Ecritures protéiformes
- Blanche Delaborde, Benoît Glaude
et Pierre-Olivier Douphis

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D’autres articles trouvent au contraire leur point de départ dans l’observation de dispositions spécifiques des textes dans des genres de bande dessinée ou dans des œuvres précises. Ainsi, dans son article « L’impact des légendes versifiées sur l’histoire de la bande dessinée espagnole (1900-1970) : parcours à travers les histoires en images des magazines espagnols pour enfants », Eva Van de Wiele s’intéresse à un dispositif paginal récurrent dans les bandes dessinées espagnoles du XXe siècle, qui est le placement du texte sous forme de légendes en vers rimés placées au-dessous des images, et montre que ce dispositif témoigne d’une logique de continuité ou de « réminiscence médiatique » de formes populaires plus anciennes. Benoît Glaude, dans « Où placer les textes ? Les leçons d’Oscar-Bill, le roi des détectives (1931) », analyse un cas très particulier, puisque le périodique qu’il étudie alterne, pour raconter une seule enquête dans chaque numéro, la bande dessinée à bulles, le texte littéraire illustré et l’histoire en images légendées. La comparaison des différentes parties de cette œuvre unique en son genre est l’occasion d’une réflexion au sujet de ces trois dispositifs largement utilisés dans la culture graphique occidentale de l’entre-deux-guerres. L’article « Adapter un texte, écrire les mots », de Jan Baetens, opère quant à lui une comparaison entre deux bandes dessinées francophones récentes qui partagent la particularité d’être des adaptations d’œuvres littéraires. Ce faisant, il examine la façon dont les éléments textuels de la bande dessinée « prennent forme puis place dans la case et sur la page » et témoignent de stratégies d’adaptation différentes.

Deux articles s’intéressent au traitement graphique de contenus textuels de la bande dessinée qui pourraient au premier abord être considérés comme anecdotiques. Dans « La signature dessinée de Franquin. De l’objet graphique bédéique à l’analyseur socio-sémiotique ? », Pascal Robert s’interroge sur la célèbre signature du dessinateur belge comme objet graphique singulier. Il propose une typologie de ses formes et examine en quoi elle est aussi un objet d’humour, avant d’en proposer une analyse s’appuyant notamment sur la théorie de la graphiation de Philippe Marion. L’article « Territoires de Chine. Des sinogrammes dans deux bandes dessinées franco-belges », de Pierre-Olivier Douphis, propose une exploration des effets narratifs, sémiologiques et esthétiques de l’utilisation de caractères chinois dans des albums de Tintin et de Spirou, à travers une comparaison mettant l’accent sur les espaces occupés et désignés par ces textes singuliers.

Enfin, plusieurs articles se focalisent sur la forme qu’adoptent les caractères d’écriture eux-mêmes, que ce soit par le lettrage manuel ou les choix typographiques. Romain Becker, dans « Lost in trans-lettering : pratiques du lettrage dans la bande dessinée allemande », présente la politique éditoriale de la maison d’édition berlinoise Reprodukt, qui a fait le choix, à contre-courant des habitudes locales, de ne pas utiliser de texte typographié dans ses traductions de bandes dessinées étrangères, mais de revendiquer au contraire la conservation du lettrage manuel. L’objet d’analyse de Benoît Crucifix, dans « Sans Serif Comic Strip. Le style typographique de Barnaby », établit une symétrie intéressante avec l’article de Romain Becker, puisque le comic strip étasunien des années 1940 se distingue de ses contemporains par l’usage marqué de caractères mécaniques, spécifiquement de la police Futura. L’auteur aborde alors la question du texte typographié en bande dessinée, autant en termes stylistiques et énonciatifs que dans son fonctionnement au sein d’une économie éditoriale et d’un contexte culturel spécifique. Enfin, dans « Que faire du texte ? La bande dessinée et son lettrage au prisme des expositions », Jean-Matthieu Méon s’intéresse à la place et au statut assignés au texte des bandes dessinées dans le cadre des expositions qui y sont consacrées. Après avoir décrit la variété des stratégies adoptées, de la suppression pure et simple du texte à sa valorisation, il montre comment le lettrage participe de l’identité esthétique d’une œuvre.

En écho à ces différentes approches du sujet des espaces et des formes du texte dans la bande dessinée, l’entretien stimulant entre Pierre Fresnault-Deruelle et Laurent Gerbier, « Placer sa voix : la parole, le discours et le son dans l’image », donne l’occasion de revenir sur les évolutions théoriques et méthodologiques au cours de la carrière de ce chercheur précurseur. Ensuite, six recensions sont consacrées à des ouvrages académiques récents, qui abordent de près ou de loin la question du texte, ou plus largement les relations textes-images, dans la bande dessinée : De l’incommunication au miroir de la bande dessinée (2017) de Pascal Robert et recensé par Jérome Uylebroeck ; La bande dialoguée, une histoire des dialogues de bande dessinée (1830-1960) (2019) de Benoît Glaude, recensé par Jean-Charles Andrieu de Levis ; Lire le récit multimodal, à la limite de ses habitudes, publié en 2020 par Côme Martin et recensé par Maxime Thiry ; Adaptation et bande dessinée ; éloge de la fidélité, publié en 2020 par Jan Baetens et recensé par Benoît Glaude ; Presse et bande dessinée. Une aventure sans fin, dirigé par Alexis Lévrier et Guillaume Pinson (2021) et recensé par Maël Rannou ; La Destruction des images en bande dessinée, dirigé par Henri Garric (2022) et recensé par Benoît Glaude. Enfin, le cahier d’artiste proposé en clôture de ce numéro, Le Bout de la langue, de Gabri Molist, s’inscrit parfaitement dans la thématique choisie, puisqu’il s’agit de la traduction originale d’une bande dessinée de 48 planches créée en catalan sous le titre La Punta de la llengua, qui explore les fonctions du texte en jouant sur son absence ou son décalage, dans une narration à la fois déconcertante et ludique, et qui constitue une part de la pratique expérimentale de l’auteur dans le cadre de sa recherche-création doctorale.

« Ecritures protéiformes » avons-nous écrit à l’orée de ce texte pour définir la bande dessinée. La richesse des approches proposées dans ce numéro de Textimage y est une réponse autant qu’un corollaire. Et ceci, nous l’espérons, n’entame en rien sa cohérence, tout en constituant une contribution qui nourrira, nous l’espérons aussi, la recherche sur le 9e art.

 

Outre les collègues qui ont publié dans ce numéro, nous voulons remercier les personnes qui ont contribué à sa réalisation : Aurélie Barre, Julien Baudry, Julien Bouvard, Olivier Leplatre, Sylvain Lesage, Côme Martin, Sabrina Messing, François Poudevigne, Jean-Louis Tilleuil, Margot Renard, Emilie Rigaud, ainsi que La Brèche, association de chercheur·se·s en bande dessinée, le Groupe de Recherche sur l’Image et le Texte de l’UCLouvain, et l’équipe COMICS de l’Université de Gand.

 

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