Répétitions diaboliques
dans Renart le nouvel
La plasticité des topoï

- Aurélie Barre
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Fig. 1. J. Gielée, Renart le nouvel, BnF, fr. 1593,
XIIIe-XIVe s., f° 3r° 

Fig. 2. J. Gielée, Renart le nouvel, BnF, fr. 1593,
XIIIe-XIVe s., f° 3r° (détail) 

Fig. 3. J. Gielée, Renart le nouvel, BnF, fr. 1593,
XIIIe-XIVe s., f° 2r° 

La cour plénière est aussi le décor d’autres branches, que l’on pense au « Duel judiciaire » :

 

Messires Nobles li lïons
O lui avoit tous ses barons
(…)
La gent le roi n’est mie coie,
Ains manjuent et font grant joie.
Grant joie font par le palais
Et chantoient cançons et lais,
Et sonent tymbres et tabours (v. 1-29).
(Monseigneur Noble le lion avait tous ses barons autour de lui (…). La Cour royale n’est pas silencieuse : les courtisans mangent et mènent grande fête. Ils font grand bruit par le palais, chantent chansons et lais, et tambourins et tambours résonnent [12]).

 

Ou à « Renart médecin » :

 

Ce fu entor la Pentecoste,
Icele feste qui tant coste,
Que sires Noblez tint sa feste.
Assanblé i ot mainte beste,
Tous li païs si fu en plains (…)
Nul n’en i ot n’en fust doutés
Et de haut pris et de haut non.
N’i avoit se haus barons non
Ki por honorer lor seignor
Faisoient feste la grignor
Que nuls hons deviser seüste
Ne qui ainc en nule cort fust (v. 15-28).
(C’était aux environs de la Pentecôte – cette fête qui coûte si cher – que Noble tint sa réunion. De nombreuses bêtes s’y trouvaient rassemblées, si bien que tout le pays en était rempli. (…) Il n’y avait là que des hommes redoutés, de haute valeur et de grande réputation. Il n’y avait que des barons de rang élevé qui, pour honorer leur seigneur, faisaient la fête la plus grande que l’on puisse décrire, la plus grande qui se soit jamais déroulée en une Cour [13]).

 

Cet arrière-plan est presque identique au début de Renart le nouvel, une continuation morale du Roman de Renart datée de la fin du XIVe siècle. Prolongée métaphoriquement par l’image de la reverdie et de la Pentecôte, symbole de la renaissance, la cour de Noble est à nouveau l’endroit où tout commence [14] :

 

En may c’arbre et pré sont flouri
Et vert de feuilles, que joli
Fait en ches forés et tres bel,
C’adés i cantent chil oisel,
C’amoureus cuers fait nouviaus sons,
Mesires Nobles li lions
Tint court de grant sollempnité
Au jour de se nativité ;
Che fu au jour de Rouvisions,
Mout i ot prinches et barons
Et pluseurs manieres bestes ;
On n’i pooit veoir fors testes
Quatre grans lieues en tous sens,
Ne sai les milliers ne les chens (v. 41-54).
(En mai, quand les arbres et les prés sont fleuris, quand les arbres montent leur feuilles, qu’il fait bon et agréable dans les forêts, que là-bas chantent les oiseaux, car les cœurs amoureux inventent une musique nouvelle, Messire Noble le lion réunit sa cour en grande solennité le jour de la Nativité. C’était au jour des Rouvisons [jours qui précèdent l’Ascension], il y avait beaucoup de princes et de barons et des bêtes de toutes sortes. Jusqu’à quatre lieues, en regardant dans toutes les directions, on n’apercevait rien sinon des têtes, je ne saurais en dire le nombre).

 

Dans ces extraits, le lieu d’origine, celui qui sert d’arrière-plan à la première branche, est donc littéralement un lieu commun structuré autour de cette équation : reverdie, cour du roi emplie de barons, fête religieuse. C’est aussi un lieu de mémoire qui rappelle les artes memoriae de Quintilien, le De oratore de Cicéron enseignés dans les écoles de dialectique et de rhétorique pendant le Moyen Age comme un art de méditation mais surtout de rédaction. Les premiers vers composent une architecture imaginaire peuplée par les objets du décor, une matrice [15] qui rend possible l’émergence de l’écriture. A partir du lieu commun, situé au seuil d’une branche ou du manuscrit, la nouvelle aventure de Renart s’invente. Le topos participe d’un dispositif de création, mais aussi de lecture puisque le seuil est accueillant : il intègre le public dans une communauté qui partage une même expérience de l’écoute et de la lecture des textes, qui éprouve le plaisir de reconnaître les motifs littéraires : la reverdie, présente à l’origine dans la poésie lyrique, circule, comme le motif du rassemblement autour du roi, dans les chansons de geste. Elle figure ainsi entre autres au début de La Prise d’Orange ou du Charroi de Nimes [16] ; la cour de Charlemagne, celle d’Arthur sont rassemblées au début de La Chanson de Roland, dans Le Roman d’Eneas, dans Le Chevalier au lion ou dans Le Chevalier de la charrette [17].
      La répétition topique permet aussi de tisser entre les textes des liens de filiation : par son ouverture, Renart le nouvel s’inscrit dans la lignée des branches du Roman de Renart. Une autre continuation, « Renart le bestourné », composée par Rutebeuf, s’amuse à retourner – c’est également le sens de « bestourné » – l’image initiale dont elle produit un négatif : la cour est vide, sans barons ni fête. Mais l’inversion dit bien encore l’appartenance à la veine renardienne :

