Du mot à l’image. Le verrouillage
des Paines denfer du Grand Kalendrier
et Compost des Bergiers

- Juliette Bourdier
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Fig. 3. Frontispice des Psaumes, Cycle de David,
Bible d’Etienne Harding
, v. 1110

Fig. 4a, b et c. Th. Le Myésier, Breviculum
seu Electorium parvus
, v. 1325

      Ces récits imagés ne sont qu’un début, car à partir du XIIe siècle le livre change de public, il s’adresse dorénavant majoritairement aux laïcs et dès lors doit s’adapter aux besoins de son nouveau public, et cela d’autant plus facilement qu’il devient aussi un produit commercial qui nourrit tout un secteur d’activité composé de corps de métiers relativement variés (du parchemenier, au relieur, en passant par différents copistes, lettristes, etc.). C’est alors que sont bâtis les premiers recueils d’où le texte parfois s’exclut. Pris dans cette pléthore d’images, les artistes ne manquent pas d’expérimenter de nouveaux procédés pour organiser leurs récits en séquences et les animer. De nombreuses œuvres sont alors dessinées dans des styles adaptés à la fonction narrative de l’image. Par exemple, la Bible d’Etienne Harding [11] (fig. 3) offre une page dessinée décrivant le cycle de David sur dix-sept cases. Le lecteur appréciera le combat entre David et Goliath en deux temps, regroupés dans le même cadre duquel Goliath, géant, s’extirpe de toutes parts (allant jusqu’à piétiner le texte) (1), avant de succomber sous le coup de David (2) ; le lettré pourra parcourir les textes en latin qui entourent verticalement et horizontalement les vignettes, tandis que les brefs dialogues animent l’histoire à laquelle manque toujours la voix de celui qui raconte.

 

Savoir lire l’image

 

      Parce qu’en fait, alors qu’on avance dans le XIVe siècle, quelques textes médiévaux démontrent qu’on lisait ces images, à défaut de pouvoir déchiffrer le texte en latin ; illettré signifiant alors ignorant du latin, accessible aux clercs et aux lettrés mais pas nécessairement ignorant de l’écrit, puisque ne serait-ce que par nécessité marchande ou légale, nombreux sont ceux qui, dans l’espace urbain, maîtrisent des rudiments de parole écrite en françois en rapport avec leur métier, parmi lesquels un nombre croissant savent lire la chose écrite dans son aspect fictionnel. Certains peuvent lire sans nécessairement comprendre les mots, on pensera notamment aux livres d’heures rédigés en latin, qu’un lectorat alphabétisé peut déchiffrer (reconnaître les lettres, prononcer les mots) sans nécessairement connaître la grammaire latine et donc sans en comprendre le sens en son entier, et pour lequel les illustrations accompagnées de quelques phrases instructives en françois guident la prière. Néanmoins, pour certains lettrés, l’image aide à la compréhension et on rencontre aussi de riches dialogues illustrés comme dans le Breviculum de Thomas Le Myésier (v. 1320) [12] (figs. 4a, b et c) qui met en scène le travail de conversion de Raymond Lulle chez les Musulmans. Dans la première scène, le lecteur observe l’auteur qui dans une mise en abyme remet son œuvre terminée à la reine de France. Tandis que dans la deuxième scène, le lecteur assiste à un dialogue entre le prêcheur et un musulman qui préfère se suicider plutôt que de se convertir. On constate que, dans la troisième scène, le personnage est en mode cinématographique puisqu’il n’apparaît pas moins de cinq fois dans un cadre qui décrit son voyage, son arrivée, sa comparution devant le roi ainsi que son enfermement. On comprendra alors que les illustrations rencontrées dans les Paines denfer n’ont rien d’exceptionnel, mais que leur fonction, plutôt que d’être artistique et divertissantes comme chez ses prédécesseurs, est essentiellement pédagogique et s’adresse à un public semi-lettré ; d’ailleurs, de tous les récits de voyages en enfer, seules les Paines sont systématiquement associées à des illustrations [13].

