La Fontaine en images
Préface

- Olivier Leplatre
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Dans la grande pièce assombrie, apprêtée pour l’événement, un père, exécuteur bien mis du cérémonial, sanglé dans sa redingote, favoris taillés, actionne le miracle d’images auquel il a convié sa famille réunie. A travers l’étroite fente de la machine, semblable à une locomotive curieusement coiffée d’un chapeau chinois, il a d’abord glissé la jolie plaque colorée, longue fenêtre rectangulaire rangée auparavant parmi d’autres de même taille dans la boîte d’où la main l’a délicatement tirée avec un léger bruit de verre qu’on frotte. Et sur le mur nu, paraît soudain, en son épiphanique halo de lumière, petit cadre sans baguette rond comme un œil, ce pan de visible dans lequel s’imprime mais où surgit aussi l’étrange scène à voir.

C’est un renard, cou tendu ; il lève les yeux vers un corbeau perché sur la fragile branche d’un arbre d’été qui, de son tronc et de ses feuilles, un peu courbé, relie deux points au bord de l’ovale. Voûté comme un vieillard, l’oiseau se penche pour répondre à la présence de l’inconnu ; il a un fromage au bec qui pend à la façon d’un fruit mûr. Ces animaux enchantés sortent magiquement de la lumière, fidèles à ce qu’ils sont dans la vie de la campagne, et donc ordinaires, si n’est ce fromage incongru ; ils sont sans paroles bien que tout chargés de voix ; ils se regardent, se toisent, s’évaluent. L’un dit quelque chose, c’est certain ; bec plein, l’autre, que le premier fera chanter, en est incapable pour l’instant, mais il va bientôt tout perdre, par orgueil. Le renard, un peu saisi, contemple la pastille blanche qui, accrochée au rameau du corbeau, reproduit à son origine vierge l’orbe dessiné et animé pour l’admiration collective par la flamme de la bougie qui tremble dans le ventre de la lanterne.

Le père ne porte pas le regard sur l’image projetée qu’il connaît par cœur : l’enfance, l’école et la lecture lui ont appris à réciter la fable si connue que l’écran illustre avec l’intensité de sa lumière. Il la désigne, un discret sourire aux lèvres, car il sait parfaitement comment tout cela va finir ; il s’en réjouit d’avance, il est satisfait du coup de théâtre qui se prépare ; il anticipe la chute. Sa main tendue veut faire ouvrir grand les yeux, rendre attentif à ce qui se déroule et à la signification qu’il aimerait que chacun en retire et retienne. Il est le porte-image du fabuliste, soucieux comme lui de surprendre et de réjouir les sens tout en veillant à délinéer, dans l’action des figures et le charme du sensible, le sens qui secrètement s’y loge et éclaire définitivement la comédie.

La pendule sous son globe de verre marque le temps sans heures de la transmission généreuse des textes et des images dont les apologues sont les promesses et que le fabuliste d’autrefois a recueillies pour les offrir à la mémoire.

Les enfants, tout serrés, se sont assemblés derrière la table d’où la machine irradie ; la mère est assise, elle tient sur ses genoux le plus jeune qui lui aussi pointe le doigt en direction de la bête qui l’étonne et qu’il croit reconnaître. Car le renard est pareil à son petit chien qui, en compagnie de ses maîtres de tous âges, assiste au spectacle. Il aboie fort, pattes avant bravement posées sur une caisse, inquiet brusquement de ce coin sauvage entré, sans coup férir, dans la maison qu’il doit garder ; désireux plutôt de donner de la voix pour participer lui aussi à l’histoire de l’image. N’est-il pas excité à l’idée de prendre sa part du fromage au rival qui l’a devancé ou de prévenir le corbeau du mauvais coup qui l’attend, comme au Guignol les enfants éventent les rebondissements et, à grands cris, souhaitent de leur intervention partisane changer le cours du monde ? Il n’est jusqu’à la nourrice, mythique incarnation des conteuses, qui ne résiste à l’envoûtement de cette image agrandie, sortie de l’ingéniosité industrielle et pourtant vieille comme le monde, simple comme elle. Elle a passé le visage dans l’embrasure de la porte, vole un peu du spectacle et retombe en enfance.

 

 

Toute l’œuvre de La Fontaine est traversée par son interrogation sur ce que peuvent ensemble textes et images. La Fontaine écrit en images, et il écrit contre l’image. C’est là un paradoxe qui, loin d’entraver l’écriture, ne cesse de la mettre au défi en la poussant à inventer des réponses, à essayer des solutions, à constater des impasses ou à découvrir des ressources insoupçonnées. On ne s’étonnera pas de cet échange, harmonieux, complémentaire mais aussi plus heurté voire polémique, entre la parole mise en signes d’écriture et l’image dans son rapport aux fictions.

Tantôt l’image donne son premier élan : l’inspiration d’un tableau, d’une statue ou une tapisserie, d’un décor aperçu dans une demeure ou surpris au détour d’un jardin le dispute à la stimulation d’une simple ligne dans le paysage, d’une couleur attachée un arbre qui perle de « pommes d’or » [1] ou au plumage blanc d’un pélican tirant sur « le couleur de rose » [2]… Un regard, à la volée ou plus attentif, et la description, souvent modestement introduite par quelque prétérition d’usage, note ou s’attarde, selon l’occasion et les contraintes du genre dans lequel elle prend place.

Le bassin de Latone à Versailles se mue en saynète galante et bouffonne pour les quatre amis qui déambulent tranquillement, égayés par la lecture de Psyché. Dans un autre château, une chambre des Muses sort de son décor afin d’engager le dialogue avec le poète, les déités factices s’incarnant soudain « en propre personne » [3] : « Ce n’est rien qu’une toile, on pense voir des corps » [4]. Sur la route du Limousin, le voyageur consigne son émotion devant une statue inachevée de Michel-Ange dont la grâce le touche plus que tout [5]. Le trait hautain d’un héron, tiré de la rive, incline de plus en plus son dessin vers le vivier d’eau, contraint d’éprouver sa souplesse de roseau, et c’est toute une fable à voir (« Le Héron », VII, iv)…

Tantôt l’image vient après-coup traduire le texte, en confirmer la force d’impression, telles ces gravures confiées à François Chauveau afin qu’il relise les fables et les préface au bénéfice de l’œil, en ornant discrètement mais significativement leur première parution ; ou ces scènes gazées que Fragonard multiplie au siècle suivant pour traduire son sentiment des Contes qu’il transforme en occasions de nuages, de fumées, de souffles, de guirlandes végétales et de drapés légers, tombant finement comme la pluie sur des corps enlacés, confondus, révélés l’un à l’autre, toujours advenus de leurs chairs échangées.

 

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[1] La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, éd. P. Dandrey, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2021, p. 137.
[2] Ibid.
[3] La Fontaine, Le Songe de Vaux, éd. B. Donné, Ibid., p. 75.
[4] Ibid., p. 108 (le vers est mis dans la bouche d’Apellanire, au nom de la peinture).
[5] « Il y a un endroit qui n’est quasi qu’ébauché. (…) je n’en estime que davantage ces deux captifs, et je tiens que l’ouvrier tire autant de gloire de ce qui leur manque que ce qu’il leur a donné pour accompli » (La Fontaine, Relation d’un voyage de Paris en Limousin, « A Madame de La Fontaine », lettre du 12 septembre 1663, dans Œuvres diverses, édition de P. Clarac, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1948, p. 555).