La scène de dévoilement.
Psyché et la peinture :
temps, instant, micro-instant

- Maxime Cartron
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Fig. 1. P.-P. Rubens, Psyché et l’Amour
endormi
, v. 1636

Fig. 2. L. Giordano, Psiche sorprende Amore
addormentato
, v. 1695-1697

Fig. 3. B. Luti, Psyché découvre Eros, v. 1720

Fig. 4. J. Blanchard, Psyché et l’Amour endormi, s. d.

      Nous proposerons donc une approche de quelques peintures représentant la scène de dévoilement comme un instant décisif, soit comme une brèche extrayant un bref passage dans le dispositif linéaire de la narration. Si l’on en croit Catherine Kintzler :

 

L’instant saisit un moment fugitif et le fixe. La peinture est abstraite et intellectualisée non seulement par son travail sur la surface, mais aussi (et cette fois comme la sculpture) parce qu’elle échappe au déploiement d’une temporalité réelle qui la fixerait trop près de la réalité ordinaire. Pourtant il faut prendre garde à ne pas confondre ici instant et instantané [20].

 

La correspondance entre l’image et le texte n’est pas parfaite. L’instantané n’est pas l’instant, qui n’est pas l’instant décisif. Ce qui nous intéresse dans cette scène de dévoilement, ce sont les micro-instants qui forment l’instant, soit la représentation d’un moment marquant, appelé à se dissoudre ensuite [21]. En fait, il n’y a pas une seule mais plusieurs scènes possibles. Le peintre s’efforce en effet de donner à voir, par un retour en arrière ou par une anticipation, sa dynamique et sa continuité via un travail proleptique. C’est pourquoi la peinture « déroule une temporalité dramatique prise dans une unité qui lui est propre » [22]. Il est par conséquent « impossible de réduire le tableau à l’instant précis et très célèbre dont il semble être l’illustration » [23]. A travers un parcours visuel du mythe, on souhaiterait ainsi comprendre les enjeux herméneutiques de ces déplacements que l’image fait subir au texte.

 

L’instant de la surprise

 

      L’histoire de Psyché est une histoire de regard parce qu’elle associe indissolublement le dévoilement et « l’œil surpris » [24]. Chez La Fontaine : « Psyché demeura comme transportée à l’aspect de son époux » [25]. Le dévoilement est en outre une reconnaissance : « dès l’abord elle jugea bien que c’était l’Amour ; car quel autre Dieu lui aurait paru si agréable ? » [26]. Si Psyché est « transportée » par cette reconnaissance, c’est pour partie en raison de la stupeur ravissante qui s’abat sur elle. La lecture de la scène comme instant de surprise totale est perceptible dans une huile sur panneau de Rubens (fig. 1). Psyché est littéralement bouche bée. Le poignard a disparu de notre champ de vision, il appartient déjà à une autre strate temporelle, à un autre instant de la scène. C’est le micro-instant unique et précis du dévoilement, situé entre l’obscurité et la contemplation qui est sélectionné par Rubens. Si l’on devait lui assigner une correspondance avec le texte d’Apulée traduit par P. Quignard, on dirait que Psyché « veut contempler de plus près encore ce qu’elle désire. Elle se baisse » [27]. D’ailleurs, le tremblement de la flamme encode la strate temporelle suivante, la donne à voir par anticipation, suggère au lecteur son imminence. La goutte d’huile, encore en suspension, s’apprête à brûler la cuisse de Cupidon. Il va se réveiller et briser l’atmosphère magique de l’instant, que le peintre rend sensible par la main de Psyché, prenant appui sur le lit à la fois pour se rapprocher de Cupidon, pour le voir de plus près, et pour apaiser son propre tremblement. Via la métonymie de la flamme passagère, Rubens suggère la fugitivité extrême de cet instant. Il lui attribue le statut de cristallisation du regard et du sentiment, forcés de s’évanouir par la faute de la goutte d’huile : la métonymie devient métaphore. Le positionnement de la main droite de Psyché est à cet égard significatif. Le travail de la couleur et du jeu d’ombre et de lumière en donne clairement à voir le tremblement, qui implique une anticipation du micro-instant suivant, la fin de l’extase et la rupture de l’instant de surprise et d’émotion. Chez Luca Giordano (fig. 2), la surprise est aussi mise en avant car elle est propre à insuffler ou à suggérer du mouvement dans le tableau. Le poignard est encore présent dans la main de Psyché. On est donc, semble-t-il, tout juste avant le micro-instant décrit par Rubens. Mais en fait, Luca Giordano saisit également le moment exact où Psyché voit pour la première fois l’Amour. Seulement, le peintre ne se contente pas de cet instant : il essaye d’en faire une charnière entre le désir de mort et la surprise. Le visage de Psyché est un savant composé de sentiments contradictoires. La rage meurtrière initiale est suggérée par l’irruption brutale dans le lit, figurée par les lignes du dessin, et par les yeux plissés. Le rictus cruel de la bouche se mue en stupeur, puis en ravissement. Enfin, on peut distinguer la goutte d’huile quittant déjà la lampe. Influencé par une mémoire culturelle du mythe, le spectateur peut reformer le déroulement, le trajet temporel de la scène dont Giordano manipule les différents micro-instants pour aboutir à une condensation des sentiments, qui crée une surdramatisation rendant compte des mouvements intérieurs se faisant jour en Psyché. Comme Rubens, Giordano prend soin d’ouvrir sur la scène suivante, de ne pas figer le tableau mais de le réinsérer dans une « épaisseur temporelle » [28] qui pousse à imaginer la narrativité de la fable. La surprise permet, en tant que sentiment contradictoire, d’investir cette conception dynamique de l’image, vecteur de temporalité et de mouvement dans la fixité.