 

Pédagogie infernale et témoignage didactique

 

      Apparus au VIe siècle, les témoignages didactiques de voyages dans l’au-delà se répandent dans les monastères européens (en particulier chez les Bénédictins et Cisterciens), pour former une riche collection littéraire afin de promouvoir l’édification des moines et assurer leur salut [14]. Au cours des XII et XIIIe siècles, une grande partie de ces textes latins sont traduits en langue vernaculaire pour atteindre un public de laïques enthousiastes [15]. Subséquemment, émerge une écriture laïque du témoignage infernal qui s’adresse à un lectorat hors des monastères. D’un côté des poètes, des ménestrels urbains ou romanciers innovent et enrichissent la description de l’enfer et de ses peines dans un univers déclaré fictionnel et merveilleux [16], de l’autre des chroniqueurs, savants érudits, historiens, théologiens ou imprimeurs cherchent à cartographier et théoriser le royaume d’enfer, ils associent les témoignages à des affirmations scientifiques ou théologiques pour échafauder des guides officiels, en introduisant des témoignages de voyage infernal dans des hagiographies, encyclopédies ou même almanachs calendaires qui s’accompagnent d’illustrations documentaires [17].
      C’est justement dans l’un d’entre eux que l’on trouve les Paines d’enfer comminatoires [18], conte populaire français qui met en scène Lazare de Bethanie ressuscité par le Christ. Dans sa version romancée, empruntée à l’Art de bien vivre et de bien mourir [19] (translation de l’Ars Moriendi, v. 1415), Lazare rapporte de son voyage aux enfers une description saisissante des punitions infernales dont les images ont été principalement puisées dans les versions vernaculaires du voyage de saint Paul aux enfers, texte singulièrement populaire en France du XIIe au XIVe siècle dont les différentes versions vernaculaires françoises ont été regroupées sous l’appellation des Descentes de saint Paul [20].


Le Grand Kalendrier et Compost des Bergiers [21]

 

      Le témoignage de Lazare apparaît notamment dans le fameux Livre de prières de Philippe le Bon, duc de Bourgogne (v. 1460), manuscrit admirablement illustré [22] ainsi que dans quelques autres luxueux manuscrits comme le souligne Krent [23]. Mais ce qui nous intéresse dans cette étude est l’adaptation des Paines et intégration dans une série d’almanachs à succès imprimés en masse à Paris et s’adressant à une large audience, le Grand Kalendrier et Compost des Bergiers (1490-1790) [24], sorte d’encyclopédie des connaissances pratiques [25]. Compilés pour « enseigner la science des bergers qui est science de l’âme, du corps, des astres, de la vie et de la mort », ces recueils à usage pratique et moral, qui contiennent entre cent soixante-dix et deux cent cinquante pages selon les éditions, s’adressent avec succès à un public laïc et urbain. Ils s’inspirent d’ouvrages médiévaux tels que Liber de proprietatibus rerum (Le Livre des propriétés des choses1247) [26] du franciscain parisien Barthélémy l’Anglais, des Grandes Danses Macabres de Marchant (v. 1480) [27], ou des traités sur les vices et les vertus et ceux préparant les âmes au jugement divin. Ils ont recours aux sciences des astres, puisque le but premier du Kalendrier est d’indiquer la date de Pâques (qui va régler l’année avec ses fêtes liturgiques mobiles). Le calendrier perpétuel est suivi de la prévision des levers et couchers de soleil et de lune, des éclipses solaires et lunaires (valable pour quatre à neuf ans) datées et accompagnées de gravures mnémotechniques. Une place est réservée aux dieux des planètes et aux figures zodiacales, leur légende et leur signification. Pour chaque mois, on observe un rapport texte-image avec des figures saintes, une écriture qui commente et illustre l’activité saisonnière, les activités agricoles ou artisanales, ou donne des conseils sur l’alimentation et l’hygiène. Des repères sont donnés pour représenter les sept jours de la semaine avec les phalanges de la main associées à la santé et aux effets des planètes et des signes du zodiaque sur l’homme et la nature. Jusqu’à la révolution [28], les Paines sont incluses dans toutes les éditions du Kalendrier, il n’en reste pas moins que chaque Kalendrier présente une composition relativement singulière, car le recueil se distingue par son éditeur, sachant que l’« aspect composite de l’ouvrage favoris[e…] tout particulièrement cette liberté éditoriale, donnant aux divers Kalendriers un contenu instable et variable » [29]. Par conséquent, le Kalendrier propose un outil incomparable pour maîtriser le temps qu’il soit religieux, civil, astronomique ou divin en offrant une pléthore d’informations visuelles d’une manière essentiellement didactique.

