Dérive, secousse, brasillement.
La dynamique intermédiale dans Drancy
la muette
de Yannick Haenel et Claire Angelini
*
- Corentin Lahouste
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résumé
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Fig. 1. C. Angelini et Y. Haenel,
Drancy la muette, 2013

Fig. 2. C. Angelini et Y. Haenel,
Drancy la muette, 2013

Fig. 3. C. Angelini et Y. Haenel,
Drancy la muette, 2013

WORKING BEYOND
INSIDE OUTSIDE
BY SEEING WITHIN
Gordon Matta-Clark

      Drancy la muette [1], « projet transversal » de Yannick Haenel et Claire Angelini, constitue un objet hybride, qui, en entremêlant texte, dessin et photographies (d’archive et plus récentes), entrechoque passé et présent autour d’un espace particulier, arpenté, interrogé et, finalement, régénéré par les deux artistes : la cité de la Muette à Drancy. Leur enjeu est de se confronter, depuis le présent, au passé de ce lieu, au point d’horreur et d’injustice (p. 24) qu’il a pu représenter. Leur entreprise artistique n’a pas pour but de reconstruire, d’évoquer fidèlement ce qu’il s’est déroulé dans le camp de Drancy – elle n’est pas documentaire, déictique. Par leur travail, les deux artistes visent plutôt à interroger la place du passé dans le présent, d’un passé tragique, « ignominieux » pour reprendre un terme de Haenel (p. 27), au sein d’un endroit qui semble l’avoir gommé.

 

Dérive du voir et du dire

     

 Ce « livre d’histoire un peu particulier » (p. 41) a été construit à partir de deux expériences singulières : deux explorations, deux dispositifs d’appréhension et d’imprégnation du lieu – l’un par le texte, l’autre par l’image. La question de l’absence et, plus spécifiquement, de la disparition en constitue le cœur. Cette dernière est le point de rencontre de leurs travaux, qui sont tous deux marqués par le manque, par un déficit représentationnel qu’il est possible de traduire en trois interrogations : « Comment montrer sans traces directes et effectives ? », pour les photographies d’Angelini ; « Comment dire sans voir ? », pour le texte de Haenel ; et, pour le projet dans son ensemble, « Que faire de l’immédiatement palpable face à l’incertainement accessible ? » [2]. A travers ces questions, pointent, en filigrane, celles du témoignage et de la mémoire. Aussi, l’ouvrage, par sa dynamique intermédiale, aménage, propose, une forme de témoignage non plus direct mais indirect (oblique), marqué par un réinvestissement personnel, subjectif, voire affectif – explicite en ce qui concerne Haenel – de Drancy et des évènements qui s’y sont déroulés. A l’instar de la vidéaste Zineb Sedira avec son projet Gardienne d’images, Haenel et Angelini recherchent « les voies d’accès vers un savoir en fragments épars, suivant le paradigme de la trace ou de l’absence » [3].
      A travers le motif de l’absence, c’est donc la question du VOIR [4], qui se situe à la base de tout témoignage, qui est soulevée par les deux artistes, dans cet endroit où paradoxalement rien de particulier n’est offert au regard :

 

J’étais obligé de faire un effort pour admettre que c’était bien ici, autour de moi – dans ce square où des employés de la mairie soignent les platanes, où malgré la boue et le froid, des enfants, accompagnés de leur mère, jouent à la balançoire et au toboggan, où le facteur fait sa tournée, où quelques adolescents sortent de l’immeuble, cartable sur le dos, et où des voitures tournent au ralenti le long des arcades afin de trouver une place, que c’était bien ici[,] que ça avait eu lieu ici ; que cet ensemble de logements, qu’on nomme une cité, avait été un camp (p. 22).

 

Domine dès lors le trouble : « J’ai commencé à écrire ce texte sous le coup d’un trouble » (p. 36), dit Haenel, tandis qu’il apparait à travers le brouillage temporel et l’assemblage de photographies granuleuses, disparates et paraissant souvent triviales chez Angelini (figs. 1, 2 et 3).
      C’est à aller au-delà des apparences, à voir autrement, qu’invitent alors les deux artistes : Angelini par le montage qu’elle opère entre trois temporalités (images d’avant le camp, de pendant le camp et d’après le camp, c’est-à-dire celles de la cité actuelle) et Haenel en creusant l’occultation de l’ancien camp, en investiguant, à partir du travail d’Angelini et de différentes lectures (Agamben, Antelme, Benjamin, Foucault notamment), la banalité présente du lieu qui « agit comme une forme de violence » (p. 21).

