L’ancrage des impressifs graphiques
dans les mangas des années 1980-1990

- Blanche Delaborde
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Fig. 1. Takahashi R., Ranma 1/2, 1989

La présence de textes dans l’espace médiatique entraîne généralement la mise en relation de deux types de dimensionnalité, comme le résume efficacement Thierry Groensteen au sujet de la bande dessinée en général :

 

L’image, en effet, dans la mesure où elle s’appuie sur le code perceptif et pratique l’étagement des plans, crée l’illusion d’une troisième dimension. Le texte, au contraire, dégagé de cette transcendance mimétique, respecte et confirme la matérialité bidimensionnelle de sa surface d’inscription [9]

 

En effet, les textes apparaissent la plupart du temps comme naturellement bidimensionnels. C’est flagrant dans le cas des bulles de dialogue, par exemple, où tout ce qui est contenu à l’intérieur de la bulle, c’est-à-dire à la fois les caractères d’écriture et la surface blanche qui les entoure, se présente comme une surface plane, mais ce ne sont pas les seuls textes concernés. En effet, outre les dialogues, il existe dans les mangas une très large gamme de types de textes. Une partie de ceux-ci est typographiée – il s’agit souvent des titres, des numéros de page, des pensées des personnages, des monologues intérieurs, et des dialogues principaux. D’autres textes sont manuscrits : les commentaires de l’auteur ou de l’autrice, les légendes, les dialogues secondaires qui sont généralement placés en dehors des bulles, et bien sûr les impressifs graphiques. Ainsi, une part de l’espace médiatique correspond à la manifestation graphique du réseau textuel non linéaire formé par l’ensemble des divers écrits [10].

Dans une grande partie des mangas, les deux types d’espace diégétique et médiatique se partagent la page et sont faciles à distinguer. Cependant, de nombreux mangas emploient des signes graphiques pour lesquels il n’est pas aisé de déterminer s’ils appartiennent à l’un ou l’autre de ces types d’espace, ou bien s’ils relèvent de ce qui constituerait un espace intermédiaire ou encore d’un troisième type d’espace, qui serait différent à la fois de l’espace diégétique et de l’espace médiatique. Par exemple, que penser des fleurs qui viennent encadrer le dessin d’un personnage le temps d’une image dans les shōjo manga (comme on peut le voir en bas de la figure 4), ou des trames et des motifs placés en arrière-plan d’un personnage pour exprimer son état d’esprit (comme dans la troisième case de la page de droite de la figure 1) [11] ? On y reviendra plus loin, mais commençons par examiner la situation des impressifs graphiques dans les cas les plus simples.

 

L’ancrage des impressifs graphiques dans l’espace diégétique

 

La représentation de l’espace diégétique et l’espace médiatique occupent des parties différentes de la surface de la page, mais ils ne sont pas simplement juxtaposés : il existe entre ces espaces des points de contact. Un certain nombre de signes appartenant à l’espace médiatique sont en effet rattachés à l’espace diégétique. Un exemple facile à comprendre est celui des bulles de dialogue : la bulle, l’espace qu’elle délimite et le texte qu’elle contient sont des éléments manifestement bidimensionnels qui n’appartiennent pas à l’espace diégétique. Cependant, la queue de la bulle présente une fonction déictique, puisqu’elle désigne le personnage qui prononce les paroles, qui se trouve dans l’espace diégétique. Ainsi, la bulle et ce qu’elle contient sont rattachés, ou pour le dire autrement, ancrés à l’espace diégétique par l’intermédiaire de la queue de la bulle. Les bulles de dialogue présentent un ancrage relativement simple, qui a été analysé notamment par Thierry Groensteen [12]  et par Neil Cohn [13], bien que ni l’un ni l’autre n’utilise le terme d’ancrage en ce sens.