 

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[11] Scriptorium de Citeaux, Bible d’Etienne Hardin (1109-11), Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 14, f° 13.
[12] Electorium parvum seu breviculum, 1321, de Thomas Le Myésier, un disciple de Raymond Lulle qui était médecin à la cour française, a produit une version illustrée de la Vita coetanea contenant douze magnifiques miniatures, ms. Karlsruhe, Badische Landesbibliothek, (St. Peter, perg. 92).
[13] On notera les réflexions de Jurgis Batrusaitis sur la rareté des illustrations dans les cycles de visions en enfer, sinon en France et en Flandres (principalement dans le Nord et l’Ile de France) et plus particulièrement chez les Paines. Reveil et Prodiges : le Gothique fantastique, Paris, Armand Colin, 1960, pp. 275-287.
[14] Pour la description des voyages latins voir C. Carozzi, Le Voyage de l’âme dans l’au-delà, Paris, Ecole française de Rome, 1994, passim.
[15] Sur le transfert du latin au vernaculaire, voir J. Bourdier, « Peine et douleurs, la définition sotériologique de l’au-delà », TRANS-n°17, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2014.
[16] Sur les témoignages laïques et vernaculaires romancés, voir Fr. Pomel, Les Voies de l’au-delà et l’essor de l’allégorie, Paris, Champion, 2001, passim.
[17] Dans L’Art religieux de la fin du Moyen Age en France, Paris, 1925. E. Mâle inventorie les représentations de l’autre monde, du jugement dernier ainsi que des punitions d’enfer, dont celles associées aux Paines denfer, pp. 439-480.
[18] Les neuf manieres des painnes denfer ; Les poines d’enfer (ms. Vat., Reg. lat. 1682, inc.) Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reginensi latini, ms. 1682, f° 125va-b. Les paines denfer. Paris, BnF, f. fr., ms. 24429, [1296-1338], dans lequel cohabite les IX manieres de Painnes denfer et (f° 133v-140v), Les painnes et les tormenz d’enfer, que saint Michiel l’archange moustra a S. Pol, l’apostre f° 130va-131va. Des poines d’enfer, Paris, BnF, f. fr., ms. 24432, f° 91va-99ra. Nommé par la suite les Paines.
[19] L’art et science de bien vivre et de bien mourir, dans Le Livre de consolations contre toutes tribulations, Lyon, feu Barnabé Chaussard, [1532], in-4°. Le Livre nommé l’art et science de bien vivre et de bien mourir, Lyon, s. n., [v. 1540], in-4°. L’Ars de bien Mourir, d’Antoine Vérard, 1495.
[20] Je reprends le nom attribué par P. Meyer et L. Kastner aux textes qu’ils ont édités, « La Descente de Saint Paul en enfer », Romania 6 (1877), pp. 11-16. Edition Meyer, selon les manuscrits : Paris BnF, fr. 24429, 24432 et 15606. Les Descentes de saint Paul. L. Kastner dans La Revue des Langues Romanes, 1905, « Les versions françaises inédites de la descente de saint Paul en enfer », Des Peines que seint Pol l’apostle en enfert vit d’Henry d’Arci (272 vers), environ 1170, BnF, f. fr. ms. 24862, f° 101-103.
[21] Grand Kalendrier et Compost des Bergiers, nommé par la suite Kalendrier dans ce texte.
[22] Livre de prières de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, BnF, f. fr., nouvelles acquisitions, ms. 16428, f° 34, v. 41. On portera attention à l’étude de M. Thomas qui souligne la rareté d’une telle décoration infernale dans les manuscrits, « Le livre de prières de Philippe le Bon, premiers bilans d’une découverte », dans Dossiers de l’Archéologie 16, 1976, pp. 84-95.
