Lost in trans-lettering : pratiques du lettrage
dans la bande dessinée allemande

- Romain Becker
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Fig. 3. D. Rehm, traduction de Monsieur Jean, 2009

Fig. 4. Mawil, Kinderland, 2013
Mawil, Kinderland – A Childhood in East Berlin, 2019

En plus de mentionner les lettreurs et lettreuses mêmes, Reprodukt loue la qualité et la difficulté de leur travail. C’est ainsi que dans des articles de blog et dans des séries de photos relayées sur ses réseaux sociaux, Reprodukt détaille le processus d’élaboration du lettrage (fig. 3), insistant sur le soin minutieux qu’y apportent les professionnel∙les. C’est en particulier l’aspect manuel sur lequel la maison d’édition met l’accent et dont elle en affirme le caractère supposé traditionnel.

 

Nous insistons particulièrement sur cet élément de la conception, ce pourquoi le lettrage est fait à la main (…). Pour la conception des textes et onomatopées en langue allemande, nous n’utilisons pas de polices d’ordinateur, mais confions avant tout cette tâche à des lettreurs indépendants, comme il était habituel de le faire avant la révolution digitale [32]

 

Ailleurs, l’éditeur D. Rehm ajoute que « ce ne sont pas que les dessins et les textes, mais tous les aspects rédactionnels qui ont été (…) concrétisés par un travail manuscrit. (…) Au fil des années, nous avons conservé autant que possible le principe du ‘fait à la main’ » [33]. L’on peut imaginer que cette insistance sur la technicité et la qualité du « Handlettering » pourrait parfois servir de véritable argument de vente pour le public : qui dit « fait à la main » peut en effet sous-entendre « de meilleure qualité » et « fait de manière traditionnelle ». Reprodukt en appelle même à la nostalgie des client∙es en insistant sur une pratique datant d’« avant la révolution digitale ». Une nostalgie sans doute quelque peu illusoire, puisque d’une part le lettrage avec des fontes mécaniques – et non pas le lettrage fait à la main – était la règle pour les adaptations allemandes depuis les années 1960 et que d’autre part, même quand le lettrage est d’abord élaboré à la main, on ne se passe jamais complètement d’outils numériques, comme le concède D. Rehm.

 

Le lettrage [d’abord fait à la main sur une feuille transparente] est scanné avec une résolution haute définition et le fichier est ouvert dans un programme de retouche d’image ou de mise en page. Avant de superposer la couche supplémentaire du lettrage à la page, on en nettoie les taches et autres impuretés, et on efface aussi les annotations éventuelles du lettreur [34].

 

En outre, il faut avouer que de fait, rares sont les aficionados qui souhaiteraient lire une œuvre adaptée pour la simple mention de la personne responsable du lettrage ou de la méthode utilisée. Cependant, on peut être certain que pour certain∙es artistes ou ayants droit, un bon lettrage revêt une grande importance. Nommer ses lettreurs et lettreuses, d’autant que peu d’autres maisons d’édition le font, semble être une preuve de qualité et d’éthique professionnelle, et donc un gage de confiance pour les ayants droit d’œuvres où le lettrage est très complexe ou particulièrement significatif. Si Reprodukt a par exemple obtenu les droits pour l’adaptation de Jimmy Corrigan en langue allemande plutôt qu’une entreprise concurrente disposant de davantage de poids commercial, c’est sans doute parce que l’artiste Chris Ware, dont l’œuvre « puise une partie de sa puissance dans une saisie totale du signe [typographique] » [35], a été sensible au travail de lettrage chez Reprodukt – qui aura consacré dix années à cette adaptation précise [36]. Auprès de ce type d’artistes, l’entreprise jouit ainsi d’une image d’éditeur particulièrement engagé.

