Pape moe de Paul Gauguin : récit viatique
et œuvre plastique en résonance

- Isabelle Malmon
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Fig. 3. P. Gauguin, Pape moe, 1894

      Ces remarques trouvent une confirmation si nous scrutons le bas-relief Pape Moe (fig. 3). En effet, il insère un détail insolite qui, comme les images potentielles de la toile, « défait » le réalisme de la scène et prouve là aussi que l’œuvre ne présente pas un paysage mais déploie un fantasme. Peut-être éclos d’une veine ou d’un nœud du bois avec lesquels joue l’imaginaire, ce détail consiste en un étrange profil simiesque perçu sur la droite de la composition : le spectateur croit discerner un œil, une bouche, une oreille, comme une sorte de démon ourdi des profondeurs du bois. S’agit-il, travaillant obscurément l’image, de l’iconisation inconsciente du narrateur de Noa Noa, perçu ici comme un démon hostile, car soumis à une inclinaison charnelle irrépressible, combattue par le puritanisme ambiant, refoulée par la terreur envers la femme ? Un intime sexuel dérangeant qui fait surface dans les rainures du bois, projetant sur le matériau un désir vécu comme étranger au moi et donc monstrueux ? Le monstre en soi qui terrifie ? Nous avons évoqué en outre le profil de poisson visible sur la toile, surgissant de la végétation pour faire face au visage de la jeune fille. Une légende polynésienne raconte qu’une princesse, promise en mariage au prince d’un lac, est horrifiée de constater que ce dernier a l’apparence d’une affreuse anguille ; elle s’enfuit, mais le monstre sort de l’eau et la poursuit ; un dieu la délivre finalement de la bête qu’il coupe en morceaux ; la tête de l’anguille, tombée sur l’herbe, donne alors naissance à un cocotier [27]. La légende incite à penser qu’en peignant cette tête ichtyoïde, Gauguin a peut-être souhaité iconiser, comme sur le bois gravé, le profil de l’intrus, le mâle, l’érotomane.
      Toujours est-il que sur ces différents média, la seule relation possible avec l’objet du désir semble un rapport optique, tant est infranchissable la distance qui sépare l’homme, resté sur la terre ferme, et la femme indigène, capable d’atteindre de mystérieux abîmes sous-marins. Dans un cas comme dans l’autre, ce sont des scènes de voyeurisme qui nous sont proposées, dont la furtivité – l’image fugace de la nudité entrevue un instant – ne pourra se figer que par le truchement de la plume, du pinceau ou de la gouge, se graver par la magie de l’art. Seule la pulsion scopique semble possible pour mettre en lumière un désir qui serait détruit par le franchissement de cette distance. Le bois sculpté et le tableau Pape Moe pourraient donc éterniser ce moment éphémère où le voyeur importun observe la belle au bain, moment dont la mythologie nous a appris qu’il est toujours suivi de malheurs et de mort : métamorphosé en cerf par Diane, Actéon est lacéré par ses chiens, les deux vieillards épiant Suzanne sont châtiés par le prophète Daniel, et le prince-anguille est réduit en pièces. Quant à Raymondin, il doit se séparer d’une Mélusine dorénavant anguipède à cause du coup d’œil « déplacé » de cet époux trop intrusif, qui lui interdit le retour à l’humanité et la condamne à l’altérité absolue.
      Achevons cette étude par un mot sur l’apparence du modèle féminin des trois productions plastiques. La silhouette, nous l’avons déjà remarqué, est androgynique, voire de plus en plus musculeuse entre l’aquarelle et le bois gravé : le corps est trapu, les épaules robustes, les jambes vigoureuses, les pieds fermes. Rien d’étonnant à cela si l’on sait que le modèle original, sur la photographie de Charles Spitz, était un individu de sexe masculin. Quant au visage, perçu de profil, il manque de grâce ; sur le bas-relief, il est même assez hostile avec son teint jaunâtre. Ces caractéristiques s’opposent ouvertement à la sensualité de la jeune fille nue de Noa Noa. « Le contraste entre cette figure robuste et le petit animal effrayé du récit nous en dit (…) long, commente Linda Goddard, sur les sentiments contradictoires qu’éprouve Gauguin à l’égard des femmes tahitiennes » [28]. En effet, il nous semble évident que cette représentation ambiguë suggère la dangerosité latente de l’objet féminin verbalisée par le récit. Là où le déroulement diégétique du texte permettait au lecteur de s’accoutumer progressivement à une atmosphère fantastique et de se préparer à la vision d’une créature féminine monstrueuse, l’œuvre d’art se donne à voir d’un seul coup ; pourtant, par des détails étranges, incongrus, qui cassent le stéréotype de la belle-des-îles et les codes de la féminité, elle recèle des propriétés suggestives, des capacités à ouvrir l’imaginaire du spectateur. L’image « bâille » sur un au-delà du représenté, sur le pressentiment d’un irreprésentable.