Le cas des impressifs graphiques est cependant moins évident. En effet, dans la plupart des cas, il n’existe pas de signe déictique équivalent à la queue de la bulle. L’observation des impressifs graphiques dans les mangas montre toutefois clairement que ceux-ci ne sont pas placés au hasard sur la page. En particulier, leur disposition (c’est-à-dire à la fois leur orientation et leur proximité avec des éléments de dessin) indique aux lecteurs et aux lectrices à quel lieu, à quel personnage ou à quel objet se rattache le phénomène exprimé par l’impressif. Il existe donc bien également un phénomène d’ancrage des impressifs graphiques à l’espace diégétique. En outre, si l’on examine plus précisément la nature du lien sémantique qui lie l’impressif graphique et la portion du dessin à laquelle il est ancré, on constate que celle-ci correspond au lieu où se produit le phénomène exprimé par l’impressif graphique. Il arrive parfois que ce lieu se confonde avec celui où le phénomène est perçu ou ressenti. Ainsi, les impressifs exprimant des sentiments sont ancrés à des dessins de personnages, puisque les sentiments sont des phénomènes psychologiques internes : le personnage est alors à la fois la source du sentiment et le lieu où celui-ci est perçu. A l’inverse, les impressifs graphiques sonores sont ancrés à la source du son ou bien à l’espace où le son se déploie, et non aux personnages qui entendent le son.

Il faut noter qu’en japonais, la distinction entre les impressifs graphiques sonores et non-sonores est souvent floue. Il arrive souvent qu’un même impressif renvoie à un son ou à un autre type de phénomène, ou bien à la fois à des phénomènes sonores et non-sonores en fonction du contexte [14]. De la même façon, dans les mangas, il est difficile de déterminer, pour un grand nombre d’impressifs graphiques, s’ils expriment un phénomène purement interne, purement externe ou à la fois interne et externe [15]. Or cette question est souvent d’une certaine importance narrative dans le cas où plusieurs personnages sont présents dans la scène. En effet, il importe généralement de savoir ce dont chaque personnage est conscient. Il est intéressant de constater que, de la même façon que les impressifs graphiques sonores et non-sonores ne sont pas traités différemment sur le plan graphique, il n’existe pas de distinction visuelle au niveau morphologique qui permettrait de distinguer le caractère externe ou non du phénomène représenté par un impressif graphique. En revanche, la disposition relative aux autres éléments de l’image ainsi que les informations linguistiques portées par l’impressif graphique permettent de lever une grande part de l’ambiguïté. En effet, dans le cas où l’impressif appartient à une catégorie claire (sonore ou non sonore), les informations linguistiques qu’il présente suffisent à indiquer au lecteur quels personnages perçoivent le phénomène exprimé.

L’exploitation d’un large corpus de mangas de divers genres m’a permis d’établir une typologie grossière des principaux types d’ancrage des impressifs graphiques, en fonction de leur lieu d’ancrage. Une première catégorie correspond à l’ancrage à un point fixe : les impressifs graphiques sont ancrés à un objet ou une figure précise, qui sont statiques ou, s’ils sont en mouvement, sont considérés comme saisis à un point donné. Les impressifs graphiques ancrés de cette manière sont souvent disposés de façon rayonnante, l’une des extrémités de l’impressif graphique étant très proche du lieu de l’ancrage. On peut en voir plusieurs exemples dans la première case de la figure 1, tirée du shōnen manga Ranma ½, de Takahashi Rumiko (en haut à droite, selon le sens de lecture japonais) : しゅたっ (« shuta’ ») exprime le choc de l’atterrissage du personnage de Ranma, ぴし (« pishi ») correspond au petit coup sec de l’éventail fermé, et ぶぎゅる ( « bugyuru ») exprime l’écrasement comique d’un visage. Ces trois impressifs graphiques semblent émaner des personnages ou des objets qui produisent les phénomènes qu’ils décrivent.

 

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[9] Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, Op. cit., p. 82.
[10] Voir Hannah Miodrag, Comics and Language: Reimagining Critical Discourse on the Form, Jackson, University Press of Mississippi, 2013, notamment le chapitre 9 « Composition: Continuity, Demarcation, and Nesting », pp. 221-244.
[11] Rappelons que la lecture des mangas s’effectue de droite à gauche, en miroir de l’ordre français.
[12] Voir Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, Paris, PUF, 1999, p. 82.
[13] Voir Neil Cohn, « Beyond word balloons and thought bubbles: The integration of text and image », Semiotica, 2013, n° 197, pp. 35-63.
[14] Un exemple de ce type d’impressifs est « bata bata », qui correspond au battement d’un drapeau au vent ou au va-et-vient d’un éventail et en exprime à la fois le son et le mouvement.
[15] Par exemple, l’impressif « kyā » correspond au départ un cri d’excitation, mais il peut être employé comme un cri intérieur non prononcé, qui exprime alors une excitation cachée.