Enfin, cet amour affiché pour le lettrage est sans doute également important pour les lettreurs et lettreuses, dont le travail sera non seulement valorisé, mais aussi rémunéré. En faisant aussi régulièrement appel à ces personnes, Reprodukt propose de fait du travail à un certain nombre de professionnel∙les du lettrage (et donc collègues du fondateur D. Rehm), mais aussi à des artistes, pour qui le lettrage peut alors être une source de revenu additionnelle. L’éditeur demande en effet souvent aux artistes maîtrisant suffisamment la langue allemande s’ils veulent eux-mêmes lettrer l’adaptation (c’est le cas des artistes Julie Doucet et Judith Vanistendael, par exemple), ou bien engage parfois des artistes allemand∙es comme Sascha Hommer et Arne Bellstorf pour cela. Dans le premier cas, les adaptations seront ainsi visuellement plus proches de l’œuvre originale, ce qui ne sera pas sans déplaire à l’éditeur et à l’artiste, tandis que dans le second, ce nouveau revenu peut être essentiel, compensant en partie les difficultés financières des artistes de bande dessinée.

 

Mécanique, mais authentique ?

 

Néanmoins, en dépit de tous ces éloges pour le lettrage manuel, Reprodukt fait lettrer certaines de ses œuvres de manière mécanique. Pour autant, cela ne constitue pas forcément une trahison envers l’original. C’est notamment le cas des mangas publiés par l’éditeur, comme ceux de Shigeru Mizuki, dont le texte est écrit en police informatique, hormis les onomatopées faites à la main, afin de respecter dans chacun des cas le lettrage original. Pour la majorité des autres lettrages non-manuels, Reprodukt indique que la fonte utilisée a été créée par les artistes eux-mêmes. Que ce soit pour accélérer l’ajout du texte à la planche, pour pouvoir plus facilement faire des corrections, pour uniformiser la graphie, ou justement pour simplifier l’adaptation à l’étranger, les artistes de bande dessinée informatisent désormais régulièrement leur propre écriture avant de l’ajouter à leurs bandes dessinées. D. Rehm a beau considérer les fontes scannées comme une « écriture morte » [37], opter pour celles-ci semble à première vue assurer une plus grande fidélité à l’œuvre adaptée, et constitue en outre un gain de temps et d’argent par rapport au lettrage manuel. Ainsi, dans bon nombre de cas, un lettrage mécanique n’est pas nécessairement moins fidèle à une œuvre originale – il semble alors tout à fait logique d’y faire appel quand l’occasion se présente.

Pourtant, dans le cas de l’adaptation en langue anglaise de Kinderland en 2019, œuvre de l’artiste berlinois Mawil, Reprodukt préféra un lettrage manuel fait par une autre personne plutôt que de reprendre une typographie informatique créée par l’artiste, pourtant utilisée par ses éditeurs à l’étranger (fig. 4). En effet, c’est le lettreur Michael Hau qui imita la graphie de Mawil alors que, comme nous l’a confirmé l’artiste lors d’un entretien, ce dernier avait pourtant proposé à l’éditeur de lui envoyer son écriture numérisée, à défaut d’avoir le temps de lettrer lui-même l’adaptation [38]. Ce choix est significatif, puisqu’il indique que, plutôt que de situer l’intégrité esthétique de l’œuvre du côté de celui ou celle qui a créé les traits (dessins et lettres) de l’œuvre, Reprodukt estime qu’une adaptation fidèle doit d’abord être fidèle à la manière dont les traits ont été tracés à l’origine – ici, manuellement, avec les « petites irrégularités qui créent du vivant » [39] que cela suppose. Ainsi, tandis que la version française ou néerlandaise de Kinderland comporte uniquement l’écriture (informatisée) de Mawil, la version anglaise, faite par un éditeur allemand, sera la seule traduction écrite à la main, mais par une autre personne. Il s’agit alors d’une décision véritablement idéologique plutôt que commerciale, puisque le travail manuel de Michael Hau était plus coûteux et a pris plus de temps que si l’on avait utilisé la fonte préexistante.

