Le phylactère : de porte-voix à porte-média
- Eric Bouchard
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Fig. 2. J. Lambert, Annie Sullivan and the Trials
of Hellen Keller
, 2012

Fig. 3. J. Lambert, Annie Sullivan and the Trials
of Hellen Keller
, 2012

Fig. 4. J. Lambert, Annie Sullivan and the Trials
of Hellen Keller
, 2012

Montrer ou signifier ?

 

La page 31 (fig. 2) montre la grande scène-clé de l’apprentissage d’Helen Keller : celle du puits ; il s’agit du moment où elle comprend que chaque mot qu’elle apprend sert à désigner un référent dans la réalité, alors que, jusqu’à ce moment, elle interprétait plutôt le mot comme une commande lui permettant d’obtenir ce qu’elle voulait : sa poupée, du gâteau, un verre d’eau, etc., ou que chaque mot ne renvoyait qu’à un seul objet. Mais en case 2, on voit Keller faire tout-à-coup le lien entre l’eau qui coule de la pompe, l’eau dans la cruche et l’eau en gouttelettes ; elle fait le lien, pour reprendre la terminologie saussurienne, entre le signifiant et le signifié, soit les deux parties du signe linguistique, donc quoi de plus logique que cet assemblage cognitif soit figuré dans l’espace de représentation de Keller, soit sa case-phylactère.

Dans la dynamique d’appropriation du langage qui suit, on voit à la seconde bande que, pour la première fois, lorsqu’Helen signe, la nature de ses phylactères se voit modifiée : elle signe directement en lettres de l’alphabet, d’abord de manière séparée, puis son excitation fait en sorte que ces lettres répétées se trouvent bientôt assemblées en un seul phylactère, appuyant ainsi son nouveau « pouvoir » d’énonciation : ces signes manuels qui lui paraissaient arbitraires sont devenus des étiquettes alphabétiques puis linguistiques concrets.

 

Faire voir en nommant

 

Plus encore, à partir de la case 10, son espace mental se voit dorénavant meublé d’éléments inédits : des mots. Comme elle a compris qu’à chaque chose correspond un mot, que le mot et la chose sont deux faces d’une même pièce de monnaie, on voit en case 10 s’assembler le mot-chose « water », qui flotte d’abord dans son espace mental, mais qui est ensuite spatialisé dans le mot-chose « pitcher » (case 14), composé ensuite localisé sur le sol à côté d’elle (case 15). En somme, c’est par cette eau baptismale que Keller peut dorénavant faire exister les choses, puis construire sa perception du monde qui l’entoure.

A la suite de cette découverte, Keller tire Sullivan par la manche à travers tout le jardin pour lui demander de lui signer le nom de toutes ces choses qu’elle connaissait uniquement par le toucher : le monde s’ouvre ainsi à elle. A cet effet, la composition de la page 37 (fig. 3) est particulièrement réussie, parce qu’elle superpose les deux espaces narratifs dans lequel évolue le personnage, tout en inversant leur rapport – image saisissante des nouveaux gains cognitifs d’Helen. En effet, la scène présente l’intérieur de la maison familiale et le repas qui s’y tient en deux grandes cases d’ensemble, au centre bas de cette dernière étant incrustée une petite case serrée sur la place qu’occupe Keller à table. C’est cette petite case qui présente le point de vue narratif principal, qu’Helen semble désormais habiter (elle fait maintenant partie du monde), alors que la grande case présente son point de vue intérieur, cet espace étant quant à lui pourvu de repères contextuels articulés par une multitude de mots-choses. En outre, là où à la planche 31 les cases présentant ce point de vue intérieur étaient symboliquement situées au centre de la planche, ici ce point de vue intérieur est plutôt déployé en périphérie de l’espace narratif principal, la grande case d’ensemble semblant ainsi figurer… un vaste phylactère de pensée – case et phylactère étant ainsi posés comme espaces psycholinguistiques équivalents.

Hélas, tout l’apprentissage d’Helen se verra ontologiquement renversé en fin de récit, alors qu’Helen, qui a entre-temps appris à écrire (et à oraliser), se voit pratiquement plongée au cœur d’un procès à propos d’un conte qu’elle a écrit ; en effet, il s’avère qu’il s’agit de la copie quasi-conforme d’un conte qui existait déjà. L’a-t-elle copié consciemment ou non, ou est-ce sa professeure, Annie Sullivan, qui lui aurait demandé de le faire en espérant que personne ne s’en rende compte, pour que puisse rejaillir sur elle le succès de l’apprentissage de son élève ? A ce moment, le phylactère emprunte une nouvelle fonction inédite : il devient métaphore de l’enseignement de Sullivan et du rapport au monde de Keller.

La page 81 (fig. 4) montre ce passage du « procès » où, alors qu’on lui demande d’où viennent ses idées, Helen prend machinalement une gorgée d’eau, acte qui lui rappelle en cascade que cette eau est la clé de tout son apprentissage. A la deuxième bande, alors que résonne encore sa dernière réplique, « from my own mind », on voit la représentation de son espace mental (case 1) ramenée à l’intérieur de sa tête (case 2), puis les mots-choses éclater, car remis en question, partiellement éjectés de son espace personnel lorsqu’elle prend conscience que ce dernier a été installé grâce à Sullivan (cases 3-4) – le phylactère se faisant ainsi métaphore de l’enseignement de la professeure. A la bande suivante, par un simple mot – « Helen » – le phylactère devient l’instrument de son baptême (case 1), puis l’instrument par lequel Keller a défini sa propre représentation d’elle-même (case 2) ; puis enfin le signe que l’instrument même par lequel elle est censée construire son espace mental de manière autonome lui vient de sa professeure, faute de laquelle cet espace reste vide (case 3). On remarquera en parallèle que, dès que cette prise de conscience survient, Helen brunit – se sent salie, chosifiée – et sent aussi qu’on la repousse dans son état primitif (ses contours redeviennent flous), car on vient d’invalider toute l’intégrité du système par lequel elle s’est définie, réduisant ce dernier à une simple imitation du discours de sa professeure. Nous pourrions dire que le personnage d’Helen Keller se trouve alors… déphylactérisée.

En somme, grâce à Annie Sullivan and the Trials of Hellen Keller, récit où une enseignante donne un espace linguistique et de communication à une enfant qui ne pouvait que percevoir le monde extérieur par le toucher, Joseph Lambert renverse d’abord le rapport d’inclusion des espaces du phylactère et de la case – du nommé et du montré, en quelque sorte –, ce qui lui permet par la suite de les poser en tant qu’espaces d’énonciation équivalents.

 

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