Blessures de Goethe. Un Faust parodique
par Alfred Crowquill (1834) et sa version
allemande par Anselmus Lachgern (1841)

- Evanghelia Stead
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Fig. 2. Al. Crowquill, « Margaret Admiring the Present
Left by the Devil
», 1834

Ce résultat complexe est à mettre en perspective du point de vue historique et politique : l’album précède la Gründerzeit des territoires germanophones, autrement dit, la période qui s’étend des révolutions de 1848 au krach de la bourse de Vienne en 1873 et qui voit l’éclosion de la bourgeoisie, son expansion économique et sa quête de pouvoir culturel par le biais de mythes fondateurs. Faust y représente précisément un de ces mythes : la pièce de Goethe, appelée à être fortement germanisée par une iconographie d’inspiration nationale déjà à l’œuvre – par exemple, celle pratiquée par Wilhelm von Kaulbach et ses élèves vers 1840 [17] ou encore celle promue par la première édition intégralement illustrée de la pièce par Engelbert Seibertz aux éditions Cotta, un objet de prestige, soigneusement imprimé et stylisé [18] –, deviendra progressivement un texte national fondateur. Le mythe de Faust, tragédie de l’homme universel pour Goethe, est dès lors vigoureusement réorienté et resémantisé. Cette modification transfère sur le terrain des objets imprimés la rivalité entre pays industrialisés ou en passe de l’être. La parodie assume dès lors une fonction inattendue, à la fois poétique et politique. L’intérêt de celle de Crowquill est d’être l’expression précoce d’un double renversement : la distorsion de la pièce par l’outrance exorcise d’avance la nationalisation à venir, déjà à l’œuvre dans l’iconographie allemande ; son travestissement annonce le pouvoir perturbateur de l’appropriation culturelle et un transfert violent. Outrer Faust à l’anglaise comporte en puissance une dose de renouveau.

Certains vers allemands se trouvent ainsi concrétisés, réactualisés et politisés. Au dernier épisode, à l’apogée tragique dans le cachot, Marguerite, folle, ne reconnaît pas Faust accouru la délivrer. Elle pleure son amoureux qui l’a abandonnée. Dans l’original, Goethe reste passablement vague : « Nah war der Freund, nun ist er weit » – « Mon ami était proche, il est loin à présent ». Dans la parodie, l’amoureux qui l’a quittée devient un soldat : « “No !‘He has gone to fight the French’” », s’exclame Madge. Qui pourrait être ce Faust parti combattre les Français ? Un des volontaires allemands de 1813 qui s’étaient levés contre les troupes napoléoniennes ? La pièce de Goethe avait paru au cours de ces guerres même (1808). Si la pièce est en passe de se nationaliser, ce Faust-là serait bien un vaillant soldat teuton qui en veut aux Français, ironiquement vu à travers une lorgnette anglaise. Or Madge conspue les Allemands. Cette même strophe se clôt sur ses mots véhéments : « All Germans spill at once that make ungrateful man » – « Tout Teuton qui rend l’homme ingrat, détruis-le ! ». Le dernier vers n’a cependant rien à voir avec Goethe. Il est emprunté à l’anathème que jette le roi Lear sur la lande, invitant la foudre à détruire la terre et l’humanité tout entière, mais au prix d’une toute petite modification, comme permet de le constater la note que Crowquill lui appose. Germans est venu remplacer dans l’original germens : « […] all germens spill at once / That make ingrateful man » [19] – « Tout germe qui produit l’homme ingrat, détruits-le » (trad. Jules Derocquigny [20]). La modification donne les Allemands (Germans) pour des êtres haïssables, qui devraient disparaître de cette terre, de même que Marguerite repousse cet amoureux qui se révèle allemand. C’est dire que le soldat parti combattre les Français serait plutôt un Anglais, voire « un Allemand en costume anglais » (tel l’auteur), puisqu’elle déteste les Allemands qu’elle vilipende. Détourné et actualisé, Shakespeare acclimate dans le poème qui parodie l’original allemand le différend franco-britannique pérenne. L’amoureux de Madge serait un Anglais qui aurait guerroyé contre les Français – par exemple, à Waterloo. Un trait typique de l’actualisation burlesque, propre à la parodie, dé-germanise donc Faust dans un ouvrage né du Faust allemand. L’ajustement, minime, n’en est pas moins puissant. L’Allemand en costume anglais est un petit Momus cosmopolite bien perturbant.