      Les œuvres plastiques de Gauguin que nous venons de passer en revue doivent indubitablement être étudiées en relation avec l’extrait de Noa Noa. Pour autant, il ne s’agit certainement pas de les considérer comme des illustrations du texte : au contraire, en redoublant le même scénario fantasmatique avec des moyens d’expression « autres », spécifiques, elles en complexifient les significations, elles en relancent l’ambivalence, faisant vibrer autour de l’œuvre tout un essaim d’interprétations qui se nourrissent et s’enrichissent les unes des autres. Pour le dire avec les mots de Linda Goddard commentant la toile Pape Moe, « Loin de fournir une “explication narrative” du tableau, le texte offre en réalité un détour hors du tableau, tout en permettant à celui-ci de fonctionner de manière autonome » [29]. Il y a, dans cette farandole d’images et de mots, comme un système d’échos, qui témoigne de la polysémie intrinsèque de l’art, parce que, dérivant des rêves d’un individu et non de l’observation de la nature, il peut trouver une résonance en chacun d’entre nous.
      De fait, aussi bien le texte de Noa Noa que les trois compositions plastique parallèles animent un univers trouble, fantastique, celui, pour l’artiste, de l’appréhension de l’Autre, qu’il s’agisse de la femme, de l’indigène ou de la nature. Comment saisir ce qui est foncièrement étranger à soi : le féminin, le Polynésien et ses coutumes, le réel qui se dérobe ? Comment comprendre le rapport entre les sexes, entre les cultures, entre l’artiste et la représentation de la nature, tous bien incertains en cette fin de siècle ? A ces questions, les créations étudiées ne transmettent pas une réponse univoque, mais déploient des signifiants qui ouvrent autant de virtualités sémantiques.
      La seule certitude que le lecteur/spectateur extrait de son observation, est finalement qu’il ne lit pas/ ne voit pas ce qu’il s’attendait à lire/à voir : à chaque fois, sa lecture s’indécise. Est-ce Tahiti ou un monde irréel ? Un itinéraire sinueux ou un labyrinthe ? Un tupapau ou un champignon luminescent ? Un motif végétal ou un démon dissimulé dans les foliations ?  Le reflet sinueux de l’eau ou une anguille ? Un relief du bois ou la face hallucinée d’un voyeur inopportun ? Une femme ou un serpent ? Une femme ou un homme ? Notre horizon d’attente, qui prévoyait une scène réaliste et érotico-exotique de rencontre avec une vahiné sensuelle, conformément aux clichés de l’île de Cythère véhiculés depuis le voyage de Bougainville, se trouve contrarié : le texte, la toile, l’aquarelle et la gravure, par des détails incertains, indéterminés, font vaciller le statut de la réalité représentée, et insinuent un mystère, une ambiguïté, voire un péril latent. Tout y bruisse de la présence d’esprits, d’observateurs indiscrets, prouvant que la capture de la femme indigène, métonymie pour la conquête de la terre tropicale et/ou pour la figuration de l’exotisme, n’est pas aussi aisée qu’on pourrait le croire. L’ailleurs utopique, échafaudé par des mâles européens avides de prises rapides et faciles, est miné de pièges : le lecteur/spectateur doit donc accepter de se libérer des contraintes d’un sens explicite, tracé d’avance, pour s’aventurer dans le dédale de l’enchantement imaginaire qui est celui de l’énigme.

 

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[27] Légende citée par Ch. Gray, Sculpture and ceramics of Paul Gauguin, Baltimore, John Hopkins Press, 1963, p. 163.
[28] L. Goddard, « “Selon la lune” : l’écriture et le “primitif” chez Gauguin », dans Gauguin, créateur de mythes, sous la direction de B. Thomson, Londres, Tate Publishing, 2010, p. 37.
[29] Ibid., p. 38.