 

Que dites vous que vos en semble
Quand messires Nobles dessemble
Toutes ces bestes,
Qu’il ne pueent metre lor teste,
A boens jors ne a bones festes,
En sa maison,
Et si ne seit nule raison,
Fors qu’il doute de la saison
Qui n’enrichisse ? (v. 55-63) 
(Dites-moi, que vous en sembla ? Monseigneur Noble tient à l’écart toutes les bêtes : ni dans les grandes occasions ni dans les jours de fêtes elles ne peuvent mettre le nez dans sa maison, pour la seule raison qu’il a peur de voir la vie devenir plus chère [18]).

 

Dans les manuscrits enluminés du Roman de Renart [19] et dans les épigones, ces seuils sont l’occasion d’une miniature. Comme dans tout livre médiéval, le texte et son image sont pensés ensemble, dès la réglure de la page qui figure l’espace réservé à la lettrine ou à la miniature. La composition inachevée du manuscrit fr. 1593 de Renart le nouvel illustre cette technique : les lettrines manquent ainsi que la plupart des majuscules ; la place réservée aux miniatures est restée vide (fig. 1) mais les rubriques ont été copiées (fig. 2). Le plus souvent, ces quelques notes se comportent comme des relais entre le texte et l’image : écrites à l’encre rouge – l’encre contient déjà une virtualité colorée –, elles énoncent, dans un raccourci qui en retient l’essence, le constituant figurable du texte. Mais lorsque la scène est topique, comme ici au seuil d’une cour plénière, il semble que le texte se passe des rubriques : elles disparaissent, comme si la mémoire du dispositif était suffisante. C’est ainsi que le premier folio du manuscrit fr. 1593 laisse simplement un emplacement vide, sans indication destinée à l’enlumineur (fig. 3). Dans le texte, à l’orée de la branche dont il dresse le décor, le topos fait exactement image : il est ce point où l’écriture se cristallise en image. La miniature quant à elle incarne concrètement la figurabilité du topos, elle actualise sa virtualité iconographique.

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[12] Ibid., p. 87.
[13] Ibid., p. 513.
[14] Dans Renart le nouvel, ces vers constituent en réalité un deuxième seuil, le premier étant constitué d’un long prologue à valeur générale (Renart le nouvel par Jacquemart Gielée, publié d’après le manuscrit La Vallière (BnF fr. 25 566) par H. Roussel, Paris, A. & J. Picard & Cie, 1961, pp. 13-15).
[15] C’est dans cette matrice imaginaire, celle du dîner que Simonide de Céos – l’inventeur des arts de mémoires – retrouve la place de chacun des convives et permet l’identification des corps après l’effondrement du toit du bâtiment.
[16] « Ce fu en mai el novel tens d’esté ; / Florissent bois et verdissent cil pré, / Ces douces eves retraient en canel, / Cil oisel chantent doucement et soëf » (La Prise d’Orange, v. 39-42, dans Le Cycle de Guillaume d’Orange, choix, traduction, présentation et notes de D. Boutet, Le Livre de Poche, « Lettres gothiques », 1996) ; « Ce fu en mai, el novel tens d’esté:/ Feuillissent gaut, reverdissent li pré, / Cil oisel chantent belement et soé » (Le Charroi de Nîmes, v. 14-16, dans Le Cycle de Guillaume d’Orange, éd. cit.).
[17] « Artus, li buens rois de Bretaingne, / La cui proesce nos ansaingne, / Que nos soiiens preu et cortois / Tint cort si riche come rois / A cele feste, qui tant coste, / Qu’en doit clamer la pantecoste » (Le Chevalier au lion, édité par M. Rousse, Paris, GF-Flammarion, « Le Moyen Age », 1990, v. 1-6) ; « Et dit qu’a une Acenssïon / fu venuz devers Carlïon / li rois Artus et tenu ot / cort molt riche a Chamaalot, / si riche com a roi estut » (Le Chevalier de la charrette, édité par J. Cl. Aubailly, Paris, GF-Flammarion, « Le Moyen Age », 1991, v. 30-33).
[18] « Renart le bestourné », dans Rutebeuf, Œuvres complètes, édité par M. Zinc, Paris, Le Livre de Poche, « Lettres gothiques », 2002, pp. 284-285.
[19] On compte quatre manuscrits enluminés : D (Oxford, Bibliothèque Bodléienne, Douce 360), E (Londres, British Museum, Add. Ms 15229), G (Paris, BnF, fr. 1580) et I (Paris, BnF, fr. 12584). Deux autres présentent une unique enluminure au début du manuscrit : C (Paris, BnF, fr. 1579), O (Paris, BnF, fr. 12583).