Où placer les textes ? Les leçons
d’Oscar-Bill, le roi des détectives (1931)

- Benoît Glaude
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6

Fig. 1. Erik, Oscar-Bill, n° 9, 1931

Fig. 2. Erik, Oscar-Bill, n° 2, 1931

Dans son étude exhaustive des séries de bandes dessinées à bulles parues entre 1905 et 1940 en France, Julien Baudry a mis en évidence une longue phase d’expérimentation [13], à partir de 1928, au cours de laquelle des formes mixtes ont apparu. L’historien mentionne le récit à suivre « Un voyage dans la planète Mars », signé par Daniel Lapauze dans Cœurs vaillants, qui emploie à la fois des légendes et des bulles. La publication de cette aventure de Fred, Bobébig et Bibébog coïncidait avec le lancement d’Oscar-Bill. A l’été 1930, au moment où le jeune Erik plaça ses premiers dessins d’humour dans Cœurs vaillants, la série en question occupait déjà la « une » du magazine, mais elle ne comportait encore que des bulles. L’épisode du voyage martien introduisit, en couverture du numéro 49, l’usage simultané de bulles manuscrites et de légendes typographiées. Dans ce même numéro du 9 novembre 1930, parurent les premières planches de Tintin au pays des Soviets augmentées elles aussi de légendes, contrairement aux livraisons précédentes du feuilleton dans Cœurs vaillant et à sa parution antérieure en Belgique. L’initiative de légender les deux séries provint du rédacteur en chef du magazine, Gaston Courtois. Tandis que l’expérience s’arrêta avant 1931, à la dix-huitième planche des Soviets, l’aventure science-fictionnelle de Fred, Bobébig et Bibébog continua de paraître en « une » de Cœurs vaillants avec bulles et légendes, jusqu’au 29 mars 1931 – soit trois jours après la sortie du premier numéro d’Oscar-Bill –, pour en revenir ensuite uniquement aux bulles.

L’auteur autodidacte d’Oscar-Bill, âgé de dix-neuf ans et signant déjà « Erik », apprenait manifestement son métier en s’inspirant de ce qu’il voyait paraître autour de lui. Par exemple, une case parue en couverture du numéro 9 (fig. 1), montrant le héros et son acolyte Toukrak au volant d’une automobile Amilcar de course, reprenait une scène de Tintin au pays des Soviets. La sortie du numéro, qui suivait de près la publication de la case d’Hergé dans Cœurs vaillants [14], inaugura la composition définitive de la « une » d’Oscar-Bill. La maquette de couverture des huit premiers numéros (voir par exemple la figure 2) comprenait une grande illustration légendée, surmontant l’incipit de la nouvelle hebdomadaire, typographié sur plusieurs colonnes. A partir du numéro 9, la première de couverture présenta quatre grandes cases de bande dessinée à bulles, qui faisaient débuter le récit sous une forme graphique, avant qu’il ne commençât, à la deuxième page, sous une forme littéraire. Cette mise en avant de la narration graphique, emblématisée par l’emploi de la bulle, ne modifia pas l’alternance des dispositifs iconotextuels à l’intérieur du magazine. La structure des vingt-six numéros ne varia presque pas :

La juxtaposition de la littérature et de la bande dessinée saute aux yeux, en feuilletant les fascicules. Le type de relation intermédiatique qu’Oscar-Bill noue avec la littérature pour la jeunesse, selon Matthieu Letourneux, « suppose des aménagements considérables qui rendent la transposition […] problématique, superficielle, au point d’apparaître comme une pétition de principe » [15]. Bien sûr, toute publication obéit à des impératifs de production, qui n’en font pas nécessairement un exercice de création à contraintes [16]. Par exemple, l’impression partielle d’Oscar-Bill en bichromie détermina, dans le numéro 2, le choix de la couleur pour la perruque de « L’homme aux cheveux rouges » qui donna son titre au récit, et pour la chevelure de l’un des gangsters sur la couverture (fig. 2). Au-delà des effets triviaux des conditions de production, la structure invariable des fascicules rend visible l’« énonciation éditoriale » [17] qui reste d’habitude discrète, autrement dit, elle révèle l’intervention de plusieurs mains qui les ont donnés à voir autant qu’à lire.

Le magazine ne fut ni imprimé artisanalement, ni autoédité par un auteur isolé ; d’un bout à l’autre de sa carrière, Erik fut tout sauf un artiste outsider. Au bas de la dernière page des fascicules figurent la raison sociale d’un imprimeur et le nom d’un « gérant » : un certain M. Brial. En outre, la première page renseigne l’adresse d’une « administration », au 144, avenue des Champs-Elysées, à Paris, où se trouvait la galerie marchande Les Portiques des Champs-Elysées [18]. Le premier recueil du magazine faisait la réclame de la « Collection hebdo-sports », une série de livres pratiques de la Librairie Nilsson, ainsi que de « Bouillabaisse, le journal de la famille » [19], tous deux étant établis à la même adresse qu’Oscar-Bill. La maison Nilsson était connue depuis le début du siècle pour ses livres agrémentés de photographies et pour ses collections de romans populaires, tandis que sa principale incursion dans la presse illustrée remontait à l’hebdomadaire Les Trois Couleurs (1914-1919). Il n’est pas impossible [20] qu’elle ait cherché à freiner son déclin, en 1931, en investissant dans la presse populaire, avant de céder son fonds d’édition à Jacques et Michel Gründ en 1934. Quant à l’hebdomadaire Bouillabaisse, tout à la blague (1931-1934), fondé moins d’un mois après Oscar-Bill, il était dirigé par Maurice Coriem et fut géré d’abord par M. Brial, puis par René Vial à partir de 1932. Les mêmes gérants se succédèrent à la tête d’un troisième hebdomadaire, Faits divers de la semaine (1931-1934, rebaptisé Photo-monde en 1933), faisant chaque semaine la promotion de Bouillabaisse, qui lui rendait la pareille. Faits divers apparut le 17 septembre 1931 sans nom d’éditeur, portant seulement l’adresse parisienne « 39, passage Choiseul », mais ses recueils parurent à l’enseigne de « Faits divers, 144, avenue des Champs-Elysées » [21]

