Répétitions diaboliques
dans Renart le nouvel –
La plasticité des topoï
- Aurélie Barre
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Comme un certain nombre de récits médiévaux, Le Roman de Renart repose sur des procédés de reprises et d’échos. D’une branche à l’autre, racontées par le conteur, par Renart ou par un autre protagoniste, réécrites selon une nouvelle modalité du récit et confrontant des personnages éventuellement différents, les aventures du rusé goupil se répètent. Les conteurs s’amusent à en varier les points de vue et les instances narratrices [1] ; ils réinventent des rencontres et des conflits sur des canevas préexistants [2] ; ils se jouent de motifs qu’ils transposent en renardie selon les modalités de la parodie littéraire [3]. La répétition est un phénomène textuel, lisible ; elle programme aussi la réception du texte : la reconnaissance des ruses et des branches qui appartiennent à la conscience collective fondent en partie le plaisir de l’écoute. Mais cette mémoire-plaisir du texte est aiguisée par l’en-plus de la variation selon laquelle le récit n’est ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. La conscience de cette variation, qui relève également de la perte du modèle, du canevas connu, produit, selon les termes de Roland Barthes, le « texte de jouissance ». Mise en scène d’une apparition-disparition – au moment du prologue qui convoque le lecteur –, le récit renardien repose essentiellement sur cette duplicité [4], la répétition et la variation, adressée à la jouissance de l’auditeur [5].
Le conteur de « Renart et Liétart » affirme pourtant dans le prologue : « Uns prestes de la Crois en Brie (…)/A mis sen estude et s’entente/A faire une novele branche » (v. 1-5). Mais en réalité, les branches du Roman ne sont ainsi jamais, au sens étymologique, « nouvelles », neuves ou inédites. Les conteurs mettent en récit une mémoire, fraîche et renouvelée, et la glosent ; ils réactualisent ainsi des topoï figés dans la mémoire pour leur redonner, grâce au récit, la vitalité perdue : leur plasticité.
Le détour par le texte, démultiplié en branches, et par ses motifs récurrents, par son héros sériel qui selon les Etymologies d’Isidore de Séville, tourne sur ses pattes et jamais ne court en ligne droite mais en zigzagant, éclaire de façon singulière les enluminures présentes dans les manuscrits du Roman de Renart. Le récit et ses images sont ensemble travaillés par des topoï, sans cesse reconfigurés, re-sémantisés, selon les aléas du texte, des images, et les circonstances de leur manifestation. Forces vives et ductiles, suffisamment émoussés par la mémoire émotive et oublieuse pour mouler leur substrat sur le corps d’un texte nouveau, ces topoï sont, par métaphore, des images plastiques. La répétition qui les fonde en figures topiques, jamais parfaitement identiques à elles-mêmes mais soumises aux plus infimes déplacements, est à la source de la composition littéraire au Moyen Age où se croisent des images mentales venues d’ailleurs, des « éléments textuels voyageurs » [6].
Dans Le Roman de Renart, les cours plénières tenues par le roi Noble constituent un élément sériel, parmi d’autres, qui rythme les différents manuscrits. Les variations de ses réemplois en font un matériau mouvant, disponible à de multiples reprises, s’adaptant aux hasards de ses résurgences et aux surprises de ses recontextualisations. La cour plénière, motif plastique, ne trouve sa ductilité que dans un dispositif qui l’excède, une matrice au sein de laquelle se noue le sens. Ainsi les cours plénières, textes ou images, ne prennent leur plénitude poétique [7] que dans le tissage, ou « tuilage » [8], d’éléments qui sous-tendent le texte. Il existe ainsi un en-deçà de l’image et du texte, ce que l’on pourrait assimiler à une culture ou à une mémoire, une « doublure » au sens où l’emploie Julien Gracq [9], affleurement sous le tissu premier de la littérature préexistante. Les images textuelles et iconographiques en sont les réceptacles. De façon significative, les cours plénières sont situées dans des espaces singuliers : au seuil des récits ou des manuscrits. Elles fonctionnent ainsi comme des dispositifs transitionnels où la mémoire, actualisée, récupérée par l’enluminure (qui précède le récit) et par les premiers vers, trouve l’énergie d’une création neuve.
1ère couche : le texte
Plusieurs manuscrits du Roman de Renart débutent par la même branche : « Le Jugement de Renart » [10]. C’est pour Isengrin l’occasion de porter plainte contre le goupil, son éternel ennemi. Pour cela, il profite d’une cour plénière rassemblée par le roi Noble. Les premiers vers mettent en place le cadre de l’action, dessinent ce qui sera son paysage :
Ce dist l’estoire es
premiers vers
Que ja estoit passé yvers,
Et l’aube espine florissoit
Et la rose espanissoit,
Et que fu prés de l’Ascentions,
Que sires Nobles li lions
Toutes les bestes fist venir
En son palais por cour tenir (v. 11-18).
(L’histoire raconte en son début que
l’hiver était déjà fini, que
l’aubépine fleurissait et que la rose
s’épanouissait, que l’Ascension
approchait et que monseigneur Noble le lion convoqua toutes les
bêtes dans son palais pour tenir sa Cour [11]).