Ecrire un « petit art » :
les Vignettes romantiques de Champfleury

- Michela Lo Feudo
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Fig. 3. T. Johannot, Portrait de George Sand, 1838

Portrait d’écrivains et fictionnalisation de soi : entre critique et auto-réflexion

 

      A ce sujet, si Champfleury reconnaît dans ce courant l’excessif, le véhément et le destructif qui distinguerait d’emblée la production française par rapport à celle d’autres pays étrangers [50], l’auteur n’hésite pas à signaler, malgré la multiplicité des cénacles et la cohabitation de sensibilités différentes, que les adeptes du Romantisme avaient néanmoins travaillé à la constitution d’une identité artistique commune. L’exemple des portraits d’écrivains est significatif pour notre propos.  Champfleury rappelle l’existence d’une iconographie relative aux célébrités de ce courant [51]. Elle se composerait de figurines faites « des regards, des chevelures, des attitudes qui n’appartenaient pas précisément à l’école de Holbein, mais qui, répété[e]s avec insistance sur la toile, le marbre, le bois et le cuivre, donnent à croire que poètes et romanciers des deux sexes de ce singulier temps appartenaient plus ou moins à la famille d’Angèle et d’Antony, et que le velours, la soie, prodigués pour répondre à de triomphantes coupes d’habits, sortaient non plus de la main de vulgaires tailleurs, mais de couturiers vénitiens de l’époque du Véronèse » [52]. Ici, Champfleury à tout l’air de se gausser des auteurs qui souhaitent ressembler à leurs personnages. D’où un paradoxe mimétologique significatif : malgré leur lien avec le texte fictionnel, les illustrations sélectionnées par Champfleury sont plus proches de la réalité de l’époque que certains portraits censés reproduire des personnages en chair et en os.
      Or, une telle réflexion s’adapte particulièrement au statut ontologique du portrait. Fondé sur l’interprétation graphique de l’expression humaine, il véhicule à la fois un sens « subjectif » et voulu de l’expression - qui correspond à l’ensemble des signes verbaux et non-verbaux que le sujet veut transmettre de soi-même – et un sens « objectif » et non voulu de celle-ci, correspondant à ce qui se manifeste de l’individu en dehors de la volonté du sujet portraituré [53] (fig. 3).
      Champfleury fait ainsi émerger la valence double du portrait, dans la mesure où il exploite ce genre artistique pour faire voir, avec un recul temporel de cinquante ans, les contradictions inhérentes au désir de se faire représenter :

 

La postérité, si elle s’occupe de semblables amusettes, reconnaîtra la dose d’illusions particulière aux romantiques ; elle s’apercevra en outre que, sous l’influence des feux follets qui s’ébattaient dans leur imagination, la plupart des poètes et des romanciers de 1825 à 1840, en même temps qu’ils affichaient des sentiments fictifs, se composèrent « une tête » [54].

 

Grâce à une iconographie de « têtes » censée identifier les écrivains à la fois physiquement et artistiquement, l’auteur porte un regard désenchanté sur le Romantisme tout en soulignant qu’un lien instable existe entre « feux follets » de l’imagination et représentation faussée, entre idéal esthétique et illusion.
      Une telle prise de position est d’autant plus intéressante si l’on se souvient que Champfleury avait joué un rôle de premier plan dans les milieux d’une Bohème qui s’inscrivait, avec ses propres spécificités, dans la continuité de l’esthétique romantique. Si l’auteur était trop jeune lors des batailles des années 1830, une fois arrivé à Paris – il était originaire de Laon, en Picardie – il joua un rôle actif lors de toute la période postromantique que la critique actuelle a tendance à situer entre 1845 et 1860 environ [55]. Ainsi l’écrivain fait à plusieurs reprises des incursions dans son texte, en se représentant aux côtés de ses compagnons d’aventure (Gautier ou Baudelaire) dans les années 1840. Il s’insère donc lui-même dans la série de ses médaillons romantiques en se représentant à son tour, vers 1848, comme un individu « imbu de doctrines rustiques » et « habillé à la mode des paysans des montagnes par un petit tailleur de l’endroit qui avait obéi scrupuleusement à [s]es instructions » [56]. La volonté de s’imposer dans la société unit par un fil subtil la mode des portraits et l’adhésion à des préceptes esthétiques dont Champfleury dévoile le caractère forcé :

 

Les motifs particuliers au lycanthrope, les souvenirs de Morgue et de pompes funèbres déteignirent momentanément sur quelques débutants, Baudelaire et moi-même tout le premier. La jeunesse se regarde comme prodigieusement avancée de jouer avec les sujets macabres ; elle se donne pour très hardie et se complaît dans ce qu’elle croit une étrangeté, sans s’inquiéter de la somme de voulu, de peiné qui forment la trame de productions en apparence bizarres. Au début on ne goûte pas le charme du naturel, de la simplicité, dont la clarté et la transparence demandent plus d’études que de faciles oppositions de noir et de blanc et d’images ambitieuses [57].