Ce contexte de publication peut expliquer le format journalistique d’Oscar-Bill qui, exactement comme Bouillabaisse, comptait 8 pages in-folio (27 × 38,5 cm) non-brochées pour 50 centimes, quoi qu’il fût imprimé partiellement en bichromie, tandis que le second l’était exclusivement en noir et blanc. Ce format, qui renvoyait aux suppléments pour la jeunesse proposés par certains quotidiens, comme le Dimanche-Illustré (1924-1944) de L’Excelsior, avait déjà servi à Benjamin : le premier grand hebdomadaire français pour la jeunesse (1929-1958) qui avait pour origine la page pour enfants de L’Echo de Paris. Erik collabora dès 1930 à ce journal d’actualités destiné aux enfants, sous la direction de Jean Nohain, auquel il donna des dessins d’humour tout au long de l’année 1931. Pensés comme des journaux, Dimanche-Illustré, Benjamin et Bouillabaisse ne laissaient qu’une place limitée aux histoires en images, au bénéfice des contenus textuels et des dessins d’humour. De ce modèle de presse, Oscar-Bill tira non seulement son grand format, mais aussi la modularité de sa mise en page, agençant des colonnes de texte justifiées (larges de 5,5 ou 7,5 cm), unifiées par l’usage de la même police de caractères typographiques, et des vignettes carrées encadrées d’un trait noir (d’environ 11 × 11 cm en pages de couverture, et 8 × 8 cm en pages intérieures). La forme de grille que dessine cette mise en page constitue à la fois l’une des compositions de base de la planche de bande dessinée occidentale, et le canevas sur lequel les quotidiens réglaient leur propre maquette [22].

 

>suite
retour<
sommaire

[13] Julien Baudry, « La généralisation de la bulle de bande dessinée en France entre 1904 et 1940 », art. cit, pp. 91-94.
[14] Erik, « Le roi du pétrole », Oscar-Bill, n° 9, 21 mai 1931, p. 1 ; Hergé, « Tintin et Milou au pays des Soviets », Cœurs vaillants, n° 18, 3 mai 1931, p. 4.
[15] Matthieu Letourneux, « Littérature de jeunesse et culture médiatique », art. cit., p. 201.
[16] Notons que, lorsque François Caradec (membre de l’Oulipo qui s’intéressait à l’Oubapo) confia à Jean-Christophe Menu qu’il découvrit la bande dessinée dans un fascicule d’Oscar-Bill, à l’âge de « huit, dix ans » donc vers 1932-1934, l’interviewer lui demanda s’il avait « assisté à des prémisses d’un ouvroir de bandes dessinées potentielles, à cette époque-là ». Même si la réponse de Caradec fut négative, l’association d’idées nous paraît significative. Voir François Caradec et Jean-Christophe Menu, « Bandes dessinées en prose », L’Eprouvette, n° 1, 2006, p. 45.
[17] Emmanuel Souchier, « L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de médiologie, n° 6, 1998, pp. 140-141.
[18] Les informations toponymiques proviennent de l’Annuaire général des lettres 1931, Paris, s.n., s.d., p. 695 ; et de l’Annuaire général des lettres 1932, Paris, s.n., s.d., pp. 393 et 615.
[19] Erik, Oscar-Bill Roi des détectives. Premiers exploits extraordinaires et drolatiques, Paris, s.n., s.d. [1931], quatrième de couverture.
[20] D’autres hypothèses étant soit que l’adresse du 144, avenue des Champs-Elysées ne fût qu’une boîte aux lettres, soit qu’une autre maison qui y avait son siège se trouvât derrière les périodiques qui nous intéressent. C’était le cas des Editions des Portiques (1928-1935), qui publièrent un livre du reporter français Géo London intitulé Deux mois avec les bandits de Chicago (1930), source possible d’Oscar-Bill comme de Tintin en Amérique. Voir Laetitia Gonon, « Détective et Police Magazine à l’heure américaine (1931) », Criminocorpus, 2018, non paginé (note 30) (en ligne. Consultée le 26 octobre 2021).
[21] Deux recueils d’exemplaires invendus ont paru en 1932 sous ce nom d’éditeur, intitulés Images de la vie. Enquêtes du monde entier et Film du monde. Drames et mystères de la vie.
[22] En retour, ceci facilita l’accueil de comic strips, au début des années 1930, dans les quotidiens français. Ainsi, Le Petit Parisien publia un strip quotidien des « Aventures de Félix le chat » à partir du 5 mai 1930, puis des « Aventures de Mickey » dès le 7 octobre 1930.