L’image illustrative comme élément
de la narration dans l’Entwicklungsroman
Paul et Virginie, 1789-1899

- Andrea Possmayer
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résumé
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Avant qu’[Emma Bovary] se mariât, elle avait cru avoir de l’amour ; mais le bonheur qui aurait dû résulter de cet amour n’étant pas venu, il fallait qu’elle se fût trompée, songeait-elle. Et Emma cherchait à savoir ce que l’on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d’ivresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres. Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout l’amitié douce de quelque bon petit frère, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers, ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid d’oiseau [1].

 

Dans la réflexion de la lectrice fictive [2] de Paul et Virginie qu’est Emma Bovary, le lecteur du roman peut observer un phénomène remarquable ; de sa lecture d’enfance, Emma semble avoir retenu des images précises, relevant essentiellement de trois genres picturaux : la peinture de paysage, appelée par les images exotiques de la « maisonnette de bambous » et des « grands arbres » ; les portraits, avec le « bon petit frère » et le « nègre Domingo » ; la nature morte, évoquée par les termes « fruits rouges » ou « nid d’oiseau ». En effet, comme l’a montré Françoise Gaillard, ce passage du roman constitue une sorte de « scène iconique » à partir d’une illustration existante de Paul et Virginie [3]. Flaubert suggère donc dans l’esprit du personnage une symbiose du texte et des images, issue d’une édition de Paul et Virginie qui figure dans sa bibliothèque. Ainsi, dans la réception du roman Paul et Virginie, le texte et l’image, médiums bien distincts, semblent être des pièces qui s’imbriquent pour devenir inséparables : le personnage amalgame les informations textuelles et visuelles dans une seule impression qu’elle retient de sa « lecture ». Il s’agit donc d’analyser comment cette intermédialité inhérente au roman illustré Paul et Virginie peut être une clé pour reconsidérer le genre souvent contesté de cette « espèce de pastorale » [4]. L’interaction entre texte et image peut alors rapprocher le roman illustré Paul et Virginie du genre narratif de l’Entwicklungsroman – « roman de formation » [5]. Ainsi, lire la progression de la maturation des héros dans le contexte du « texte imagé » qu’est ce roman illustré permettrait de reconsidérer la question du genre littéraire.

Paul et Virginie (1788) de J.-H. Bernardin de Saint-Pierre fait partie – à côté d’autres romans sentimentaux comme Pamela de Richardson (1740) et La Nouvelle Héloïse de Rousseau (1760) – du « Panthéon » [6] de la première culture de masse au XVIIIe siècle, qui se caractérise non seulement par la juxtaposition mais aussi par l’interaction significative du texte et de l’image imprimée. La première édition indépendante de Paul et Virginie en 1789 intègre déjà des illustrations gravées, commandées par Bernardin de Saint-Pierre lui-même. Au cours du XVIIIe et surtout du XIXe siècle suit une véritable vogue iconographique autour de la petite histoire pastorale : Paul et Virginie fut ainsi illustré plus de cent fois entre 1789 et 1950 [7]. Cependant ce roman illustré se trouve relativement peu analysé du point de vue de l’intermédialité, c’est-à-dire de l’interaction significative des deux médiums au sein d’une œuvre d’art [8].

Pourtant Paul et Virginie est un exemple significatif de la proximité entre texte et image et du processus de négociation entre volonté auctoriale et volonté éditoriale. Le récit progressant par images faciliterait ainsi une transposition iconographique, comme l’indique Jean-Michel Racault. En effet, le narrateur passe, comme dans une galerie, de scène en scène, faisant revivre à son auditeur premier – le voyageur inconnu – tout comme au lecteur, tous les stades de l’enfance des héros sous forme de tableaux représentatifs repris par les illustrateurs. C’est la raison pour laquelle les scènes choisies pour une illustration se ressemblent d’une édition illustrée de Paul et Virginie à l’autre. Alors que Bernardin de Saint-Pierre a pris soin de collaborer aux éditions illustrées de ses œuvres, comme l’a montré Malcolm Cook à propos de l’édition de 1806 [9], celui qui a lui-même suivi une formation artistique [10] peut inscrire dans l’écriture les traces de l’œil du peintre, préparant la voie pour une réception intermédiale de son œuvre.

