« Les mots et les couleurs » : Le Tableau
de La Fontaine illustré au XXe siècle

- Mathieu Bermann
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Fig. 10. J. Touchet, « Le Tableau », 1941

Fig. 12. Anonyme, « Le Tableau », 1945

Fig. 13. Anonyme, « Le Tableau », 1945

Les illustrateurs font donc varier le point de vue selon lequel est envisagée l’action principale : la chaise qui vacille et vole en éclat sous le poids des corps. Certains dessinateurs représentent l’imminence de l’événement, là où d’autres montrent uniquement ce qui en résulte ; d’autres encore saisissent la catastrophe au moment même où celle-ci est en train d’advenir. Ainsi les diverses images tournoient autour de cet accident, qui constitue le point culminant du texte, pour le révéler sous différents angles. En définitive, c’est toujours la même « aventure » [25], mais jamais tout à fait la même perception : c’est l’histoire d’une chute, au sens littéral, qui rappelle de manière amusante la Chute d’Adam et Eve [26].

 

Le prologue : des images préliminaires

 

Dans l’économie du texte, la description du tableau éponyme débute assez tard. La Fontaine commence par un long prologue où il pose le cadre de sa fiction et réfléchit à la poétique du conte licencieux. Après quoi il bascule vers la fiction : « C’est assez raisonner ; venons à la peinture » [27]. Deux dessinateurs accordent un traitement tout particulier à ces premiers vers du Tableau [28].

 

Une mise en abyme

 

L’image principale que produit Jacques Touchet ne correspond en rien à l’intrigue du conte (fig. 10). De fait, en lieu et place des amants et de la chaise où ils s’ébattent jusqu’à la dégringolade, Jacques Touchet représente un peintre devant sa toile. Il est entouré d’un groupe d’aristocrates en perruque, qui regardent la peinture en train de se faire. Parmi ces spectateurs se trouve un poète, identifié comme tel grâce à la plume et la feuille de papier qu’il tient dans ses mains. Dans ce cabinet de peinture, traînent un carton à dessins et des toiles retournées ou bien accrochées aux murs. Au fond de la pièce, un paravent est déployé, derrière lequel deux personnages se cachent pour observer discrètement la scène principale : sur le côté, une femme en robe ; au sommet, vraisemblablement un homme qui passe la tête. Aucune nudité n’est visible, exception faite des tableaux suspendus qui donnent à voir vaguement deux silhouettes féminines ainsi qu’un pied.

L’image ne présente aucun point d’intersection avec l’histoire. Néanmoins elle entre en résonance avec les premiers vers du prologue. En effet, Jacques Touchet illustre le défi lancé au conteur. Le groupe d’hommes encerclant le peintre et sa toile correspond au sujet indéfini et collectif qui ouvre le texte et le réclame : « On m’engage à conter… ». Et l’homme de lettres, qui se penche vers la peinture, n’est autre que La Fontaine s’apprêtant à satisfaire la requête qui lui est faite. Ainsi Jacques Touchet ne représente pas le conte mais le conteur. C’est une mise en abyme : un tableau dans lequel La Fontaine regarde le tableau qui est à la source du texte.

S’il représente cette image originelle, Jacques Touchet ne la montre pas – contrairement aux autres dessinateurs. Au milieu de l’atelier, la toile est certes visible mais elle apparaît vierge aux yeux des spectateurs réels – peut-être pas à ceux qui figurent dans l’image et font face au chevalet. L’image – la vraie image originelle – demeure manquante : Jacques Touchet n’essaie pas de combler cette lacune, de la même manière qu’il n’essaie pas de rivaliser avec le conte en racontant la même chose que celui-ci.

Cette aquarelle rappelle simplement que ce texte-ci est né d’une image. En soulignant les jeux d’écho entre le pinceau et la plume, la toile et la feuille, le peintre et le poète, Jacques Touchet ajoute une réplique supplémentaire à ce dialogue entre les arts.

 

Faux accord : de la civilité des belles-lettres au viol

 

Le dessinateur anonyme du Tableau produit six eaux-fortes : quatre respectent scrupuleusement les données du récit, tandis que deux forment un diptyque narratif indépendant. Situé au début du texte, celui-ci est placé en regard du prologue. Que voit-on ?