 

En se racontant lui-même en littéraire avec un certain désenchantement, Champfleury, désormais âgé, dresse son autoportrait critique tout en revenant sur un thème fréquent de sa production critique : la défense d’un art libre, sans écoles, dans un siècle dominé par les « systèmes » artistiques et idéologiques – y compris le Naturalisme zolien très en vogue lors de la publication des Vignettes romantiques. En évoquant le naturel, la simplicité, la clarté et la transparence en tant que valeurs super partes, l’auteur n’hésite donc pas à remettre en discussion son propre passé, tout en interrogeant ses modèles culturels actuels [58].
      Les études sur l’image, dont l’œuvre sur l’illustration romantique fait partie, – mais on pourrait également citer les monographies sur la caricature ou sur l’imagerie populaire – ouvrent donc de plus amples horizons critiques. Dans le cas des Vignettes romantiques, la synergie d’images mentales et d’images visuelles a une fonction argumentative et méta-artistique non négligeable, dans la mesure où l’interaction entre texte et image valorise le discours en favorisant, aussi bien chez le lecteur que chez l’auteur, un processus d’autoréflexion. Champfleury envisage l’illustration dans le sens étymologique du terme en vertu de son riche potentiel interprétatif, car si d’une part elle « parle » au lecteur/observateur tout en contribuant à rendre illustre des dessinateurs dignes d’attention, d’autre part elle permet d’éclairer de manière critique une période artistique destinée à avoir des échos culturels tout au long du siècle, comme l’écrivait Charles Asselineau.
      On serait tenté de lire, dans cette œuvre tardive de Champfleury, le bilan autocritique d’un auteur qui trouva, au lendemain du Romantisme, un terrain fécond pour élaborer une nouvelle esthétique située entre réalisme et fantaisie. Sans vouloir surestimer les qualités d’un ouvrage qui manque d’analyses systématiques, l’on peut néanmoins reconnaître aux Vignettes romantiques le mérite d’avoir contribué à légitimer un art « mineur » en en faisant l’objet d’études érudites. Considérée comme source historiographique aussi bien qu’objet d’art, l’illustration fait fonction de grille herméneutique dont l’auteur s’est servi pour commencer à analyser une portion d’histoire littéraire qui est censée avoir exercé une influence significative sur les générations successives. Son argumentation, caractérisée par l’alternance entre illustrations et descriptions de celles-ci, ou entre images visuelles et images textuelles, montre qu’écrire sur les images constitue un véritable exercice critique et autoréflexif, susceptible de faire converger les deux media vers une réflexion commune sur le passé et l’avenir de la représentation, autant en art qu’en littérature.

 

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[50] « […] le romantisme en Allemagne était classique, rangé, conservateur, et non pas excessif. Véhément et démolisseur ainsi qu’en France » (VR, p. 54).
[51] « […] si on écarte les nains, les bossus, les bâtards et toute la truanderie chère aux romanciers de 1830, on voit se profiler de jeunes hommes songeurs, des femmes passionnées dont la beauté, quoique fatale, ne fait pas tache en regard des types élégants des keepsakes de fin d’année. Les créateurs de ces personnages romanesques reconnaissaient tellement l’utilité du beau qu’eux-mêmes, quand ils daignèrent communiquer leur image au public, se firent peindre jeunes, distingués, étranges et répondant au goût de leur époque » (Ibid., p. 125).
[52] Ibid.
[53] G. Gurisatti, Dizionario fisiognomico, Quodlibet, Macerata, 2006, pp. 26-27.
[54] VR, p. 127.
[55] A ce sujet, le volume La Fantaisie postromantique, établi sous la direction de Jean-Louis Cabanès et Jean-Pierre Saïdah (Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2003), reste une référence incontournable. Parmi les nombreuses contributions, signalons trois articles consacrés à Champfleury.
[56] Champfleury poursuit : « J’éprouve aujourd’hui quelque étonnement à me voir dans mes habits de Bacchus de cabaret à côté de Théophile Gautier revenant de Constantinople, coiffé d’un fez rouge imperturbable, à côté surtout d’Arsène Houssaye habillé par les meilleurs faiseurs, et que je ne saurais mieux comparer qu’à un élégant personnage des vignettes de Johannot ; heureusement Gérard de Nerval et Alphonse Esquiros étaient si piteux dans leurs habits d’un noir inquiet qu’ils faisaient comprendre le rehaut des couleurs voyantes; aussi bien les maîtres nos prédécesseurs affirmaient que tout artiste, ou se croyant tel, avait la liberté de traverser Paris, vêtu à sa fantaisie, sans s’inquiéter des regards des bourgeois » (VR, p. 185).
[57] VR, p. 148. La critique de Champfleury à son goût pour le macabre est en réalité précoce. Dans les Contes d’automne (1854) qui continuent la trilogie des Fantaisies inaugurée en 1846, l’écrivain reproduit un court texte intitulé La Morgue, publié dans Chien Caillou. Fantaisies d’hiver (1847). Dans l’édition de 1854 il est précédé par la notice suivante : « C’est à cette époque [entre 1846 et 1847] que je me promenais effrontément dans Paris, sans rougir d’avoir signé de mon nom je ne sais quels essais de prose particulière que j’intitulais Ballade, et qui étaient un dernier reste de la littérature de cimetières, de Montfaucon, d’âne mort et d’abattoir, que, j’espère, on ne lit plus du tout aujourd’hui. Il est peut-être curieux de réimprimer cet aimable chef-d’œuvre. On reconnaîtra les préoccupations d’un homme de bonne foi qui ne vit clair qu’au demi-siècle, en 1850, et qui eut beaucoup à faire pour se débarrasser des fâcheuses lectures et des courants funestes qui s’emparent des esprits les moins disposés à les ressentir » (J. Champfleury, « VI. La Morgue », Contes d’automne, Paris, V. Lecou, 1854, pp. 59-60). Dans les Fantaisies d’hiver, « La Morgue » figure dans une section intitulée Fantaisie et ballades, composée par quatre poèmes en prose inspirés chacun par une saison, et par la traduction d’un extrait du Livre des Chants de Henri Heine.
[58] Pour mieux comprendre les prises de position de Champfleury en matière d’art et de représentation des « systèmes » idéologiques ou esthétiques, cf. les pistes intéressantes lancées dans la préface des Excentriques (Op. cit.) et le recueil Le Réalisme (Paris, Michel Lévy, 1857) du même auteur.