 

Paul et Virginie, Entwicklungsroman ?

 

La mise en scène d’une maturation et d’une croissance est incontestablement l’aspect le plus visible sur le plan textuel comme sur le plan iconographique dans le roman illustré Paul et Virginie. Parcourant chronologiquement les différents âges de la vie des héros, du berceau jusqu’au tombeau, l’auteur et les divers éditeurs du roman créent un abrégé du développement humain que l’on peut, selon Henry Houssaye, suivre en feuilletant les pages :

 

[L’illustration] parle aux yeux en même temps que l’écrivain parle à l’esprit. L’illustration est pour ainsi dire le sommaire animé du livre. Elle invite à lire, et, la lecture achevée, elle rappelle ce que l’on a lu. Feuilletez un livre illustré que vous avez lu autrefois ; ce sera comme si vous voyiez jouer en langue étrangère une pièce à vous bien connue (…) Vous reverrez tout, scène par scène, et grâce à cette vision, la mémoire, sans aucun effort, vous rappellera des épisodes, des traits de caractère, jusqu’à des phrases entières [11].

 

Outre la fonction mnémonique de l’illustration qu’indique le critique de la Revue des deux-mondes, le parcours des seules images dans une édition illustrée de Paul et Virginie livrerait un « sommaire animé du livre ». Ainsi, les images du roman illustré, permettraient de suivre « scène par scène » l’Entwicklung, c’est-à-dire le développement graduel des héros que montre le récit. En effet, de même que des cycles illustrés hautement populaires aux XVIIIe et XIXe siècles mêlent texte et image pour retracer le cours de la vie de l’homme [12], les différentes éditions de Paul et Virginie, qui fleurissent surtout entre 1789 et 1899 [13], déploient un éventail des étapes de la maturation des héros, que l’on peut retracer sur un niveau textuel comme iconographique.

L’analyse portera sur les « tableaux vivants » et points marquants du développement humain que les illustrateurs du corpus choisi retiennent du récit, pour découper temporellement la maturation des héros décrite dans le roman. Ceci révélera que seule la lecture intermédiale crée l’impression cohérente d’un développement au sein du roman illustré. En déterminant les différents stades du développement dans les deux médiums, la volonté auctoriale et éditoriale d’illustrer, visuellement comme textuellement, seulement une partie des six ætates antiques apparaît. En effet, dans le corpus textuel et iconographique issu des douze éditions illustrées de Paul et Virginie retenues ici, trois stades de développement se distinguent aisément : l’infantia, après la naissance des protagonistes, la pueritia, c’est-à-dire la première jeunesse, puis l’adolescentia des héros, jamais dépassée puisque leur mort prématurée clôt le roman pastoral et interrompt, de manière tragique, le développement des protagonistes.

 