Chiaroscuro, curiosité, micro-instant

 

      Mais qu’en est-il de la curiosité [29] ? Offre-t-elle la même palette d’intervention au peintre ? Lisons à nouveau La Fontaine : « elle retenait jusqu’à son haleine, et craignait presque que ses pensées ne la décelassent. Il s’en fallut peu qu’elle ne priât son ombre de ne point faire de bruit en l’accompagnant » [30]. Ainsi le texte exprime-t-il la curiosité mêlée d’inquiétude qui tenaille Psyché, curiosité qui constitue le stade précédant la surprise du dévoilement. La technique du clair-obscur est ici très importante. Elle insuffle en effet aux tableaux « une luminosité spéciale qui, par un effet de mise en relief, leur donne un sens particulier. Les scènes nocturnes abondent, éclairées par un faisceau de lumière artificielle qui change la perspective et attire l’attention sur un détail déterminé » [31]. En l’occurrence, le clair-obscur permet de matérialiser par métonymie cette curiosité, qui rend compte du trajet effectué par Psyché – dans notre scène comme à l’échelle du roman –, de l’ombre à la lumière [32].
      Chez Benedetto Luti (fig. 3) l’obscurité empêche Psyché de bien distinguer Eros. Elle s’approche donc davantage, jusqu’à le toucher. L’arme, menaçante, est prête à servir. La curiosité pousse Psyché à chercher à voir le monstre, plus que la volonté de le tuer [33]. Or, le spectateur peut voir L’Amour, mais Psyché ne le peut pas. On peut alors considérer que les ombres métonymisent le désir obscur de Psyché, mais aussi sa croyance en la nature monstrueuse de son mari, tandis que les clairs qui révèlent Eros symbolisent la pureté de l’Amour, dont Psyché est traversée, presque striée. Le clair-obscur permet d’exposer l’ambivalence de son désir, à la fois pulsion de mort et pulsion de vie [34]. Son visage, se rapprochant progressivement de celui d’Eros, exprime par ailleurs l’accommodation progressive aux conditions de luminosité. Psyché est sur le point de découvrir Eros mais ne l’a pas encore fait. De même, dans le tableau de Jacques Blanchard (fig. 4), l’éloquence du dessin du visage marque clairement la curiosité dévorante et plus encore, l’attente de la révélation par la lumière, pour l’heure encore trop faible. Le clair-obscur permet d’interpréter la scène comme expression d’une volonté de (sa)voir plus que d’une surprise, qui se situe en amont. Par le clair-obscur, les peintres transforment la scène de surprise et de saisissement en une scène de curiosité. Il s’agit de symboliser non plus le trop-plein de vision engendré par la surprise (« voir tout ce qu’il y avait à voir »), mais le passage de l’invisible au visible.

 

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[20] C. Kintzler, « L’instant décisif dans la peinture : études sur Coypel, De Troy et David », art. cit.
[21] Nous nous situons donc pleinement dans la tradition rhétorique qui consiste à voir en l’image et en l’illustration une « condensation » : « la théorie de la condensation temporelle est un classique de la peinture classique, et on en trouve l’expression la plus célèbre par Le Brun commentant la toile de Poussin Les Israélites recevant la Manne dans le désert. Le tableau, explique Le Brun, justement parce qu’il n’a qu’un instant, ne doit pas se borner à un instantané, et il compare cet instant avec l’unité du temps théâtral » (Ibid.).
[22] Ibid.
[23] Ibid.
[24] Au sens fort, classique, du terme : « Action ou effet qui cause de la surprise, de l’admiration. Tous les prodiges causent de l’estonnement » (Furetière, Dictionnaire universel, Paris, SNL – Le Robert, 1978 [1690], n. p). Voir Françoise Siguret, L’Œil surpris. Perception et représentation dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, « Théorie et critique à l’âge classique », 1993.
[25] J. de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, Paris, GF-Flammarion, 1990 [1669], édition de Françoise Charpentier, p. 95.
[26] Ibid.
[27] Ibid.
[28] M. Tardy, « Le paradoxe : l’image est fixe mais elle rend le temps. Rapports entre l’espace et le temps dans l’image isolée », art. cit.
[29] « L’appréhension, le dépit, la pitié, la colère, et le désespoir, la curiosité principalement, tout ce qui porte à commettre quelque forfait, et tout ce qui en détourne, s’empara de notre héroïne. Chaque passion la tirait à soi. Il fallut pourtant se déterminer. Ce fut en faveur de la curiosité que la belle se déclara » (La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, Op. cit., p. 93).
[30] Ibid., p. 94.
[31] Cl. Benoit, « De la tapisserie à la peinture : le didactisme de l’image au sujet de la légende de Psyché et Cupidon », art. cit., p. 42.
[32] Comme le note Max Milner, « l’opposition entre la lumière et les ténèbres structure non seulement ce passage, mais la totalité de l’histoire de Psyché » (« La faute de Psyché », dans On est prié de fermer les yeux. Le regard interdit, Paris, NRF/Gallimard, « Connaissance de l’Inconscient », 1991, p. 57).
[33] « Pour la colère, il lui fut impossible de l’écouter, quand elle songea qu’elle allait tuer son mari. On n’en vient jamais à une telle extrémité sans de grands scrupules, et sans avoir beaucoup à combattre. Qu’on fasse telle mine que l’on voudra, qu’on se querelle, qu’on se sépare, qu’on proteste de se haïr, il reste toujours un levain d’amour entre deux personnes qui ont été unies si étroitement » (La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, Op. cit., p. 93).
[34] D’ailleurs, cette dualité est également perceptible dans le jeu d’identification des deux personnages, qui se ressemblent étrangement.