Avec son insistance sur le lettrage manuel, Reprodukt ne vise sans doute qu’en partie à attirer un public (sans doute peu nombreux) sensible à cette éthique professionnelle : il s’agit avant tout de faire preuve de respect envers les travailleurs et travailleuses de la bande dessinée, voire, plus encore, de respect envers l’œuvre, quitte à y introduire la typographie d’autres personnes que de l’artiste. A travers cet engagement qui peut parfois même sembler excessif, la maison d’édition témoigne du fait que le lettrage est un élément essentiel de la bande dessinée qui ne sera pas forcément trahi lors d’une adaptation. Considérant les difficultés inhérentes à l’industrie de la bande dessinée, et tout particulièrement dans les pays germanophones, on comprend pourquoi cet effort supplémentaire ne pourra pas toujours être fourni par les éditeurs – les dépenses pour un bon lettrage manuel sont, après tout, élevées et les calendriers de publication serrés. Toujours est-il que valoriser le lettrage permet à la fois une meilleure reconnaissance des métiers de la bande dessinée, trop souvent précarisés, mais aussi des particularités de la bande dessinée en tant qu’art dont le texte est certes texte, mais aussi toujours image.

 

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[32] « Wir legen besonderen Wert auf dieses Gestaltungselement, weshalb das Lettering von Hand erstellt wird (wenige Ausnahmen im Verlagsprogramm bestätigen diese Regel). Wir benutzen also für die Gestaltung der deutschsprachigen Texte und Soundwords keine Computerfonts, sondern beauftragen zumeist freie Letterer mit dieser Aufgabe, wie es vor der digitalen Revolution allgemein üblich war. Michael Hau, Hartmut Klotzbücher oder Michael Möller haben schon in den Achtziger- und frühen Neunzigerjahren erste Letteringjobs vorgelegt und leisten nach wie vor hervorragende Arbei » (Dirk Rehm, , « Comics machen: Lettering », Reprodukt, 21 juillet 2009. En ligne. Consulté le 3 mai 2021).
[33] « Nicht nur die Zeichnungen und Texte, sondern auch alle redaktionellen Aspekte wurden von den Autoren selbst entworfen und handschriftlich umgesetzt. Wenn man so will, sind das beinahe persönliche, gezeichnete „Briefe an die LeserInnen“. Das Prinzip des „Handgemachten“ haben wir über die Jahre aufrechterhalten, so gut es möglich war » (M. Behringer, « Sonderpreis der Jury für eine besondere Leistung oder Publikation: Dirk Rehm (Reprodukt) », ICOM - Der Interessenverband Comic e.V., s. d. En ligne. Consulté le 18 février 2021).
[34] « Das Lettering wird nun hochaufgelöst eingescannt und die Datei in einem Bildbearbeitungs- oder Layoutprogramm geöffnet. Bevor das Lettering als separate Bildebene auf die Seite gelegt wird, wird es noch von Flecken und anderen Unsauberkeiten befreit, auch eventuelle Anmerkungen des Letterers werden gelöscht » (Dirk Rehm, « Comics machen: Lettering », art. cit. En ligne. Consulté le 3 mai 2021).
[35] Jacques Dürrenmatt, « Le renouveau calligraphique dans la bande dessinée - L’exemple de Chris Ware », dans Calligraphie, typographie, Paris, Improviste, 2009, p. 278.
[36] Voir Silke Merten, « Ein Hoch auf die deutsche Graphic Novel! », Der Tagesspiegel Online, 3 mai 2016 (en ligne. Consulté le 6 juin 2021).
[37] « Tote Schrift » (D. Rehm, « Comics machen: Lettering », art. cit. En ligne. Consulté le 3 mai 2021).
[38] Mawil nous a indiqué que sa police d’écriture avait été élaborée avec son ami Viktor Nübel et consistait en plusieurs variantes de chaque signe typographique. Travaillant sur un album de Lucky Luke au moment de la traduction de Kinderland, Mawil n’avait pas le temps de lettrer l’œuvre à la main. Echange de courriels avec Mawil le 3 mars 2020.
[39] « […] bleiben (…) kleine Unregelmäßigkeiten vorhanden, die Lebendigkeit erzeugen » (D. Rehm, « Comics machen: Lettering », art. cit. En ligne. Consulté le 3 mai 2021).