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sommaire

[1] G. Flaubert, Madame Bovary : mœurs de province. Edition définitive suivie des Réquisitoire, plaidoirie et jugement du procès interne de l’auteur [1856], Paris, G. Charpentier, 1881, p. 37.
[2] Frédéric Canovas considère Emma Bovary comme une lectrice représentative pour la réception de Paul et Virginie au XIXe siècle : voir Fr. Canovas, « Entre texte et image : déconstruction du masculin dans Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre », dans Le Jeune homme en France au XIXe siècle. Contours et mutations d’une figure, sous la direction de V. Cnockaert, N. Pono, S. Thomas, Cahier ReMix, n° 6, Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire, Université du Québec à Montréal, 2016. (en ligne. Consulté le 26 mai 2021).
[3] Fr. Gaillard, « ‘Elle avait lu Paul et Virginie ou les moments parfaits d’Emma », dans Les Pouvoirs de l’image, Revue Flaubert : Critique et Génétique, n° 12, 2014 (en ligne. Consulté le 26 mai 2021).
[4] Dans sa préface à la première édition indépendante de Paul et Virginie, Bernardin de Saint-Pierre souligne l’ambiguïté de l’appartenance générique du roman en usant de cette formule (Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie [1788], Paris, Pierre Didot l’aîné, 1806, p. vii). De fait, même si de nombreux critiques ont essayé de classer les œuvres fictionnelles et théoriques de Bernardin de Saint-Pierre par genres littéraires, on remarque une constante ambiguïté. Avec D. Tahhan-Bittar et K. Wiedemeier, on ne peut que souligner que les œuvres de l’écrivain se dérobent à une classification univoque (Voir K. Wiedemeier, La Religion de Bernardin de Saint-Pierre, Fribourg, Editions universitaires, 1986, p. 47).
[5] L’Entwicklungsroman se distingue du Bildungsroman en ce qu’il est ancré dans une tradition littéraire plus ancienne. Nous le préciserons dans la suite du travail.
[6] Terme utilisé par Margaret Cohen, « "Flaubert lectrice" : Flaubert Lady Reader », MLN, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, vol. 122, n° 4, 2007, p. 752 (en ligne. Consulté le 26 mai 2021).
[7] Comme l’indique Jean Fabre : « Une question de terminologie littéraire : Paul et Virginie pastorale », Littératures, vol. 2, n° 1, 1953, pp. 167-200, p. 170 pour la référence (en ligne. Consulté le 26 mai 2021).
[8] J.-M. Racault, « Virginie entre la nature et la vertu. Cohésion narrative et contradictions idéologiques dans Paul et Virginie », Dix-huitième Siècle, n° 18, Paris, PUF, 1986, pp. 389-404, p. 393 pour la citation.
[9] M. Cook, « Bernardin de Saint-Pierre and Girodet : Illustrating the "Luxury" Edition of Paul et Virginie », Modern Language Review, n° 102.4, 2007, pp. 975-989.
[10] Comme le montre G.-R. Thibault, l’exploration des archives de l’Académie de Rouen atteste la présence du jeune lycéen Jacques-Henri à l’école de dessin, où il suivit les cours de l’académicien J.-B. Descamps, un peintre à qui l’on doit le plaidoyer Sur l’utilité des établissements des écoles gratuites de dessin en faveur des métiers (1767). Les dates de la présence de Bernardin de Saint-Pierre à l’Académie suggèrent qu’il parcourut tout le cursus établi par Descamps, c’est-à-dire la copie de modèles pour débutants, ronde bosse pour les élèves de la classe intermédiaire, dessins d’observation d’un modèle vivant pour les élèves avancés – et qu’il dut même assister aux cours d’architecture civile et militaire réservés aux étudiants prometteurs. Voir Bernardin de Saint-Pierre ou l’éducation du citoyen, sous la direction de G.-R. Thibault, Lyon, Institut national de recherche pédagogique, 2008, p. vii
[11] H. Houssaye, « Le livre illustré », Revue des Deux Mondes (1829-1971), vol. 24, n° 4, 1877, p. 927.
[12] Des affiches illustrées montrent le développement de l’homme du berceau au tombeau, passant par tous les stades de la vie humaine, par exemple celle de F. Hurez : « Le cours de la vie de l’homme ou l’homme dans les différents âges » (bois de fil colorié au pochoir sur papier vergé conservé au MuCEM). Voir Fr. Maguet, « Le cours de la vie de l’homme », L’Histoire par l’image, 2004 (en ligne. Consulté le 26 mai 2021).
[13] L’étude s’attache à un corpus choisi de romans illustrés publiés en 1789, 1797, 1806, 1820, 1838, 1850, 1860, 1876, 1879, 1885, 1892 et 1899. Les éditions seront à présent référencées par la date de leur parution.