 

Regardez ces images, ouvrez les yeux sur Drancy la muette. Vous croyez que ce lieu ne parle pas, que les murs sont muets, le passé silencieux, le présent indéchiffrable ? Ecoutez ces images : alors, vous verrez (p. 42, nous soulignons).

 

Dès lors, à partir du refoulé historique que constitue Drancy, du savoir suspendu – « vide » conformément au terme employé par Haenel (p. 19) – qu’il représente, de cet « impensé » (p. 27), il va s’agir, pour répondre à l’absence, de « penser en avant », c’est-à-dire

 

[…] voir à travers ce qui ne se montre pas, (…) comprendre ce qui se cache ; autrement dit (…) imaginer – et en imaginant, (…) ouvrir [la] mémoire à quelque chose de beaucoup plus grand qu’elle, quelque chose que je n’ai pas vécu, mais qui, précisément, existe dans la mémoire de ceux qui ne l’ont pas vécue comme un instant dangereux, un point de terreur, une limite de l’esprit (p. 26).

 

C’est ce processus qu’enjoignent d’accomplir les deux artistes, qui eux-mêmes l’opèrent à travers le dialogue qu’ils instaurent entre leurs deux dispositifs. Drancy La Muette se construit et se structure dès lors selon le principe d’une dérive, d’un aller vers l’ailleurs, d’une ouverture à de nouvelles configurations du sensible. Elle permet, en s’inscrivant dans la dialectique passivité (se laisser glisser) / activité (se frayer un chemin) propre à la dérive, de dépasser le « visible premier ». Pour reprendre les mots de Daniel Klébaner, elle permet de « mettre le regard en labilité permanente, [d’]opérer un "glissé" des contours pour retrouver, sous la perception habituelle du réel, sa perception primordiale, celle qui traverse et sous-tend le regard, mais que le regard a occultée » [5].

 

Intermédialité et troisième image

 

      Le mouvement de pensée décrit par Haenel est rendu possible par la dynamique intermédiale de l’ouvrage, par la rencontre et l’affectation réciproque du texte et des images. Leur « contiguïté » [6], qui déclenche un mouvement de décloisonnement entre les deux supports sémiotiques – qui représentent deux régimes de connaissances –, vise à toucher à cette « chose enfouie, (…) irrémédiable, plus fugace encore qu’une trace » (p. 41). La dynamique intermédiale fait également naître une continuité entre le voir et le dire, qui vient répondre au déficit représentationnel évoqué ci-avant, rejoignant la perspective développée par Sylvestra Mariniello au sujet de l’intermédialité : « [l]’espace de l’intermédialité est l’espace hybride où le discours s’ouvre au visible et où la visualité devient discursive dans un mouvement qui perturbe la construction linguistique et philosophique qui les gardait séparés » [7].

 

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sommaire

* Cette recherche a été initialement présentée (dans une version moins développée) à l’occasion de la journée d’études « Intermediality, or the Delicate Art of World-Layering », organisée sous la direction de Matthias De Jonghe, Ariane Savoie et Myriam Watthee-Delmotte dans le cadre du PAI VII-01 « Literature and Media Innovation : The Question of Genre Transformations » (BELSPO) à l’Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve (Belgique), le 18 mars 2016. Les recherches sous-jacentes à ces résultats ont reçu un financement de la Politique scientifique fédérale dans le cadre du programme Pôles d’attraction interuniversitaires.

[1] C. Angelini et Y. Haenel, Drancy la muette, Arles, Editions Photosynthèses, 2013.
[2] Formulation reprise à Marcel Moreau (Le charme et l’épouvante. Oscillations, Paris, Editions de la différence, 1992, p. 65).
[3] M. Montazami, « Les aveux de l’Archive : le dire-vrai à l’épreuve du faire-voir », dans M. Uhl (dir.), Les Récits visuels de soi. Mises en récit artistiques et nouvelles scénographies de l’intime, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2015, p. 112.
[4] Unique mot, au demeurant, mis en lettres capitales dans le texte de Haenel (voir p. 33).
[5] D. Klébaner, Poétique de la dérive, Gallimard, « Le chemin », 1978, p. 156.
[6] Voir L. Menoud, « La fiction augmentée, une analyse de la narration mixte », dans B. Guelton (dir.), Images et récits. La fiction à l’épreuve de l’intermédialité, Paris, L’Harmattan, « Ouverture philosophique – Série esthétique », 2013, p. 129.
[7] S. Mariniello, « L’intermédialité : un concept polymorphe », dans C. Vieira et I. Rio Novo (dir.), INTER MEDIA. Littérature, cinéma et intermédialité, Paris, L’Harmattan, « Logiques sociales », 2011, p. 25, nous soulignons.