La scène se passe dans une forêt. A l’abri des arbres, deux faunes se tiennent à l’affût alors qu’un couple de jeunes filles arrive paisiblement du fond de l’image – c’est la première illustration (fig. 12). Dans la suivante, les adolescentes se retrouvent au centre du tableau, à l’arrière-plan duquel s’enfuient les deux satyres (fig. 13). D’une image à l’autre, espacées de quelques pages, il s’est passé quelque chose : un rapport sexuel a un lieu. Sans doute n’était-il pas consenti [29]. Initialement vêtues, les deux amies se retrouvent à moitié nues. Leurs robes, retroussées ou peut-être arrachées contre leur gré, laissent apparaître leurs parties intimes. L’une des jeunes filles est adossée à un arbre, les jambes écartées ; l’autre, encore au sol, a les hanches et les fesses redressées. Les visages sans expression et les corps exténués rappellent ceux de marionnettes désarticulées.

Quel rapport ces images entretiennent-elles avec les premiers vers du Tableau, où il est surtout question de la poétique du conte licencieux ? Aucun, pourrait-on dire. « On m’engage à conter d’une manière honnête/Le sujet d’un de ces tableaux/Sur lesquels on met des rideaux » annonce le texte placé sous la première image. Le démonstratif (« l’un de ces tableaux ») acquiert ici une référence déictique, que le texte ne prévoit pas à l’origine, de sorte que l’identification paraît évidente : comment ne pas penser que le tableau en question coïncide avec l’illustration qui orne le texte, laquelle n’a pourtant rien à voir avec lui ? Toutes proportions gardées, le piège est le même que celui tendu par les satyres aux jeunes femmes pénétrant innocemment dans le bois : comme elles, le lecteur entre dans le texte sans s’attendre à ce qui va se passer. Il est en quelque sorte abusé au premier coup d’œil par ce qu’il voit, qui ne correspond pas à ce qu’il va lire. La désorientation s’avère encore plus grande pour celui qui connaît l’intrigue et ne la reconnaît pas dans ces dessins.

Les images forcent le conte en lui imposant une représentation qui ne le représente pas. L’artiste, qui ne dit pas son nom et demeure anonyme, ne dit pas non plus ses intentions. Dans la mesure où le reste du texte est émaillé d’illustrations fidèles à l’intrigue, comment comprendre cette scission particulière entre le prologue et les deux images qui l’accompagnent ? Faut-il voir ici le désir du dessinateur de s’affranchir et de rappeler, comme La Fontaine par rapport à ses propres modèles, que son illustration « n’est point un esclavage » [30] ? Est-ce par pur plaisir de la narration picturale ? Ou de manière plus calculée, est-ce pour aguicher un lecteur égrillard en quête d’histoires graveleuses ? Ouvrant le recueil, ces illustrations auraient ainsi pour fonction d’en annoncer explicitement la teneur grivoise malgré l’aspect quelque peu théorique des premiers vers.

 

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[25] Ibid., v. 222.
[26] Dans le conte, l’espace amoureux ressemble d’ailleurs à un jardin d’Eden :

« […] Flore à l’haleine d’ambre
Sema de fleurs toute la chambre.
Elle en fit un jardin. Sur le linge ces fleurs
Formaient des lacs d’amour, et le chiffre des sœurs » (Ibid., v. 84-87).

Des fleurs se retrouvent d’ailleurs dans les illustrations d’Henry Lemarié, de Suzanne Ballivet (chez qui le vase se renverse en même temps que la chaise) et du dessinateur anonyme du Tableau et autres contes.
[27] Le Tableau, v. 45.
[28] On peut mentionner également le cul-de-lampe de Sylvain Sauvage : une femme a le visage caché derrière sa main ; toutefois, entre ses doigts écartés, son œil ne perd rien des choses qu’elle prétend ne pas voir. Ce simulacre de censure et de préservation de soi correspond aux vers suivants :

« Toute matrone sage, à ce que dit Catulle
Regarde volontiers le gigantesque don
Fait au fruit de Vénus par la main de Junon [i.e. le sexe masculin] :
A ce plaisant objet si quelqu’une recule,
Cette quelqu’une dissimule » (Ibid., v. 11-15).

[29] Dans un coin de la première image, un renard tient un coq dans sa gueule. Il s’agit là d’un indice métaphorique du rapt qui va suivre.
[30] « Mon imitation n’est point un esclavage », La Fontaine, A Monseigneur l’Evêque de Soissons, dans Œuvres complètes, éd. P. Clarac, Paris, NRF-Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, Tome II, p. 648.