 

Images

 

La confection de l’ouvrage, elle, impose deux directions. Les gravures, des hors-textes insérés à l’aide d’onglets, sont lisibles à l’horizontale, comme dans l’album à l’italienne d’origine (Retzsch, fig. 3), alors que le texte, lui, est à suivre à la verticale. Deux moyens, deux sens font de la lecture de cet opuscule un exercice hybride, tirant le lecteur à hue et à dia. L’insertion des gravures sur onglet, procédé fréquent à l’époque, obéit à des contraintes techniques, mais la consultation bicéphale qui en découle est une blessure supplémentaire. La rivalité des deux moyens d’expression s’en trouve accentuée.

Crowquill s’est arrêté à douze images qui travestissent douze scènes de Retzsch. Elles imitent pour l’essentiel le style du dessin au trait bien qu’elles soient plus détaillées et plus petites que les originaux. Elles reprennent également la disposition frontale de Retzsch qui assure à la suite gravée une de ses caractéristiques les plus notables, la théâtralité associée à la dramatisation. Dans ce moule stylistique, Crowquill insère un traitement caricatural des visages, des corps et des accessoires qui renforce l’allure grotesque des événements. Il en est ainsi des bijoux métamorphosés en une chaîne de saucisses qui font de sa Marguerite trapue une sorte d’amoureuse des andouillettes (fig. 2). La plume de corbeau privilégie en outre quatre épisodes surnaturels (la signature du pacte, la taverne d’Auerbach, l’apparition féminine dans le miroir de la sorcière, le philtre qui rajeunit Faust) avant d’accorder (tout comme Retzsch) le poids principal de la suite à l’histoire de Madge (V-XII). Madge, hypocoristique commun à Madgalene et à Margaret en anglais, une Marguerite au petit pied, pourrait tout aussi bien être une Madeleine, un prénom fort connoté à l’époque en Grande-Bretagne et associé aux femmes qui ont fauté, voire à la prostitution [21]. Bien qu’elle connaisse parfaitement sa propre histoire, celle de Gretchen, et qu’elle l’admette explicitement, elle n’en sera pas moins la victime. Rideau.

 

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[17] Gallerie zu Goethe’s sämmtlichen Werken nach Zeichnungen von W. Kaulbach und seinen Schülern in Stahl gestochen von Steifensand, Weber, Enzing-Müller, Hoffmann u. A., Stuttgart/Tübingen, J. G. Cotta’schen Verlag, 1840 et 1841 ; et Goethe’s Frauengestalten von Wilhelm v. Kaulbach, Erläuternder Text von Friedr. Spielhagen, München/Berlin, Friedr. Bruckmann’s Verlag, [1864].
[18] Voir Faust, Eine Tragödie von Goethe, mit Zeichnungen von Engelbert Seibertz, Stuttgart/Tübingen, J. G. Cotta’scher Verlag, 1854. Sur cette édition, bien plus complexe qu’un objet de prestige, voir E. Stead, « Les deux Faust I d’Engelbert Seibertz, illustrateur in-folio de Goethe », La Lecture littéraire, n° 5-6, « Lire avec des images au XIXe siècle en Europe », 2002, pp. 45-57, figs 26-53.
[19] W. Shakespeare, King Lear, III, ii, v. 8-9. La note de Crowquill donne un grateful au lieu de ingrateful, mais on sait combien les graphies dans les tragédies élisabéthaines sont instables.
[20] W. Shakespeare, La Tragédie du roi Lear, Paris, Société d’édition Les Belles Lettres, 1961, p. 131. A titre de comparaison : « disperse d’un seul coup tous les germes / Qui font l’homme ingrat ! » (trad. J.-M. Déprats, Gallimard, « Folio », 1993, p. 127, reprise dans la collection de la Pléiade).
[21] Voir S. Haskins, Mary Magdalen: Myth and Metaphor, London, Harper Collins, 1993, pp. 317-319.