lionceaux, les renards sont travaillés comme une série de repentirs : les corps semblent se multiplier à partir d’un même point d’origine. La superposition rappelle, dans les derniers vers du prologue, la multiplication (« monteplie ») de l’animal : la pluralité de ses représentants (« plain de renart ») articule le passage du nom propre au nom commun et le glissement de la bête à l’homme déterminé moralement puisque par extension, le mot désigne dorénavant les hypocrites.

 

Li cuer sont mais plain de renart
Et pour che que tant monteplie
Renars, me plaist que vous en die
Une branche ou pluseur porront
Prendre essample, s’en aus sens ont (v. 36-40).
(Désormais, les cœurs sont pleins d’hypocrisie, et puisque Renart prospère, il me plaît de vous raconter une branche où plusieurs d’entre vous pourront prendre exemple, s’ils sont de bon sens [23])

 

Renart est donc passé du côté du lion. Alors qu’au folio 17r°, sa posture est à lire comme un signe de soumission (fig. 21), ici, semblable à celle du roi, face aux autres barons, elle traduit tout à la fois une prise de parole et de pouvoir : comme au folio 19r°, les pattes dressées sont la manifestation de sa puissance acquise (fig. 22). Dans cet autre manuscrit de Renart le nouvel [24], la miniature de la cour plénière n’enregistre pas immédiatement le déplacement de Renart du côté du pouvoir. Le roi, à gauche, est très certainement accompagné par la lionne sa femme. Devant eux, les barons sont représentés avec des traits d’animaux (fig. 13) : la miniature convoque l’imagerie biblique, et en particulier la nomination des animaux par Adam. Mais la représentation du renard, identifié par ses oreilles pointues et son museau allongé, le regard tourné avec défiance vers le spectateur rompt l’harmonie sereine de la scène et convoque un autre imaginaire iconique, celui de la cène et de la trahison de Judas. Deux feuillets plus loin, selon la bipartition traditionnelle de l’image, le goupil retrouve le côté de Noble et chausse les éperons à Orgueil, le lionceau, tout juste adoubé chevalier (figs. 23a et 23b).
      Cette place est bien loin d’être celle du Roman de Renart : en effet, le goupil n’est jamais présent au seuil des branches sur les miniatures de cour plénière. En baron révolté, il est resté confortablement installé à Maupertuis :

 

Onques n’i ot beste tant oze
Qui se tardast por nule coze
Que n’i venist isnellement,
Fors dans Renars tant seulement,
Le mal larron, le soudoiant (« Le Jugement de Renart », v. 19-23).
(Aucune bête n’eut l’audace de différer sa venue pour quelque raison que ce fût, à la seule exception de Renart, le mauvais larron, le trompeur [25]).

 

Le début du « Duel judiciaire » oppose, dans le premier vers, les seigneurs du royaume, présents à l’invitation de Noble, et Renart – la préposition « fors », placée en tête de vers soulignant l’exception et l’exclusion :

 

Tuit li baron vienent ensamble
Fors sire Renars, ce me samble (v. 11-12) [26].
(Tous les barons s’assemblèrent, sauf sire Renart, à ce que je crois).

 

Dans « Renart médecin », le conteur insiste sur la désobéissance du goupil sourd aux multiples messagers lui portant l’ordre du roi :

 

Mais li chastelains de Valgris
Dans Renars, a cui tormens sort,
Si ne fu pas venus a cort ;
Nonporquant si fu il mandés,
Voire por Dieu, et demandés
Par dis mes, voire bien par vint (v. 30-35).
(Mais le châtelain de Valgris, maître Renart sur qui le malheur va s’abattre, n’était pas venu à la cour ; et pourtant il avait été convoqué, c’est la pure vérité, et sollicité par au moins vingt messagers [27])

 

Dans le Roman de Renart, le goupil ne vient à la cour que contraint et forcé, accompagné le plus souvent par son fidèle cousin le blaireau Grimbert. Sur les miniatures, il est alors représenté face au roi auquel il fait allégeance (fig. 5 ). L’ouverture printanière de Renart le nouvel enregistre la présence de Renart à la cour (« Renars li houpiex i estoit / Qui ses .III. fiex o lui avoit »), mais elle ne commente pas sa place, du côté du pouvoir, choisie par l’enlumineur du manuscrit 1581. Celle-ci semble venir d’un autre récit et programme la prise de pouvoir définitive de Renart à la fin de la seconde branche au terme de laquelle il s’installe au sommet d’une roue de Fortune définitivement bloquée. Antérieur aux deux épisodes de Jacquemart Gielée, le dit de « Renart le bestourné » [28] est peut-être à l’origine de ce déplacement : l’auteur y range Renart auprès de ses anciens ennemis Isengrin et Roenel ; il en fait le gestionnaire des finances et du royaume de Noble :

 

Mes sires Nobles li lyons
Cuide que sa sauvacions
De Renart vaigne (v. 31-33).
(Monseigneur Noble le lion croit que son salut dépend de Renart [29]).

 

La répétition plastique, textuelle et iconographique organise donc le lent basculement de Renart : le baron révolté du Roman de Renart devient proche conseiller du roi dans les épigones avant de régner définitivement à la fin de Renart le nouvel. Ce glissement s’effectue grâce à deux traversées successives (deux portes, comme dans la miniature liminaire du manuscrit I). Un premier seuil est franchi lorsque Renart se présente à la cour accompagné par son cousin Grimbert pour répondre aux accusations de viol et de meurtre portées l’une par Isengrin, l’autre par Chantecler et Pinte. Un second seuil est traversé, comme on traverse un miroir : le dispositif inverse le personnage en son reflet selon une ligne médiane qui partage l’enluminure (fig. 19). Dans ce second franchissement, le goupil prend les rênes du pouvoir, il comble définitivement la distance qui le séparait des barons d’abord, du roi ensuite.

Loin de signer la sclérose de la veine renardienne, dont la rédaction des branches se termine, la répétition du dispositif permet donc l’actualisation du topos et la modernité de sa mémoire. Resémantisé, il trouve une énergie nouvelle en faisant de Renart l’image même des hypocrites qui tiennent les clefs du royaume et du Roman de Renart non plus la geste parodique d’un baron révolté mais l’avènement d’un nouvel ordre et d’un nouveau genre : « le roumans du petit Renart de moralité » [30]. La moralisation du récit dessine une nouvelle voie, un nouveau tour de fiction. Et si, dans la veine renardienne, Jacquemart Gielée compose encore des branches, Rutebeuf quant à lui opère un déplacement générique du récit au dit, du récit à la poésie personnelle et plus nettement satirique.

Pour y voir plus clair l’une des femmes tourne le commutateur qu’elle referme précipitamment lorsqu’elle lit sur le panneau de la porte l’avertissement tracé par le contremaître à l’aide d’un fragment de plâtre, mettant en garde contre les risques de court-circuit (Cl. Simon, Leçon de choses, p. 182).
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[23] Renart le nouvel, éd. cit., p. 14 (notre traduction).
[24] Paris, BnF fr. 372 (ancien Cangé 69).
[25] Le Roman de Renart, éd. cit., p. 3.
[26] Ibid., p. 87.
[27] Ibid., p. 514.
[28] Daté de 1261, le dit de Rutebeuf est antérieur de quelques années à Renart le nouvel.
[29] « Renart le bestourné », dans Rutebeuf, Œuvres complètes, éd. cit., pp. 282-285.
[30] Rubrique initiale du manuscrit C de Renart le nouvel, Fr. 372 (dans Renart le nouvel par Jacquemart Gielée, éd. cit., p. 13).