Les collections illustrées de vulgarisation
littéraire éditées par Fayard et par Ferenczi :
des « objets Benjaminiens » de l’entre-deux-
guerres ?

- Jean-Michel Galland
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Fig. 1. E. Dabit, L’Hôtel
du nord
, 1934

Fig. 2. A. Malraux,
Les Conquérants, 1933

Le lancement des collections de Fayard et de Ferenczi

 

      La Librairie Arthème Fayard était, avant la guerre, spécialisée en littérature populaire. Le jeune Arthème – Arthème II en fait – avait repris les rênes de la maison familiale vers 1900. Souhaitant diversifier les activités de sa maison, il avait lancé avec succès en 1904 une première collection illustrée de vulgarisation littéraire, La Modern’Bibliothèque, ornée de similigravures. Il s’agissait essentiellement de textes de confrères-éditeurs mais cette initiative lui avait permis de pénétrer le secteur de l’édition littéraire. La Librairie obtint ainsi son premier prix Goncourt en 1915 pour Gaspard de René Benjamin.
      Au début des années 1920, les ventes de La Modern’Bibliothèque commencèrent cependant à s’essouffler. Les textes proposés et l’esthétique des illustrations n’étaient visiblement plus au goût du jour. Constatant l’essor exceptionnel de l’édition illustrée de luxe et de demi-luxe, où régnait maintenant la gravure sur bois en noir et blanc, Arthème Fayard eut l’idée de s’en inspirer pour concevoir une nouvelle collection de vulgarisation, Le Livre de demain, destinée à remplacer à terme La Modern’Bibliothèque.
      La maquette de la collection fut soigneusement étudiée : format large, proche de celui pratiqué en général dans le demi-luxe, couverture « jaune tango » se remarquant dans les étals des libraires (fig. 1), titres en couverture très lisibles, bonne qualité de papier mettant en valeur les bois imprimés typographiquement, larges caractères et mise en page facilitant la lecture etc. L’éditeur négocia avec plusieurs confrères, et notamment Grasset, les droits de romans récents pour compléter et renouveler la littérature proposée. Le prix fut fixé à 2 frs 50 le titre, soit le dixième d’un ouvrage illustré de demi-luxe.
      Le Livre de demain fut lancé en février 1923, à raison d’un titre par mois, avec, comme première parution, bien évidemment, Gaspard de René Benjamin, accompagné de bois de Renefer, un artiste qui s’était fait connaître par ses gravures de guerre. Le succès de la collection fut immédiat.
      Joseph Ferenczi s’était donc fait devancer. Spécialisé lui aussi, et plus encore que Fayard, en littérature populaire, il avait multiplié, au sortir de la Grande Guerre, les initiatives pour pénétrer, lui aussi, l’édition littéraire. Prévoyant, par exemple, de se diversifier dans l’édition illustrée, Ferenczi avait embauché, dès 1919, comme directeur artistique, un jeune prometteur, Clément Serveau. Voyant le succès du Livre de demain, il pressa Serveau de préparer la maquette d’une collection équivalente et s’assura auprès d’éditeurs-confrères de disposer de textes à publier. Les romanciers « maison » chez Ferenczi étaient en effet en nombre plus limité malgré l’arrivée récente de Colette. L’éditeur choisit un format réduit, plus maniable que celui de Fayard, et Serveau conçut une vignette de couverture résolument moderniste [12] dont la couleur allait varier d’un titre à l’autre (fig. 2).
      Le Livre moderne illustré fut finalement lancé avec six mois de décalage par rapport au Livre de demain, à un prix identique. Ferenczi proposa également un Goncourt comme premier titre de sa collection, Écrit sur l’eau de Francis de Miomandre, primé en 1908, accompagné de bois gravés par Clément Serveau lui-même. Parurent ensuite des titres de Colette, de Raymond Escholier etc. Le lancement du Livre moderne illustré fut également une réussite.
      Le concept de ces collections, une vulgarisation de la littérature par une illustration à la mode, avait donc trouvé son public.

 

Un partage du marché de la vulgarisation littéraire

 

      Les deux collections proposèrent pendant vingt-cinq ans une littérature assez voisine [13], essentiellement des ouvrages d’académiciens ou de lauréats des grands prix littéraires. Certaines différences de ligne éditoriale peuvent cependant être observées entre les deux séries, sans que nous puissions, ici, entrer dans les détails.
      Sur le plan littéraire tout d’abord, Arthème Fayard imprima au Livre de demain une orientation plus traditionnelle que celle de la collection de Ferenczi. On ne trouve, par exemple, que dans Le Livre moderne illustré Louis-Ferdinand Céline, Blaise Cendrars, André Malraux, Irène Némirovsky, Raymond Radiguet ou Stefan Zweig [14], tous auteurs jugés à l’époque peu ou moins conventionnels.
      La famille Fayard et nombre des collaborateurs de La Librairie ne cachaient pas, par ailleurs, leurs opinions « maurrassiennes » et cette orientation politique transparaît au travers des choix éditoriaux du Livre de demain. Le Livre moderne illustré fait montre, par comparaison du moins, d’une ligne éditoriale libérale.
      On peut observer également que les textes à relents antisémites – courants à l’époque – sont plus fréquents chez Fayard que chez Ferenczi, dont les propriétaires étaient, il est vrai, d’origine juive.
      Si l’édition de ces deux collections relève bien, en première analyse, d’une même entreprise de « formation littéraire et idéologique de la petite bourgeoisie » [15], certaines nuances, voire divergences, d’orientations littéraire, politique et idéologique apparaissent ainsi à un examen plus détaillé. Les deux éditeurs se seraient, en quelque sorte, partagé pendant l’entre-deux-guerres le marché de la vulgarisation littéraire, l’un, Fayard, tourné vers un public plutôt conformiste et provincial, et l’autre, Ferenczi, vers des lecteurs plus jeunes, plus urbains et ouverts à plus de modernité.

 

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[12] Outre sa fonction de directeur artistique chez Ferenczi, Clément Serveau était peintre, illustrateur, concepteur de billets de banque et de timbres postaux et enseignant à l’Ecole des beaux-arts de Paris. Il obtint en 1925 une médaille d’or à l’« Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris », celle qui donna son nom au style « Art Déco ».
[13] J.-P. Bacot, « Un moment-clef dans la popularisation de la littérature française : les collections illustrées de Fayard, de Ferenczi et de Baudinière », art. cit., pp. 29-52 et J.-M. Galland, « Relire l’entre-deux-guerres dans les collections illustrées de vulgarisation littéraire de Fayard (Le Livre de demain) et de Ferenczi (Le Livre moderne illustré) », art. cit., pp. 33-38.
[14] Les deux séries rééditaient essentiellement des romans d’auteurs français. Les choix effectués par Fayard et par Ferenczi des rares auteurs étrangers repris dans les collections sont également un indicateur de différenciation pour leurs lignes éditoriales. Nous retrouvons ainsi, par exemple, Kipling chez Fayard et Zweig chez Ferenczi.
[15] J.-P. Bacot, « Un moment-clef dans la popularisation de la littérature française : les collections illustrées de Fayard, de Ferenczi et de Baudinière », art. cit., p. 52.