L’objectification (visuelle, numérique) des
romans, ou la narrativité à l’épreuve de
l’expérience matérielle des œuvres

- René Audet
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Fig. 1. R. Larsen, The Selected Works of
T. S. Spivet
, 2009

L’incidence de cette matérialité réaffirmée sur les modalités mêmes du projet littéraire demande ainsi, dans ses dimensions auctoriales tant que lecturales, à être évaluée. Nous nous intéresserons pour ce faire à des œuvres qui, se présentant aussi bien en version papier graphiquement augmentée qu’en version numérique, se prêtent au jeu d’un décentrement de l’unique textualité traditionnellement associée au genre romanesque. La mise en livre-objet de ces fictions narratives interviendrait sur la création (ou la refiguration) de leur monde fictionnel, détournant parfois le regard de la dominante narrative de l’œuvre – celle-ci étant de la sorte subordonnée à une dynamique d’immersion plus commune dans l’univers audio-visuel et vidéoludique. De façon encore plus marquée, le contexte numérique contraindrait à inscrire l’œuvre dans une logique de performance (d’expérientialité) peu usitée dans le monde conventionnel du livre. L’examen, sous cet angle, de trois cas de figure de livres [6] permettra d’évaluer l’impact de cette objectification sur l’idée de livre, qui blessée dans son acception courante pourra ainsi se trouver déplacée depuis sa matérialité invisible jusqu’à la tonitruance de sa visibilité exacerbée.

 

Le texte comme image (ou la théâtralisation du livre)

 

Les pratiques littéraires – et encore plus fortement les pratiques romanesques – ont habitué les lecteurs à une textualité convenue et, de ce fait, plutôt invisible. La compréhension des aventures d’Emma Bovary ou du couple archétypal d’un roman Harlequin ne demande en effet que de parcourir les phrases, de saisir leur enchaînement et de tourner adéquatement les pages les unes après les autres. La séparation du pavé de texte en chapitres, l’insertion de dialogues ou la segmentation en paragraphes sont des mises en forme si communes qu’on les oublie, qu’elles n’apparaissent pas aux yeux des lecteurs. Une telle invisibilité laisse toute la place aux ressorts discursifs des romans, entre création d’un monde fictionnel et récit des anecdotes composant la trame romanesque. Le refus d’adhérer à cette convention tacite bouscule le rôle dévolu au texte comme unique véhicule invisible de mots, syntagmes et phrases, alors qu’il est propulsé simultanément dans un régime d’iconicité.

A la faveur de certaines stratégies qui transforment son mode d’occupation de l’espace de la page – choix typographiques, valeur graphique de la forme du pavé de texte comme on le voit dans les calligrammes, rapports différents entre le corps du texte et les notes [7], insertion d’images –, le texte s’affiche ostensiblement, partageant ainsi la charge évocatrice (et sémiotique) de l’œuvre. L’exemple maintenant canonique du roman de Reif Larsen, The Selected Works of T. S. Spivet, incarne magnifiquement ce caractère ostensible. Relatant en narration autodiégétique les péripéties entourant T. S. Spivet, un garçon âgé de 12 ans qui est doté d’un esprit scientifique singulier autant que d’une capacité phénoménale à cartographier le monde, l’ouvrage se présente comme la manifestation conjuguée d’une trame romanesque et de son exemplification visuelle. Les larges marges extérieures accueillent les croquis et schématisations proposés par Spivet [8], de même que diverses explications ; ces éléments sont généralement liés à un passage du texte par le truchement d’une ligne pointillée fléchée reliant le paragraphe à la note marginale, à la façon d’une extension encyclopédique (fig. 1). Ces descriptions et explications complémentaires ont une fonction démonstrative explicite, enrichissant la lecture – ou, plus spécifiquement, les propos de Spivet – par des matérialisations visuelles des éléments décrits, narrés ou évoqués. C’est dire à quel point le texte devient une composante parmi d’autres d’une dynamique sémiotique plurielle [9], d’une part, et que d’autre part le livre, comme support de la textualité romanesque, devient visible et exploité dans sa dimension graphique. Une telle manifestation, que l’on peut associer à une forme de théâtralisation du livre [10], se joue des usages (éditoriaux) et des attentes (lecturales) plus proprement associés aux romans. La réalisation conjointe de l’ouvrage – Reif Larsen comme romancier, Bob Gibson comme illustrateur et designer du livre – suggère une prise en charge hâtive, dans son processus d’élaboration, de la vision divergente du livre romanesque, vision assumée de la lisibilité graphique de l’œuvre [11].

 

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[6] Les versions papier et numériques seront mises en regard pour les deux premiers cas, alors que le troisième, qui est davantage une adaptation, sera abordée dans sa transposition numérique. R. Larsen, The Selected Works of T. S. Spivet, New York, Penguin Press, 2009 ; J. J. Abrams et D. Dorst, S., New York, Mulholland Books, 2009 ; Georges Perec, Les Choses, Paris, Julliard, 2013 [livre animé développé par L’Apprimerie].
[7] Voir l’exemple souvent cité de The Mezzanine, de Nicholson Baker (New York, Weidenfeld & Nicolson, 1988), où le texte finit par s’absenter au profit des seules notes en bas de page.
[8] L’incipit du roman place d’emblée la relation entre l’événement et sa captation graphique. Après deux phrases évoquant la situation où se trouvent Spivet et sa sœur Gracie, le garçon précise : « Perhaps I should clarify. When I say that Gracie and I were shucking the sweet corn, what I actually mean is that Gracie was shucking the sweet corn and I was drawing a diagrammatic map in one of my little blue spiral notebooks of precisely how she was shucking the corn. » (Larsen, Ibid., p. 3 ; traduction française [Paris, NiL Editions, 2010] : « Peut-être devrais-je m’exprimer de manière un peu plus claire. Quand je dis que Gracie et moi épluchions le maïs doux [sic], ce que je veux dire, en fait, c’est que Gracie épluchait le maïs doux [sic] tandis que moi, de mon côté, je schématisais dans l’un de mes petits carnets bleus les différentes étapes de cet épluchage »).
[9] On établira sans difficulté un parallèle avec les excroissances graphiques fréquentes dans les littératures fantastiques et de science-fiction, notamment sous la forme de cartes.
[10] « Nombre d’ouvrages thématisent une textualité complexe et la figurent, de sorte que l’image du texte sort de son invisibilité conventionnelle au profit de sa démonstration. Les romans sont constitués de cahiers, juxtaposent des “sources” diverses, convoquent des pièces – éléments que la maquette met en scène, théâtralise, par le biais de représentations graphiques ou d’interruptions du fil du texte. En général, ce surinvestissement de la matérialité est directement lié à la trame narrative, que ce soit par enrichissement explicite du monde représenté et des actions qui y ont lieu, ou par redoublement indirect d’une réalité évoquée dans la fiction » (R. Audet, « Diffraction. Pour une poétique de la diffraction des textes narratifs », dans E. Bouju (dir.), Fragments d’un discours théorique. Nouveaux éléments de lexique littéraire, Nantes, Editions nouvelles Cécile Defaut, 2015, p. 34.) Voir aussi R. Audet, « Ne pas raconter que pour la forme : modalités de la diffraction dans les fictions narratives contemporaines », dans R. Dion et A. Mercier (dir.), La Construction du contemporain. Discours et pratiques du narratif au Québec et en France depuis 1980, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, pp. 201-237 (http://doi.org/10.5281/zenodo.3258374).
[11] La production postérieure d’une adaptation cinématographique du roman par Jean-Pierre Jeunet, qui plus est en 3D, n’est pas sans alimenter cette perception.