[23] T. Kren propose une excellente étude sur les illuminations associées au témoignage de Lazare dans quelques manuscrits de la deuxième partie du XVe siècle, il s’attarde plus particulièrement sur Le Livre de la vigne de Nostre Seigneur, Bodleian lib., ms. Douce 134 « Some Illuminated Manuscript of The Vision of Lazarus from the Time of Margaret of York », dans Margaret of York, Simon Marmion and the Vision of Tondale, Malibu, Getty, 1992, pp. 141-156.
[24] Voir D. Hüe, « Le Calendrier et compost des bergers, un vade-mecum populaire », dans Lire, choisir, écrire. La vulgarisation des savoirs du Moyen Age à la Renaissance, éd. Violaine Giacomotto-Charra et François Laurent, Paris, Ecole des Chartes (Etudes et rencontres de l’Ecole des Chartes, 43), 2014, pp. 71-96.
[25] Le « Répertoire bibliographique des éditions anciennes du Calendrier des bergers », liste quarante-sept éditions jusqu’au XVIe siècle. Calendrier des bergers, préface de Max Engammare, Paris, PUF, 2008, pp. 41-49.
[26] L’édition latine, composée de dix-neuf livres, est considérée, malgré les nombreuses digressions moralisatrices, comme un des premiers ouvrages de vulgarisation scientifique. Le Livre de la propriété des choses fut traduit en français en 1372 par Jean Corbechon, ermite de l’ordre de Saint-Augustin, pour le roi Charles V, et de nombreuses versions françaises ont survécu. Les sujets sont, dans l’ordre, Dieu, les anges et les démons, l’âme humaine, la physiologie des âges (famille et vie domestique), la médecine, l’univers et les corps célestes, le temps, la forme et la matière), l’air et ses formes, l’eau et ses formes, la terre et ses formes, y compris la géographie, les pierres précieuses, les minéraux et les métaux, les animaux, la couleur, l’odeur, le goût et les liquides. Le Livre des propriétés des chose : une encyclopédie au XIVe siècle. Introduction, mise en français moderne et notes par B. Ribémont, Paris, Stock, 1999.
[27] On notera les cinq éditions de Guy Marchant (1483-1493), un des éditeurs du Kalendrier. La danse macabre est une étape dans la représentation de la Mort insensible aux inégalités sociales, qui associe morts et vivants dans la joie et l’égalité, association que l’on retrouve dans l’imagerie des Paines qui ne dissocie aucun statut socialcontrairement aux autres témoignages qui distinguent puissants ou religieux, dans les représentations graphiques notamment par le costume qui n’a pas sa place dans les Paines ou la nudité est de mise.
[28] Leur production s’échelonne du XVe au XVIIIe siècles pour progressivement s’orienter vers le monde rural ; après la révolution sous le nom d’almanach des bergers, il s’adresse exclusivement aux agriculteurs et ne contient plus que des informations d’ordre calendaire, météorologique et agricole, tandis qu’en ville, divers almanachs font disparaître l’image pour se centrer sur les calendriers et les pronosticons.
[29] Voir M.-D. Leclerc, « Le calendrier des bergers, une singulière encyclopédie du XVe siècle », Histoire de L’imprimé ; La vie en Champagne, n°74, 2013.